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Les pre­miers chré­tiens et l’ordre poli­tique

[note : cet entre­tien a été publié dans le numé­ro 102 de catho­li­ca, pp. 9–19]

Confron­tés à un Empire per­sé­cu­teur, les pre­miers chré­tiens ont appré­hen­dé les ins­ti­tu­tions poli­tiques avec une conscience tra­gique, en refu­sant de se sou­mettre à un pou­voir qui, selon les termes de saint Augus­tin, pou­vait être assi­mi­lé à une « bande de bri­gands ». A leur égard, ils se sont regrou­pés sous la ban­nière de l’Eglise, pro­gres­si­ve­ment consi­dé­rée comme contre-ordre poli­tique, non qu’elle vise à sub­sti­tuer un régime poli­tique à un autre, mais parce que le témoi­gnage de la foi, y com­pris et sur­tout par le mar­tyre, était en lui-même poli­tique, selon l’interprétation d’Erik Peter­son, parce qu’il se dres­sait contre les pré­ten­tions de l’ordre poli­tique à une sou­ve­rai­ne­té illi­mi­tée. Mais on oublie sou­vent que s’il est qua­li­fié de bandes de bri­gands par saint Augus­tin, c’est que l’Empire est « sans la jus­tice ». Autre­ment dit, le rejet du poli­tique est dû au non-res­pect par les ins­ti­tu­tions de leur fina­li­té propre, non à un rejet du poli­tique en tant que tel. Une telle atti­tude aurait au demeu­rant été inex­pli­cable, au regard de la parole du Christ deman­dant de rendre à César ce qui lui revient, qui sup­pose bien qu’il existe une dette à l’égard de l’ordre poli­tique. Elle impli­que­rait éga­le­ment de mettre à l’écart l’Epître aux Romains (ch. 13), qui pres­crit l’obéissance aux auto­ri­tés parce que tout pou­voir leur vient de Dieu, obéis­sance qui est donc due en conscience et non seule­ment par crainte.
Il n’en reste pas moins que l’hostilité du monde païen à l’égard du chris­tia­nisme a pu pous­ser les chré­tiens à adop­ter une atti­tude cri­tique et dis­tante à l’égard de l’ordre poli­tique, et à recher­cher à faire du Royaume de Dieu une réa­li­té tout entière incar­née dans l’appartenance à l’Eglise comme com­mu­nau­té, non pas phy­si­que­ment mais spi­ri­tuel­le­ment sépa­rée d’un monde plon­gé dans le péché. Cette ten­dance, par­fai­te­ment com­pré­hen­sible dans un contexte de per­sé­cu­tion, tra­duit aus­si une réa­li­té pro­fonde : les chré­tiens ne sont pas du monde. Mais ils sont aus­si, selon le com­men­taire clas­sique de l’Epître à Dio­gnète, dans le monde. La dif­fi­cul­té de cette double posi­tion a pu don­ner lieu à des mou­ve­ments oppo­sés, dans les pre­miers siècles comme vers la fin du XXe siècle, soit d’insertion de plain pied dans un monde auquel il fal­lait s’ouvrir, voire se conver­tir, soit à l’inverse, éven­tuel­le­ment à cause de l’échec de l’optique pré­cé­dente, de retrait total du domaine poli­tique, en quelque sorte par peur d’une conta­mi­na­tion par le monde ou d’une absorp­tion défi­ni­tive par ce der­nier.
C’est à ces ques­tions, vues sous l’angle des trois pre­miers siècles chré­tiens, qu’est consa­cré le récent ouvrage de Gérard Guyon, pro­fes­seur d’histoire du droit à l’Université de Bor­deaux-IV, Le choix du Royaume. Il y évoque l’histoire des rela­tions entre les chré­tiens et l’ordre poli­tique dans les pre­miers siècles, à une époque où il semble pra­ti­que­ment dif­fi­cile de pen­ser des rela­tions har­mo­nieuses entre poli­tique et chris­tia­nisme.

CATHOLICA —Votre ouvrage évoque à titre prin­ci­pal les rap­ports que les chré­tiens des pre­miers siècles entre­te­naient avec les ins­ti­tu­tions poli­tiques, mais vous opé­rez régu­liè­re­ment des rap­pro­che­ments entre cette situa­tion et les débats contem­po­rains. Les périodes pré­sentent-elles pour autant des points de com­pa­rai­son ?
