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Le rite désa­cra­li­sé

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 78, pp. 44–54]

Il est com­mun de consta­ter que le sacré se perd ou s’est per­du, à la satis­fac­tion des uns et à la déso­la­tion des autres. Il se trouve des théo­lo­giens pour faire cho­rus avec les par­ti­sans de la moder­ni­té, cette moder­ni­té qui se carac­té­rise, selon les­dits par­ti­sans, par son affran­chis­se­ment du sacré, enten­du comme un uni­vers de ritua­lisme et de patriar­cat, donc païen ou, à la rigueur, paléo-judaïque, en tout cas ni chré­tien ni moderne (c’est à dire ni post-chré­tien selon cer­tains, ni néo-chré­tien selon d’autres).
Dans un livre de publi­ca­tion récente, David Tore­vell (Hope Uni­ver­si­ty, Liver­pool) ne se réjouit nul­le­ment de la perte du sacré consi­dé­ré dans le domaine par­ti­cu­lier de la litur­gie ((. . David Tore­vell, Losing the Sacred : Ritual, moder­ni­ty and litur­gi­cal reform, T&T Cark, Edim­burg, 2001.)) . Il se penche sur le culte de l’Eglise catho­lique dans son rite latin, celui qui a été retra­vaillé expli­ci­te­ment par le Concile de Vati­can II (décret Sacro­sanc­tum Conci­lium) et mène l’enquête auprès d’un grand nombre d’auteurs, géné­ra­le­ment anglo-saxons, pour éva­luer la réforme litur­gique en la situant par rap­port à toute une évo­lu­tion his­to­rique. Cette enquête se révèle par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieuse et nous per­met de tirer nos conclu­sions en toute liber­té, indé­pen­dam­ment de celles de l’auteur lui-même qui s’en tient, ou affirme s’en tenir, au vœu qu’à l’avenir la litur­gie rende sa place au corps et se dégage du didac­tisme (si ce mot peut résu­mer per­ti­nem­ment le diag­nos­tic de M. Tore­vell) où elle s’est enfer­mée. Si elle s’est ain­si déna­tu­rée, c’est au terme d’une longue évo­lu­tion de la culture occi­den­tale, où le sujet s’est mis à occu­per le devant de la scène, à être la norme phi­lo­so­phique et spi­ri­tuelle. Phé­no­mène conco­mi­tant avec la Réforme, qui par­ti­cipe for­te­ment de la nou­velle men­ta­li­té (« culture »), tan­dis que la réponse catho­lique que les his­to­riens appellent la Contre-Réforme n’a pas été sans entrer à son tour dans le pro­ces­sus de mise à plat concep­tuelle contem­po­rain de l’essor du livre impri­mé, quoique cela ait été occul­té en par­tie par le main­tien for­mel du rite et une insis­tance sur la rubrique (indi­ca­tion obli­ga­toire figu­rant en rouge le long de l’ordinaire de la messe). Le sub­jec­ti­visme a beau s’opposer à la rai­son, l’avènement de la sub­jec­ti­vi­té n’en creu­se­ra pas moins le lit du ratio­na­lisme car c’est la pen­sée de l’individu qui se met à moti­ver son com­por­te­ment, et non plus la tra­di­tion reçue dans un corps social duquel on se sent com­plè­te­ment par­tie pre­nante. Le sujet veut com­prendre ce qu’il fait et dit pour être à même d’en rendre compte en détail à l’instance de ses conscience et rai­son propres. Au Moyen-Âge, c’était le com­por­te­ment du corps social qui tra­çait la norme du com­por­te­ment de cha­cun. La culture moderne s’est éri­gée en indi­vi­dua­lisme. D’autre part, on est pas­sé du corps à l’intellect. Cela peut s’observer dans le domaine pénal. Les ana­lyses de Michel Fou­cault sont appe­lées en ren­fort : jadis, le châ­ti­ment du condam­né était la mise à mort spec­ta­cu­laire du corps. A l’époque moderne, le châ­ti­ment laisse la place à la patho­lo­gie par la cri­mi­no­lo­gie. La pri­son doit per­mettre au délin­quant de faire son exa­men de conscience et, si pos­sible, de rejoindre la norme géné­rale (laquelle, remar­quons-le en pas­sant, ne sera plus la loi en tant que don­née d’en haut mais de plus en plus la « volon­té géné­rale »). Le sub­jec­ti­visme, loin de don­ner la liber­té, est en fait le récep­tacle de la norme col­lec­tive. La socié­té en vient à exer­cer une sur­veillance uni­ver­selle sur les indi­vi­dus et sur leur vie inté­rieure afin de véri­fier leur nor­ma­li­té. Ain­si le sujet moderne, de sujet (actif) qu’il se veut de sa liber­té, devient sujet (pas­sif) du pou­voir, pou­voir qui a un œil mais pas de corps, car il n’appartient pas à une auto­ri­té située dans une per­sonne en res­pon­sa­bi­li­té par rap­port à laquelle on situe­rait sa propre res­pon­sa­bi­li­té, c’est-à-dire un roi qui répon­drait de lui et de tous, auprès de qui on atten­drait réponse (ver­dict), devant qui on aurait à répondre de ses actes.
