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Croa­tie : l’his­toire poli­tique d’un jour­nal conci­liaire

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 95, pp. 57–62]

Peu avant le concile Vati­can II, le régime com­mu­niste you­go­slave avait inter­dit à l’Eglise catho­lique d’éditer des textes écrits en Croa­tie. Les fran­cis­cains de Zagreb, en accord avec l’évêque de cette même ville, Mgr Fran­jo Šeper, lan­cèrent tou­te­fois un bul­le­tin des­ti­né à rendre compte des tra­vaux conci­liaires, sous le nom de Glas Kon­ci­la (« La Voix du Concile »). Le pre­mier numé­ro parut le 4 octobre 1962. Les lec­teurs mon­trèrent immé­dia­te­ment leur inté­rêt pour ce tra­vail, mais celui-ci se heur­tait à des dif­fi­cul­tés tech­niques liées à l’impression. Une inter­ven­tion pres­sante de l’évêque de Zagreb obtint l’autorisation, à par­tir du 29 sep­tembre 1963, de faire impri­mer le bul­le­tin dans une impri­me­rie d’Etat. Le pou­voir com­mu­niste n’y voyait alors qu’une simple rela­tion des tra­vaux de l’assemblée conci­liaire. Glas Kon­ci­la por­tait d’ailleurs comme sous-titre : « Le nou­veau visage de l’Eglise ».
Fin 1963, le bul­le­tin prend le for­mat d’un jour­nal. Le pou­voir cherche alors à l’interdire, mais ne le peut pas, ne vou­lant pas prendre le risque d’un conflit avec l’épiscopat : car tous les évêques de You­go­sla­vie cau­tion­naient la publi­ca­tion par la seule pré­sence de leurs signa­tures dans ses colonnes. Le jour­nal, co-édi­té par les dio­cèses de Zagreb, Split, Sara­je­vo, Rije­ka et Zadar, parut ain­si toutes les deux semaines jusqu’à la fin de l’année 1984, avant de deve­nir heb­do­ma­daire. Offi­ciel­le­ment, il n’existait pas de cen­sure dans l’Etat com­mu­niste you­go­slave, mais le dan­ger que la publi­ca­tion soit inter­dite exis­tait bel et bien. Le motif en était l’abandon du pur ter­rain reli­gieux et ecclé­sias­tique et le fait de trai­ter de sujets rela­tifs à la situa­tion de la socié­té. Les rédac­teurs durent ain­si adop­ter un mode d’écriture spé­ci­fique, et inter­ca­lèrent sys­té­ma­ti­que­ment quelques cita­tions spi­ri­tuelles dans le cours de leurs textes. Même si un article abor­dait une ques­tion pure­ment morale ou ecclé­siale, il fal­lait l’enrober dans un style d’apparence dévote, dénué de tout com­men­taire plus cir­cons­tan­cié, sans quoi il ris­quait l’interdiction. La rai­son que les auto­ri­tés avan­çaient pour jus­ti­fier ce genre d’interdictions était simple : « Cela n’est pas de votre res­sort ». C’est ain­si que « Glas­nik sv. Antu­na » [Le mes­sa­ger de Saint Antoine], roman publié en feuille­ton dans Glas Kon­ci­la, sera inter­dit parce que le style dévot, seul accep­té par les cen­seurs com­mu­nistes, n’y était employé que dans sa par­tie bio­gra­phique.
Mais Glas Kon­ci­la est res­té la plu­part du temps fidèle à cette méthode « pieuse », et cela lui a per­mis de publier de nom­breux essais inté­res­sants écrits par des per­sonnes connais­sant de près la vie quo­ti­dienne des catho­liques croates. Ce fut le cas d’une jour­na­liste catho­lique, Smil­ja­na Ren­dic. Faute de trou­ver un tra­vail dans le reste de la presse you­go­slave, elle écri­vit dans Glas Kon­ci­la sur les évé­ne­ments mar­quants de la vie quo­ti­dienne dans l’Etat com­mu­niste, sans rien taire de la situa­tion poli­tique et sociale ambiante. Ses essais, très connus, seront publiés sous le pseu­do­nyme de « Berith » [Alliance, en hébreu], et ses articles ras­sem­blés dans des édi­tions spé­ciales sous les titres de Nous, ici et La Tente noire.