GÉRARD GUYON — La des­ti­na­tion de ce livre n’étant pas stric­te­ment uni­ver­si­taire, je ne vou­lais pas me can­ton­ner à cette période très éloi­gnée. Même si l’on s’intéresse aux ori­gines du chris­tia­nisme, elle reste en effet lar­ge­ment étran­gère au monde d’aujourd’hui. Mon inten­tion était donc d’établir moi-même des ponts. Je vou­lais le faire en uti­li­sant une grille d’analyse, cer­tains mots, des thèmes spé­ci­fiques, de manière à pou­voir les défi­nir sans don­ner prise à une éven­tuelle récu­pé­ra­tion.
En outre, les trois pre­miers siècles pré­sentent une ori­gi­na­li­té abso­lue et incon­tes­table. Il s’agit d’un ensemble doté d’une forte cohé­rence, tout d’abord chro­no­lo­gique, d’un siècle à l’autre. J’ai légè­re­ment dépas­sé la période car le début du IVe siècle, en par­ti­cu­lier l’amorce du tour­nant constan­ti­nien, consti­tue un évé­ne­ment abso­lu­ment neuf, dont la majo­ri­té des tra­vaux publiés à ce jour font une lec­ture trop idéo­lo­gique, voyant dans le sys­tème constan­ti­nien le père de toutes les dérives contem­po­raines, en par­ti­cu­lier des tota­li­ta­rismes modernes, mar­qués par une théo­lo­gie poli­tique. C’est le cas évi­dem­ment de Carl Schmitt, auquel s’oppose très jus­te­ment Erik Peter­son. Pour moi, au contraire, cette orga­ni­sa­tion étrange, qui se crée pen­dant les trois pre­miers siècles, pré­sente une ori­gi­na­li­té abso­lue, dont je n’ai pris conscience que par un lent tra­vail de mon esprit, com­men­cé au cours de dis­cus­sions avec Jacques Ellul dans les années 80. Il a pris forme dans un pre­mier article publié dans ses Mélanges. Nous par­lions des pre­miers siècles, aux­quels les catho­liques aujourd’hui et les pro­tes­tants depuis leur ori­gine se réfèrent comme une période pure des dérives et trans­for­ma­tions ulté­rieures. Alors même que je n’étais pas un spé­cia­liste de l’Antiquité, au sens strict, j’ai entre­pris d’étudier cette période, ne sachant d’ailleurs pas en quoi elle consis­tait véri­ta­ble­ment, car les trois pre­miers siècles n’avaient jamais été iso­lés. J’ai été confor­té dans cette approche par l’ouvrage de Roland Min­ne­rath, Les Chré­tiens et le monde (Gabal­da, 1973), alors pro­fes­seur à la facul­té de théo­lo­gie de Stras­bourg, qui avait tra­vaillé sur les deux pre­miers siècles. Celui-ci m’avait encou­ra­gé dans mes tra­vaux sur une période dont il per­ce­vait l’originalité sin­gu­lière, me recon­nais­sant une liber­té d’autant plus grande que je n’étais pas théo­lo­gien. Ma qua­li­té d’historien du droit et des idées poli­tiques me per­met­tait d’avoir une approche par­ti­cu­lière.
Dans le lent pro­ces­sus de la rédac­tion de ce livre, qui a pris la forme de publi­ca­tions de nom­breux articles et de com­mu­ni­ca­tions dans des col­loques, j’ai com­men­cé par la recon­nais­sance de cet élé­ment fon­da­teur que consti­tue l’eschatologie, le fait que les chré­tiens s’inscrivent dans un temps, dans un futur, qui n’est d’ailleurs nul­le­ment celui dans lequel l’on construit aujourd’hui le Royaume. Aujourd’hui, les théo­lo­giens parlent du « déjà, pas encore », il s’agit d’un temps que nous créons, d’une éter­ni­té dans laquelle nous sommes. Dans les pre­miers siècles, le Royaume est vrai­ment un Au-delà qui se situe dans un temps futur mais proche. Cette notion de temps escha­to­lo­gique enlève en défi­ni­tive aux choses humaines leur carac­tère réel, les réa­li­tés sociale, poli­tique, cultu­relle étant concer­nées au pre­mier chef. Cette prise de conscience a consti­tué pour moi un choc, en dépit de ma connais­sance des Evan­giles. Je n’avais pas plei­ne­ment sai­si la dimen­sion sociale, ins­ti­tu­tion­nelle, cultu­relle de ce phé­no­mène.