Un monde de dis­cours devient donc un monde où la per­sonne est sou­mise à l’emprise du pou­voir ano­nyme et tota­li­taire exer­cé sur la col­lec­ti­vi­té et par la col­lec­ti­vi­té et qui s’intériorise dans l’âme. Il n’est que d’observer le cas des régimes de pro­pa­gande tota­li­taire. Si le dis­cours devient ain­si l’instrument de l’oppression et de l’aliénation, que pen­ser de ces litur­gies où les fidèles doivent subir un « ensei­gne­ment » et des « expli­ca­tions » à jet conti­nu ? Qui subit lui-même un lavage de cer­veau plus ou moins per­ma­nent n’a de cesse qu’il ne le fasse subir aux autres dès lors qu’il a un micro, une chaire ou une tri­bune. M. Tore­vell ne va pas jusque-là, mais on doit être aver­ti des dérives plus ou moins accen­tuées, plus ou moins graves, qui jadis étaient limi­tées au « ser­mon » (pen­dant lequel il était loi­sible de « débran­cher l’écouteur ») et qui de nos jours tendent à enva­hir toute la litur­gie à grand ren­fort de moni­tions, invi­ta­tions, expli­ca­tions, inten­tions de prière ain­si que toutes formes de « créa­ti­vi­té » (sou­vent imi­tée de ce qui se fait à la télé­vi­sion — voir les ani­ma­teurs et leur micro emblé­ma­tique). Toutes ces choses reposent sur l’intention de rendre la litur­gie plus « par­ti­ci­pa­tive », de rendre les fidèles plus atten­tifs à ce qui se passe, de faire que prêtre et fidèles soient tota­le­ment « enga­gés » dans l’action litur­gique. En ce sens, elles sont par­fois res­pec­tables, mais elles reposent sur un mal­en­ten­du au sujet de la nature de la litur­gie, du mode de pré­sence et donc de « par­ti­ci­pa­tion » que requiert l’action litur­gique. Car la litur­gie est action.