Rap­pe­lons qu’après la rup­ture avec Sta­line en 1948 — qui avait entraî­né le départ de nom­breux com­mu­nistes pour le camp de concen­tra­tion de Goli Otok (L’île chauve) —, la You­go­sla­vie a adop­té une voie par­ti­cu­lière. Le par­ti com­mu­niste a fait beau­coup d’efforts pour res­ter mar­xiste, révo­lu­tion­naire et répres­sif, mais en même temps il cher­chait à se pré­sen­ter aux yeux de l’opinion publique mon­diale comme un « Etat socia­liste démo­cra­tique ». Ce jeu double condui­sit le par­ti com­mu­niste à inté­grer dans la Consti­tu­tion cer­taines phrases garan­tis­sant la liber­té de pro­fes­ser la foi et cer­tains « droits de l’homme ». Dans la réa­li­té, la pra­tique quo­ti­dienne était tout autre. Cepen­dant, mal­gré l’énorme fos­sé creu­sé entre ce qui était écrit et la réa­li­té, un espace se libé­rait, lais­sant une place à cer­taines acti­vi­tés sociales, sans que celles-ci entrassent for­cé­ment en conflit avec la loi. Glas Kon­ci­la a pro­fi­té de cette liber­té d’action.
Par ailleurs, il faut éga­le­ment rap­pe­ler que le par­ti com­mu­niste you­go­slave n’a jamais ces­sé de pour­suivre la construc­tion d’une socié­té athée. Pour atteindre ses fins, il s’est ser­vi du sys­tème édu­ca­tif, de l’agitation poli­tique, de la culture et des médias qu’il contrô­lait. Les ensei­gnants et pro­fes­seurs, y com­pris ceux qui étaient membres du par­ti, n’ont jamais eu le droit de mon­trer exté­rieu­re­ment qu’ils étaient croyants. Aller à l’église aurait immé­dia­te­ment signi­fié la fin de leur car­rière. Pour éloi­gner les éco­liers du caté­chisme, les ensei­gnants com­mu­nistes pré­sen­taient la reli­gion comme quelque chose de rétro­grade ; au cours de leur sco­la­ri­té, les élèves devaient avoir enten­du par­ler du « mythe de Jésus » et avoir appris par cœur que la théo­rie de l’évolution démon­trait que Dieu n’existe pas.
Glas Kon­ci­la s’est oppo­sé à cet athéisme encou­ra­gé par l’Etat, évi­tant tou­te­fois d’entrer en conflit ouvert avec les auto­ri­tés com­mu­nistes. L’hebdomadaire sui­vait une méthode induc­tive, qui consis­tait à écrire des choses simples et com­pré­hen­sibles sur la per­fec­tion de la nature d’une manière telle que le lec­teur avi­sé pou­vait com­prendre de quoi il était vrai­ment ques­tion, c’est-à-dire du Créa­teur lui-même. Au tra­vers d’une rubrique inti­tu­lée « Nos entre­tiens », le jour­nal avait lan­cé un forum de dis­cus­sion avec ses lec­teurs. Une fois, cer­tains posèrent par exemple la ques­tion sui­vante : « Vous affir­mez que Dieu a tout créé, mais, alors, par qui a‑t-il donc été créé ? » Sui­vait une réponse de la rédac­tion en termes simples. Telle était la façon dont le jour­nal contre­car­rait la pro­pa­gande com­mu­niste. Une autre rubrique, « Pour vous, les enfants », appa­rut éga­le­ment afin de don­ner aux plus jeunes les réponses à leurs ques­tions. A par­tir de 1968, cette rubrique dis­pa­rut pour don­ner nais­sance au jour­nal MAK (« Le petit Concile »), dont le tirage men­suel a atteint 100 000 exem­plaires. C’était une arme extrê­me­ment effi­cace contre la pro­pa­gande athée, mais tou­jours sans entrer direc­te­ment en conflit avec les déten­teurs du pou­voir.
Glas Kon­ci­la lan­ça aus­si les « Olym­piades de la foi », aux­quelles les meilleurs élèves des écoles, plus de 10 000, par­ti­ci­pèrent, autour de thèmes de la Bible et de l’histoire de l’Eglise en Croa­tie. Ces Olym­piades se déroulent encore actuel­le­ment chaque année. Enfin, Glas Kon­ci­la a eu une grande impor­tance pour tous les fonc­tion­naires des écoles, de la san­té ou d’autres ins­ti­tu­tions publiques qui, pour cette rai­son, n’avaient pas le droit d’aller à la messe. Une rubrique leur était par­ti­cu­liè­re­ment des­ti­née, inti­tu­lée « Le Mes­sage biblique du dimanche ».
Au cours du temps, le jour­nal devint tou­jours plus har­di. On y écri­vait sur des évé­ne­ments concrets. Une fois, par exemple, on a évo­qué la perte de son poste par un pro­fes­seur jus­te­ment parce qu’il allait à la messe. Les médias contrô­lés par l’Etat ont réagi vigou­reu­se­ment, affir­mant que ce pro­fes­seur avait per­du son poste pour d’autres rai­sons, mais les gens croyaient plu­tôt la publi­ca­tion catho­lique — ce qui n’aida d’ailleurs pas par­ti­cu­liè­re­ment le pauvre homme.