En par­ti­cu­lier, je n’avais pas pris conscience que les diverses com­mu­nau­tés chré­tiennes s’inscrivaient dans un nou­veau com­put his­to­rique, non comme dans un bloc intan­gible, mais dans une plu­ra­li­té d’approches, selon qu’elles habi­taient le monde grec ou le monde latin, avec une évo­lu­tion dans le temps. Com­men­çant par l’eschatologie, j’ai donc abou­ti à une grande diver­si­té de réponses, par­ta­geant néan­moins cette concep­tion fon­da­men­tale tra­duite par une phrase de Michel Vil­ley qui figure dans ses Car­nets : « L’homme est donc au-des­sus de tout ordre per­çu par notre intel­li­gence, citoyen de la cité de Dieu qui n’a pas d’ordre juri­dique. Et les ordres juri­diques sont de pauvres et fra­giles pro­duits his­to­riques, amé­na­ge­ment de gîtes d’une nuit à tra­vers la route ». Nous sommes dans une cara­vane, en route vers un terme que nous connais­sons mais dont nous ne savons pas quand il inter­vien­dra. Nous ne pou­vons pas faire autre­ment que de nous ins­crire dans le pro­vi­soire, et même dans le pro­vi­soire ins­ti­tu­tion­nel le plus fort. Le sys­tème poli­tique lui-même, les grandes ins­ti­tu­tions de la socié­té sont ain­si sans valeur.
Les chré­tiens des pre­miers siècles, prin­ci­pa­le­ment à cause des per­sé­cu­tions, consi­dé­re­raient donc que le poli­tique leur est étran­ger ?
Le poli­tique leur est plus qu’étranger, il est néfaste — au sens reli­gieux tra­di­tion­nel du monde antique. Leur dis­tance vis-à-vis du poli­tique découle de la concep­tion du temps, mais s’appuie éga­le­ment sur cette convic­tion que le poli­tique est mau­vais.
Je ne suis pas cer­tain que les per­sé­cu­tions consti­tuent le point de départ de cette approche, qui se fonde davan­tage sur l’idée qu’il ne peut rien y avoir en dehors de la sei­gneu­rie de Dieu. Les per­sé­cu­tions réac­tivent et ren­forcent cette idée ; le pou­voir est alors per­çu comme malé­fique. Il est le résul­tat de l’orgueil de l’homme. Le point de départ reste la vision de royau­tés humaines intrin­sè­que­ment mau­vaises, contre-créa­tions ne ser­vant à rien.

Au vu de la concep­tion de la poli­tique chez Aris­tote, et de la théo­lo­gie chré­tienne d’après le IVe siècle, la période que vous étu­diez semble consti­tuer une paren­thèse tem­po­relle, fai­sant abs­trac­tion des com­mu­nau­tés humaines, notam­ment de la com­mu­nau­té poli­tique, en tant qu’elles sont néces­saires à l’existence même de l’homme, au pro­fit de la seule com­mu­nau­té valable, la com­mu­nau­té reli­gieuse.
Les com­mu­nau­tés chré­tiennes ne se posent pas la ques­tion de cette façon. Elles s’inscrivent dans le pro­vi­soire et les choses humaines ne sont pas d’une nature suf­fi­sam­ment consti­tuée et forte puisque le futur du Royaume est proche, cette parou­sie, qui enlève toute légi­ti­mi­té aux choses humaines. Dans le temps court qui reste, les cha­rismes expriment à eux seuls la forme et la légi­ti­mi­té du pou­voir, dans l’Eglise elle-même.
En allant au bout du rai­son­ne­ment et en syn­thé­ti­sant, on rem­place la com­mu­nau­té poli­tique par la com­mu­nau­té des saints.