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Dans la fou­lée de l’enquête de notre auteur, il nous semble que bien avant la réforme post-conci­liaire du rite romain ce rite n’était plus vécu vrai­ment comme il doit l’être : à preuve l’importance de plus en plus grande don­née à la médi­ta­tion per­son­nelle (et indi­vi­duelle), à l’« action de grâces » après la com­mu­nion, à un type de recueille­ment plus réflexif que conforme aux lois de la médi­ta­tion pro­pre­ment dite, et tout ce que l’on incul­quait volon­tiers aux petits caté­chi­sés pour qu’ils n’aient pas lieu de « s’ennuyer », à l’aide des prières lues dans le parois­sien et de can­tiques assor­tis d’introductions appro­priées faites par l’animateur avant la lettre en sui­vant les étapes du dérou­le­ment de la sainte messe que ces can­tiques étaient cen­sés com­men­ter. Les can­tiques (qui sont sou­vent un ensei­gne­ment mis en musique pour une meilleure mémo­ri­sa­tion) et les « silences » sont deve­nus par­tie inté­grante du rite latin réfor­mé, alors qu’ils n’ont pas de rai­son d’être dans la litur­gie elle-même mais, les can­tiques, dans une pro­ces­sion, une mis­sion dans les cam­pagnes, et le silence dans la médi­ta­tion soli­taire (l’action litur­gique devant s’enchaîner sans inter­rup­tion et le silence appa­rent de l’ancien canon eucha­ris­tique étant occu­pé en fait par la ges­tuelle du célé­brant qui relaie la voix). Le rite, en pra­tique, deve­nait de plus en plus une super­po­si­tion de deux concep­tions, l’une rituelle et médié­vale, l’autre didac­tique et moderne. La réforme des années soixante a sim­ple­ment fait triom­pher la concep­tion qui s’était déjà sub­sti­tuée dans les habi­tudes de beau­coup à celle qui jus­ti­fie le main­tien du rite. Si le rite n’a pas été main­te­nu, c’est que, non­obs­tant l’œuvre de dom Gué­ran­ger dont le génie avait réus­si la gageure de retrem­per le culte à ses sources mêmes, la litur­gie tra­di­tion­nelle, quoique for­mel­le­ment res­pec­tée, se vivait de plus en plus dans l’esprit de la devo­tio moder­na, c’est à dire non plus comme un rite mais comme un exer­cice de pié­té. La litur­gie soles­mienne n’était en rien une res­tau­ra­tion esthé­tique ou pas­séiste — et donc pré­caire — dans le sens du roman­tisme fran­çais : c’était une revi­vi­fi­ca­tion à la fois monas­tique et popu­laire. Il est aisé de mon­trer à quel point la der­nière réforme s’est éla­bo­rée en réa­li­té en dehors de l’esprit de l’abbé de Solesmes, car du mou­ve­ment litur­gique elle n’a rete­nu que cer­tains aspects. Cela s’explique par la concep­tion du rite qui la sous-tend, qui a fait que le rite, pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie de M. Tore­vell, n’est plus rituel. Cathe­rine Pick­stock a mis en évi­dence ((. Tho­mas Aqui­nas and the Quest for the Eucha­rist, 1999 (tra­duc­tion fran­çaise : Tho­mas d’Aquin et la quête eucha­ris­tique, Ad Solem, Genève, 2001).))  que les arti­sans de la litur­gie réfor­mée avaient une concep­tion linéaire du temps litur­gique : aus­si ont-ils sup­pri­mé (confor­mé­ment au décret conci­liaire lui-même) quan­ti­té de répé­ti­tions (prières ou gestes) com­prises comme des rajouts injus­ti­fiés.