Le père Živ­ko Kusic, qui fut long­temps le rédac­teur en chef de la publi­ca­tion, en moder­ni­sa la pré­sen­ta­tion, en par­ti­cu­lier avec une rubrique « La Lettre du curé de cam­pagne », signée « Dom Jure ». Sur un mode très humo­ris­tique, il y pré­sen­tait au lec­teur un dia­logue qui se dérou­lait dans un vil­lage entre le curé et le chef du par­ti. Les sujets abor­dés étaient des ques­tions sociales sérieuses, les attaques contre la reli­gion et l’Eglise, la répres­sion com­mu­niste, les droits liés à la nature humaine, etc. Ces lettres fic­tives étaient tel­le­ment bien écrites qu’il était impos­sible de les atta­quer. « Dom Jure » obtint ce qu’il vou­lait, puisque les membres du par­ti com­mu­niste ont fini, de fait, par dis­cu­ter avec lui. Il a écrit ain­si plus de mille lettres jusqu’à la chute du sys­tème com­mu­niste. A quatre reprises, Glas Kon­ci­la a été inter­dit de vente. La pre­mière fois, ce fut en 1970 (n. 4, 22 février), à cause d’un article sur le car­di­nal Ste­pi­nac. Cet article était en réa­li­té la tra­duc­tion d’un texte paru dans L’Osservatore roma­no à l’occasion du dixième anni­ver­saire de la mort du car­di­nal croate. A cette époque, la You­go­sla­vie avait rom­pu ses rela­tions diplo­ma­tiques avec le Saint-Siège. La rédac­tion pen­sait que le pou­voir pou­vait quand même sup­por­ter la pré­sence d’une opi­nion vati­cane sur le car­di­nal Ste­pi­nac, mais ce n’était pas le cas. Le car­di­nal Fran­jo Kuha­ric a défen­du de manière constante, avec cou­rage et hon­nê­te­té, la véri­té autour du car­di­nal Ste­pi­nac, qui fut ensuite béa­ti­fié en 1998 par Jean-Paul II. Mais Glas Kon­ci­la n’a jamais pu publier inté­gra­le­ment ses pro­pos, car cela aurait entraî­né à coup sûr une inter­dic­tion de publi­ca­tion. Le numé­ro 21 de Glas Kon­ci­la fut éga­le­ment inter­dit de publi­ca­tion au motif que le jour­nal avait cité le mar­tyr Polion de Vin­kov­ci. Au IIIe siècle, lors de son pro­cès, celui-ci avait décla­ré que pour les chré­tiens, les lois n’existent que si elles sont justes. L’auteur de l’article fut incul­pé. Libé­ré dans un pre­mier temps, il fut ensuite condam­né par un juge­ment de la Cour suprême à six mois de pri­son dont deux avec sur­sis, et à une inter­dic­tion de tra­vail d’une année. La publi­ca­tion a ensuite été inter­dite à d’autres reprises, en 1973, l’accusation offi­cielle étant qu’elle pro­vo­quait la « dété­rio­ra­tion des rela­tions avec les Etats voi­sins », bien qu’il se fût agi en l’occurrence d’une pure ques­tion de poli­tique interne. Mal­gré ces dif­fé­rentes mesures, Glas Kon­ci­la res­te­ra l’unique publi­ca­tion libre du pays, appa­rais­sant non seule­ment comme la voix de l’Eglise et des catho­liques, mais aus­si comme le témoin de la véri­té et d’une pen­sée libre envers l’Etat et le par­ti.