Pen­dant long­temps, les chré­tiens mani­festent un cer­tain exclu­si­visme envers les non-chré­tiens, avec les­quels le petit noyau des chré­tiens, les saints, n’a pas à com­po­ser. Cette vision des choses s’insère d’ailleurs davan­tage dans un héri­tage juif que dans un héri­tage grec, que l’on peut être por­té à rendre trop pré­gnant à cette période. Phi­lo­so­phi­que­ment, les trois pre­miers siècles consti­tue­raient la période la moins grecque de ce point de vue. Mes recherches m’ont ain­si conduit à prendre conscience d’une cer­taine filia­tion juive, en par­ti­cu­lier dans l’héritage apo­ca­lyp­tique, mais aus­si dans l’idée d’un genre chré­tien spé­ci­fique,  consi­dé­ré comme le troi­sième genre. Les grandes construc­tions aris­to­té­li­ciennes dont nous vivons aujourd’hui ne me semblent pas s’appliquer ici par­fai­te­ment et je n’y accorde pas une grande impor­tance dans mon ouvrage, tant dans l’étude de la période que dans mes pro­jec­tions dans le contem­po­rain.

Le moment constan­ti­nien, que vous évo­quez à la fin de votre ouvrage, est sou­vent pré­sen­té comme une paren­thèse, ouverte par Constan­tin et refer­mée à la Révo­lu­tion fran­çaise. Nous serions ain­si aujourd’hui dans une période simi­laire à celle des trois pre­miers siècles, mar­quée par l’hostilité a prio­ri de la poli­tique à l’égard du chris­tia­nisme. La prise en compte de la fonc­tion spé­ci­fique du poli­tique, au sens ulté­rieu­re­ment rap­pe­lé par saint Tho­mas d’Aquin par exemple, n’est-elle pas pour­tant appa­rue à cette période ?
J’ai conçu cette fin comme un débor­de­ment des eaux qui allait se tra­duire par un fleuve majes­tueux dans la suite de l’histoire. Après mûre réflexion, il m’a sem­blé néces­saire de l’inclure dans le cadre d’un pro­lon­ge­ment allant jusqu’à une réflexion contem­po­raine, mais j’ai sou­hai­té en limi­ter la por­tée. Deux élé­ments m’ont paru inté­res­sants. En pre­mier lieu, ce que l’on a appe­lé la conver­sion de Constan­tin com­porte une part d’inexplicable. Aujourd’hui, nous savons que Constan­tin, qu’il se soit conver­ti ou non, a consi­dé­ré que face à la déli­ques­cence des autres reli­gions tra­di­tion­nelles qui sou­te­naient la légi­ti­mi­té du régime impé­rial, seul le chris­tia­nisme per­met­tait au pou­voir romain de sur­vivre. Mais ce n’est pas le point le plus impor­tant.
En second lieu, on assiste à la construc­tion d’un pou­voir et d’une légi­ti­mi­té d’un type tota­le­ment dif­fé­rent de leurs équi­va­lents dans le pas­sé. La construc­tion romaine du pou­voir au cours des siècles a abou­ti à une réa­li­té forte, avec la majes­té impé­riale pro­té­gée par des lois, la concep­tion de l’empereur ins­ti­tué maître abso­lu, deve­nu une sorte de dieu, ce qui expli­quait l’animosité des chré­tiens à son égard. Il s’agissait d’une puis­sante machine idéo­lo­gique, dirions-nous aujourd’hui. Avec le chris­tia­nisme, cet uni­vers est aban­don­né. A mon sens, nous avons trop insis­té sur le fait que le chris­tia­nisme aurait appor­té une nou­velle légi­ti­mi­té à l’antique puis­sance impé­riale, en lui assu­rant une conti­nui­té, par le tru­che­ment d’une sub­sti­tu­tion de reli­gions. Car ce qui est essen­tiel, c’est que le conte­nu a radi­ca­le­ment chan­gé. L’empereur n’est plus un empe­reur, il n’est plus cette sorte de demi-dieu, qua­si deus, divi­ni­sé après sa mort, mais qui ne ren­dait de comptes à per­sonne. Doré­na­vant, il doit tout. Les royau­tés ulté­rieures pro­lon­ge­ront cette idée avec la concep­tion minis­té­rielle de l’autorité, le roi comme vicaire, etc. Le chan­ge­ment essen­tiel réside dans la trans­for­ma­tion du monarque en un comp­table des choses humaines devant Dieu. Cette nou­veau­té appa­raît par­fois comme une sur­lé­gi­ti­ma­tion du pou­voir, le sou­ve­rain était le vicaire de Dieu, char­gé d’agir à sa place sur la terre, mais cette per­cep­tion me semble consti­tuer un débor­de­ment, une dérive. Le monarque est avant tout comp­table du salut de ses sujets. Il en est res­pon­sable et sera jugé là-des­sus. Dans le droit pénal, c’est une don­née très impor­tante que la misé­ri­corde, la grâce royale. De manière élar­gie, le poli­tique, les magis­tra­tures, les juges seront jugés. Cette nou­veau­té radi­cale n’a pas été suf­fi­sam­ment prise en compte. Je revien­drai d’ailleurs sur ce point dans un pro­chain ouvrage sur l’histoire de la jus­tice.

S’agissant des méthodes employées par les pre­miers chré­tiens, vous évo­quez la reli­gion chré­tienne comme ins­tance cri­tique du pou­voir, idée lar­ge­ment déve­lop­pée aujourd’hui, non sans ambi­guï­té. Dans les trois pre­miers siècles, les chré­tiens se trouvent face à un pou­voir fon­da­men­ta­le­ment hos­tile, dont ils ne contestent pour­tant pas la légi­ti­mi­té.
Il convient de bien mesu­rer la nature de cette hos­ti­li­té, qui repose de manière cen­trale sur la pré­ten­tion du pou­voir romain à l’éternité. La Rome éter­nelle consti­tue un modèle d’une durée par­ti­cu­liè­re­ment longue, dans lequel le pou­voir poli­tique œuvrait pour s’installer dans un conti­nuum sans fin, pré­ten­dant avec beau­coup d’orgueil construire l’organisation poli­tique la plus ache­vée qui soit. Cette pré­ten­tion se heurte à la concep­tion des chré­tiens, et sur un plan uni­ver­sel qui nous inter­pelle aujourd’hui et devrait nous éclai­rer.
Un juge­ment d’incompatibilité radi­cale entre le poli­tique et le chris­tia­nisme est donc por­té. Mais ce juge­ment équi­vaut en réa­li­té à un non-juge­ment sur la légi­ti­mi­té du poli­tique puisque les chré­tiens ne rai­sonnent pas dans ces termes. Les chré­tiens ne se posent pas la ques­tion car ils sont ailleurs, se situent sur un autre plan.
Ils ne se posent la ques­tion qu’au moment des per­sé­cu­tions, se deman­dant si les magis­trats sont légi­times pour faire ce qu’ils font.

Pour­tant, cette pos­ture d’instance cri­tique ne peut plus être adop­tée dans la période post-constan­ti­nienne, dans la mesure où le pou­voir peut dif­fi­ci­le­ment être consi­dé­ré comme illé­gi­time. Le mode chré­tien de pen­ser le poli­tique a‑t-il alors réel­le­ment chan­gé ?
Le pro­blème de l’obéissance, de l’acquiescement à un pou­voir se trouve posé d’une façon qui paraît claire dans l’Epître aux Romains, mais dont les pre­miers com­men­ta­teurs vont sou­li­gner, dès le IIe siècle, les dif­fi­cul­tés d’interprétation. La ques­tion sera au cœur des débats sous Constan­tin. En effet, il ne faut pas s’imaginer que toutes les déci­sions de cet empe­reur seront accep­tées parce que éma­nant d’un pou­voir chré­tien ou en voie de chris­tia­ni­sa­tion. Il s’agit d’une ques­tion de rap­port à la loi. Les pre­miers chré­tiens ne se situent pas par rap­port à la loi de l’Etat, mais par rap­port à la loi de l’Evangile. L’Evangile contient peu de règles, mais est por­teur d’exigences en quelque sorte abso­lues. Ce rap­port à l’Evangile est pre­mier et immé­diat. Dans un pre­mier stade, les chré­tiens sont tour­nés vers l’Evangile, lui obéissent, la loi de l’Evangile s’impose sans inter­mé­diaire.