Glas Kon­ci­la a d’ailleurs béné­fi­cié de nom­breuses sym­pa­thies chez les non-croyants, parce que l’Eglise de Croa­tie com­bat­tait pour qu’une place soit lais­sée à la liber­té et repré­sen­tait ain­si un espoir pour tous. L’une de ses grandes réus­sites fut de redon­ner vie à l’antenne croate de l’organisation Cari­tas, celle-ci était offi­ciel­le­ment inter­dite et ses membres fai­saient l’objet de pour­suites et de condam­na­tions. Une rubrique « Qui est mon pro­chain ? » infor­mait les lec­teurs sur les per­sonnes qui étaient dans une situa­tion dif­fi­cile ou dans le besoin, puis fai­sait connaître le résul­tat de l’appel lan­cé, par exemple pour trou­ver un abri. Grâce à l’agence de presse catho­lique Kath­press et à Radio-Vati­can, qui lui trans­met­taient des infor­ma­tions, Glas Kon­ci­la four­nis­sait des indi­ca­tions sur les per­sé­cu­tions anti­chré­tiennes en Tché­co­slo­va­quie, ce qui per­met­tait aux lec­teurs de com­prendre que ce qu’ils consta­taient en matière de répres­sion pro­ve­nait du sys­tème lui-même. Et cela d’autant plus que les Croates comme tels souf­fraient du même sys­tème. Glas Kon­ci­la prit tou­jours soin de défendre la langue et l’identité natio­nale croates. La rubrique « Les nôtres loin de la patrie » contri­bua gran­de­ment à l’unité du peuple croate et, pour beau­coup de Croates de l’étranger, elle fut le seul lien qu’ils purent conser­ver avec leur patrie. Le plus grand tirage eut lieu à l’occasion de Noël 1969. Glas Kon­ci­la parut alors à 245 000 exem­plaires, contre 180 000 en temps ordi­naire. A ce moment-là, l’impression qu’une faille de liber­té était en train de s’agrandir irré­sis­ti­ble­ment se dif­fu­sait par­tout. Cette faille, c’était en l’espèce le jour­nal lui-même, qui dif­fu­sait le sen­ti­ment que le com­mu­nisme ne pou­vait pas durer éter­nel­le­ment.
Les cir­cons­tances poli­tiques ne le mon­trèrent tou­te­fois pas immé­dia­te­ment. La ten­ta­tive de libé­ra­tion de la dic­ta­ture com­mu­niste you­go­slave — le célèbre prin­temps croate des années 1970 — fut répri­mée et l’intelligentsia croate fut écar­tée de toutes les res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques et sociales. Le porte-parole de ce com­bat fut Hrvats­ki tjed­nik [L’Hebdomadaire croate], tan­dis que Glas Kon­ci­la main­te­nait sa ligne consis­tant à publier des textes tou­chant à des thèmes reli­gieux, ce qui lui per­mit d’être épar­gné.
L’une des actions les plus réus­sies que mena Glas Kon­ci­la fut l’organisation de fes­ti­vi­tés en l’honneur de treize siècles de chris­tia­nisme croate. Elles com­men­cèrent après l’échec du prin­temps croate, alors que toutes les ins­ti­tu­tions avaient pour ain­si dire été déca­pi­tées. Ces célé­bra­tions s’étalèrent sur plu­sieurs années. En 1979, à Zadar, ce furent plus de 300 000 per­sonnes qui par­ti­ci­pèrent à l’une de ces mani­fes­ta­tions, dont les com­mu­nistes cher­chèrent d’ailleurs à inter­dire le dérou­le­ment. Faute d’y par­ve­nir, Tito se ren­dit en per­sonne dans la ville peu avant la ren­contre, et lais­sa après lui l’armée pour en assu­rer l’encadrement. Le som­met de ce jubi­lé fut la Messe célé­brée en 1984 au sanc­tuaire marial de Maria Bis­tri­ca, qui ras­sem­bla plus de 400 000 fidèles. La Répu­blique socia­liste croate inter­dit aux bus d’effectuer le voyage vers le lieu de la célé­bra­tion, ce qui n’empêcha en rien sa tenue, qui devint ain­si le plus grand ras­sem­ble­ment catho­lique de l’histoire croate. Ces quelques années de fes­ti­vi­tés mon­trèrent que le com­mu­nisme n’était pas invul­né­rable et confir­mèrent l’espérance, qui jamais ne ces­sa par la suite, que le com­mu­nisme dis­pa­raî­trait tôt ou tard.
Dans les années 1980, lorsque la pro­pa­gande poli­tique com­men­ça à pré­pa­rer les esprits à l’intervention mili­taire contre la Croa­tie et la Ser­bie, Glas Kon­ci­la fut l’unique publi­ca­tion qui n’accepta pas le « silence croate ». Tous les autres jour­naux demeu­raient sous contrôle du par­ti et refu­sèrent en consé­quence de par­ler du dan­ger mon­tant. Glas Kon­ci­la se fai­sait l’écho atten­tif des évé­ne­ments de Pologne, en par­ti­cu­lier du com­bat du syn­di­cat Soli­dar­nos’ c , et pré­pa­rait ses lec­teurs à la dis­pa­ri­tion du com­mu­nisme. La chute du mur de Ber­lin et les évé­ne­ments de Tché­co­slo­va­quie, éga­le­ment régu­liè­re­ment réper­cu­tés par Glas Kon­ci­la, firent le reste. Et c’est ain­si que débu­ta le pro­ces­sus his­to­rique de reflux du com­mu­nisme en Croa­tie, qui se dérou­la alors sans que le sang ne coule.