Puis, au fur et à mesure que les com­mu­nau­tés chré­tiennes se consti­tuent, une série d’organisations, d’institutions, de règles appa­raissent, que l’on pour­rait pla­cer sous le signe d’une dis­ci­pline d’église. Les chré­tiens, tout en conti­nuant à se réfé­rer à la Loi de l’Evangile, se trouvent confron­tés à des règles reli­gieuses de plus en plus humaines, qui empruntent beau­coup au droit romain. Ce stade inter­mé­diaire consti­tue un sas. Il change la nature de la réfé­rence à la loi, assu­rant d’une cer­taine manière la tran­si­tion avec la loi nou­velle du poli­tique.
Les chré­tiens ont enfin pris conscience qu’ils ne pou­vaient pas vivre dura­ble­ment et uni­que­ment sous la simple loi de l’Evangile, car elle ne conte­nait pas assez de pré­ceptes immé­dia­te­ment uti­li­sables pour une exis­tence quo­ti­dienne s’installant dans la durée, non seule­ment indi­vi­duel­le­ment, mais éga­le­ment et sur­tout com­mu­nau­tai­re­ment. Dans cette his­toire pro­gres­sive, on observe une com­bi­nai­son de choses divines et humaines, dont le poli­tique se nour­ri­ra et à par­tir duquel il se construi­ra. La consti­tu­tion de l’Eglise appa­raît à cet égard comme un stade indis­pen­sable. Dans la for­ma­tion de la conscience chré­tienne, ce quant-à-soi inté­rieur, cette ins­tance de résis­tance n’aurait pas pu être durable et effi­cace sans cet espace de construc­tion nor­ma­tif, si hési­tant et com­plexe qu’il soit à ses débuts. L’Eglise, ce modèle, cette construc­tion humaine et divine, est abso­lu­ment indis­pen­sable. Elle est l’instance de réfé­rence, au plan indi­vi­duel et col­lec­tif. L’hérésie part de là.

Les ins­ti­tu­tions de l’Eglise joue­raient donc un rôle impor­tant dans l’atténuation de la défiance à l’égard du pou­voir poli­tique, dans la mesure où les chré­tiens s’habituent pro­gres­si­ve­ment à ne pas être une ins­tance cri­tique par rap­port à l’autorité tem­po­relle de l’Eglise.
Dans la construc­tion de cette ins­tance cri­tique, cer­tains seront dési­gnés comme garants de la légi­ti­mi­té et de la véra­ci­té de l’instance. Même s’ils prennent appui sur les Pères de l’Eglise ou des auteurs chré­tiens, les évêques seront char­gés de gui­der, d’être des juges, des apôtres pour les fidèles de plus en plus nom­breux. Ils auront la fonc­tion de faire émer­ger et de consti­tuer des ins­tances suf­fi­sam­ment fortes pour que la conscience poli­tique chré­tienne ait une effi­ca­ci­té. Il n’est pas pos­sible de fon­der cette effi­ca­ci­té sur une résis­tance inté­rieure pure­ment indi­vi­duelle. Au début de la période constan­ti­nienne, l’épiscopat est ain­si un lieu de résis­tance et de rap­pel à l’ordre, à la loi évan­gé­lique en par­ti­cu­lier, pour l’instance poli­tique. La pri­mau­té pon­ti­fi­cale l’illustre tout par­ti­cu­liè­re­ment, et bien plus tôt qu’on ne le pense géné­ra­le­ment.

Dans le post-constan­ti­nisme, à par­tir du moment où une cer­taine har­mo­nie règne entre Eglise et pou­voir poli­tique et où la fonc­tion cri­tique est assu­mée par la hié­rar­chie, elle serait donc en quelque sorte aban­don­née, per­due de vue par le peuple chré­tien.
L’harmonie doit être pla­cée au plus haut niveau ; cer­tains par­le­raient de sym­biose ou de syn­chro­nie. La légi­ti­mi­té de l’architecture du pou­voir, de l’instance poli­tique, cherche à se consti­tuer en har­mo­nie avec les exi­gences de la foi. Pour autant, les dis­har­mo­nies dans les résul­tats sont constantes. Il en fut de même pour les rois très-chré­tiens, dont l’action poli­tique put être cri­ti­quée par l’instance reli­gieuse, alors même que celle-ci occu­pait une place de conseil. La période constan­ti­nienne inau­gure une cer­taine proxi­mi­té des deux pou­voirs. Les conseillers des princes et empe­reurs étaient ain­si des clercs, qui occu­paient éga­le­ment une fonc­tion de cri­tique et de rap­pel à l’ordre, par­fois extrê­me­ment sévères.

Cette fonc­tion appar­tient à la hié­rar­chie et non à la com­mu­nau­té chré­tienne.
A cet égard, le livre pré­sente peut-être une ambi­guï­té. La construc­tion de la citoyen­ne­té chré­tienne que j’évoque est fort éloi­gnée de la ver­sion démo­cra­tique actuelle, carac­té­ri­sée par l’émergence d’un citoyen doté de droits et de capa­ci­tés d’intervention comme le vote. Elle ren­voie davan­tage à un phé­no­mène plus glo­bal et pro­gres­sif, qui cor­res­pond à l’émergence d’une cer­taine per­son­na­li­té chré­tienne, pre­nant des formes com­mu­nau­taires, par l’intermédiaire d’instances non issues d’une délé­ga­tion popu­laire au sens moderne. Pour autant, cette période ini­tiale du chris­tia­nisme voit l’apparition d’un cer­tain nombre d’éléments favo­ri­sant la for­ma­tion de la conscience humaine, qui s’apparente à la notion de citoyen­ne­té, com­prise comme l’attention de l’être humain vis-à-vis du poli­tique, pour un cer­tain nombre tout du moins. J’attache une grande impor­tance à la concep­tion de la conscience comme un nou­veau lieu. De sur­croît, cette his­toire abou­tit pour l’Occident à une fabri­ca­tion de la conscience indi­vi­duelle et à l’émergence de l’individu. Pour cer­tains his­to­riens, dont je par­tage l’opinion, l’Occident a été le lieu de l’émergence la plus pré­coce de la conscience indi­vi­duelle, ne serait-ce que par le biais d’une culpa­bi­li­té dans la démarche de confes­sion, qui implique une réflexion sur soi, sur les fautes indi­vi­duelles, comme sur la par­ti­ci­pa­tion au péché de la com­mu­nau­té. Une inven­tion chré­tienne. Le droit pénal occi­den­tal en est un héri­tier direct.

Pou­vez-vous reve­nir sur l’actualité de l’une des ten­ta­tions des pre­mières com­mu­nau­tés chré­tiennes, consis­tant à vivre un « apar­theid volon­taire » ?
Cette ques­tion rejoint les vifs débats actuels sur le com­mu­nau­ta­risme, dont j’aurais ten­dance à rela­ti­vi­ser l’importance. A l’heure actuelle, il me semble plus judi­cieux de pri­vi­lé­gier le col­lec­tif. Nous ne devons pas d’abord — sauf choix monas­tique évi­dem­ment — nous réfu­gier hors de la socié­té. Et si nous le fai­sons, notre refuge doit d’abord être un refus de l’inconscience au pro­fit d’une atti­tude sou­cieuse d’avoir une pleine connais­sance de la noci­vi­té de nos uni­vers poli­tiques, sociaux, éco­no­miques. Le refuge per­met de s’établir dans une liber­té inté­rieure. Tou­te­fois, cette atti­tude ne doit pas débou­cher sur la fuite. Où d’ailleurs irait-on fuir ? Les pre­miers chré­tiens ont certes ima­gi­né de fuir le monde romain, qui en défi­ni­tive n’était pas réel­le­ment uni­ver­sel. En revanche, l’universalité et le monde glo­bal sont aujourd’hui réels. Il n’existe plus de lieux refuges et je suis de ceux qui le regrettent. J’ai tou­jours pen­sé que le cri­mi­nel avait droit à un lieu de refuge ; la notion d’asile m’apparaît ain­si essen­tielle à notre liber­té, parce que nos juge­ments ne sont que des juge­ments humains, sou­vent dic­tés par des cir­cons­tances ; le pécheur aujourd’hui ne l’est peut-être pas aux yeux de Dieu et même par­fois aux yeux de l’histoire des hommes.
Plu­tôt que de cher­cher refuge dans des com­mu­nau­ta­rismes exclu­sifs, il importe de pri­vi­lé­gier ce qui nous ras­semble, au sens le plus fort et le plus com­plet pos­sible. Cepen­dant, les petits com­mu­nau­ta­rismes, non pas au sens poli­tique du terme, mais à l’instar des asso­cia­tions, ins­tances de débat, voire com­mu­nau­tés de vie, me semblent béné­fiques, s’ils n’occupent pas la place du poli­tique dans son ensemble. Une réduc­tion dom­ma­geable s’ensuivrait, laquelle ne pour­rait d’ailleurs se révé­ler légi­time que dans le cas de per­sé­cu­tions met­tant en dan­ger la vie humaine des membres. N’oublions pas que même dans les pre­miers siècles, les chré­tiens n’ont jamais recher­ché la des­truc­tion de leurs com­mu­nau­tés en demeu­rant dans un uni­vers qui les per­sé­cu­tait, sous pré­texte de mou­rir en mar­tyrs. Ils ont essayé de se pro­té­ger en recher­chant le com­pro­mis, sans lequel on ne vit pas. Saint Cyprien a ain­si fui son église, jugeant plus utile de res­ter en vie, ce qui ne l’a pas empê­ché d’y reve­nir et de mou­rir en mar­tyr.
Tou­te­fois, l’élaboration de sys­tèmes humains déta­chés de tout poli­ti­que­ment, de manière consti­tu­tive et durable, ne me semble ni bonne, ni pos­sible. Il est néces­saire de pro­cé­der par étapes suc­ces­sives, jusqu’à un der­nier seuil infran­chis­sable, le pre­mier cor­res­pon­dant à la liber­té de la conscience. La construc­tion de cette conscience est déjà extrê­me­ment dif­fi­cile, impli­quant le refus de la culture, des loi­sirs, de tout ce qui dis­perse l’esprit et gri­gnote petit à petit toutes nos forces de résis­tance, dont on apprend avec l’âge qu’elles sont fort limi­tées. Il est néces­saire de se pro­té­ger et en par­ti­cu­lier de pro­té­ger les plus jeunes, à tra­vers des ins­tances de pro­tec­tion, la plus puis­sante et la plus natu­relle étant la famille. A ce sujet, les pre­mières com­mu­nau­tés chré­tiennes étaient de grandes familles, des com­mu­nau­tés de familles, avec une dimen­sion pro­tec­trice, mais néan­moins ouvertes sur l’extérieur, sans quoi il n’est pas pos­sible de vivre, ne serait-ce que s’agissant des besoins élé­men­taires comme l’alimentation.
La réponse me semble devoir être celle que les chré­tiens ont fina­le­ment adop­tée, peut-être par stra­té­gie, dans la conco­mi­tance, la coexis­tence de ceux qui refusent et de ceux qui se com­pro­mettent. Les limites du refus et du com­pro­mis sont natu­rel­le­ment au cœur de la réflexion, mais l’on s’aperçoit qu’elles changent peu au cours de l’histoire. Un refus abso­lu doit ain­si être oppo­sé à cer­taines dérives, qui condui­raient à des fautes trop graves, comme l’illustre clai­re­ment la notion de « struc­tures de péché », dans les­quelles il est impos­sible de s’inscrire. Il ne s’agit pas pour autant d’un com­mu­nau­ta­risme quel­conque.
Ce rejet glo­bal du com­mu­nau­ta­risme laisse cepen­dant sub­sis­ter des lieux néces­saires à la sur­vie, mais aus­si à l’expression et à la com­mu­ni­ca­tion de la liber­té acquise inté­rieu­re­ment par la conscience. A l’inverse, enfer­mée dans un cadre exclu­sif, la conscience risque de se figer et de s’appauvrir, car elle se nour­rit éga­le­ment d’apports exté­rieurs. Nous avons besoin d’échanges humains. Les pre­miers chré­tiens ont inten­sé­ment vécu cet échange, avec l’aide de la Pro­vi­dence, comme je l’indique au début de mon ouvrage. J’ai d’emblée pré­ci­sé que je ne pour­rais pas la juger, mais que celle-ci avait fait son œuvre et elle conti­nue de la faire.
Nous devons nous ins­crire dans cet aban­don à la Pro­vi­dence, mais aus­si dans ce tra­vail qui doit être le nôtre, loin de la construc­tion de murs qui nous iso­le­raient com­plè­te­ment.