Il est vrai que l’habitude pru­den­tielle, atten­dris­sante de pié­té mais pas for­cé­ment éclai­rée, de tou­jours ajou­ter et ne jamais sup­pri­mer, norme que l’on voit éga­le­ment à l’œuvre en dehors de la tra­di­tion latine, peut à bon droit être rela­ti­vi­sée. Mais il s’en faut qu’elle soit à l’œuvre dans ces fameuses répé­ti­tions qui, en fait, appa­rentent le temps litur­gique au temps musi­cal, au temps poé­tique. Alors qu’un dis­cours se doit de pro­gres­ser de façon rela­ti­ve­ment linéaire (ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’éloquence qui, elle aus­si, doit à la poé­sie et à la musique parce qu’elle s’adresse à tout l’être et pas seule­ment à sa rai­son dis­cur­sive), la litur­gie, elle, est ren­contre et démarche. Elle fait appel à des sen­ti­ments tels que le res­pect et l’audace, la confiance et l’aveu d’indignité, la sup­pli­ca­tion et la jubi­la­tion, elle s’exprime avec des élans et des réti­cences comme l’amitié, l’amour ou la cour­toi­sie, parce qu’elle est tout cela à la fois et encore bien autre chose. Mais tous ces pro­to­coles sont soi­gneu­se­ment sté­réo­ty­pés, d’une part en ver­tu de la réfé­rence au pas­sé (tout rite fait mémoire), de l’objectivité du rite qui inter­dit toute intru­sion de la sub­jec­ti­vi­té indi­vi­duelle, d’autre part afin que la litur­gie (œuvre du peuple, éty­mo­lo­gi­que­ment) porte tous les membres de la com­mu­nau­té, façonne leur prière, fasse appel à cer­taines émo­tions fon­da­men­tales, de façon à pro­duire une com­mu­nion qui ne soit ni alié­nante ni confu­sion­nelle. Cet aspect de com­mu­nion était bien visé par les réfor­ma­teurs mais le che­min choi­si ne peut qu’en pro­duire un sem­blant pour ne pas dire, dans cer­tains cas, une cari­ca­ture bel et bien alié­nante. Tout se passe comme si on avait cher­ché à pro­duire ce pour quoi jus­te­ment le rite tra­di­tion­nel était fait sans voir qu’il était fait pour cela, c’est-à-dire la com­mu­nion. Adop­tant les a prio­ri et les cadres de la culture moderne, on a cru par­ve­nir à cette com­mu­nion en la fon­dant sur le conscient plu­tôt que le sub­cons­cient, l’affectivité plu­tôt que l’émotion pro­fonde de l’âme, le concept plu­tôt que le sym­bole (pour­tant employé à qui mieux mieux mais comme illus­tra­tion du dis­cours et non comme le lan­gage inépui­sable qu’il est), l’animation psy­cho-socio­lo­gique (intro­duite pour la bonne cause !) plu­tôt que la mani­fes­ta­tion natu­relle (ce qui ne signi­fie pas spon­ta­née) de la cohé­rence sociale (on dirait aujourd’hui com­mu­nau­taire).
Ce n’est pas une moindre contra­dic­tion que cet usage de l’artifice au moment même où l’on désire libé­rer la spon­ta­néi­té. La remarque pour­rait s’appliquer à une cer­taine « péda­go­gie » en caté­chèse qui ne fait rien d’autre que reprendre le pro­jet mani­pu­la­teur des théo­ri­ciens de la socia­li­sa­tion et de leurs pères fon­da­teurs. La phi­lo­so­phie sous-jacente est celle du « bon sau­vage » — alors que les « sau­vages » sont en géné­ral beau­coup plus « civi­li­sés » que les Occi­den­taux post-chré­tiens puisque, à la dif­fé­rence de ces der­niers, ils sou­mettent l’homme au sacré et n’envisagent rien en dehors des contraintes du rite. L’idéologie de la nature pure, non tou­chée par la socié­té, est un indi­vi­dua­lisme abso­lu, où l’enfant ne doit rien à ses parents ni à qui­conque pour être « bon ». Sous pré­texte de liber­té, qui en réa­li­té ne peut être qu’un don de l’amour, on rejette de l’institution des enfants le fon­de­ment même de l’amour. Etrange impos­ture, bien sou­vent incons­ciente, qui exalte la spon­ta­néi­té et sus­cite les inter­ven­tions « infor­melles » mais ne peut se pas­ser un seul ins­tant des tech­niques de groupe et des moyens de la mani­pu­la­tion idéo­lo­gique !
Un autre rap­pro­che­ment avec le tota­li­ta­risme poli­ti­co-social peut être fait en ce qui nous semble résu­mer toute la ten­ta­tive anti­chris­tique depuis les grands dogmes des pre­miers Conciles énon­cés en réponse aux sys­tèmes qui, niant l’incarnation, niaient en même temps de ce fait la des­ti­née sur­na­tu­relle de l’homme et par là sa liber­té, en pas­sant par la sté­ri­li­sa­tion intel­lec­tuelle de la théo­lo­gie au XIVe siècle pour abou­tir au ratio­na­lisme abs­trait du XVIe siècle, à l’individualisme désa­cra­li­sant des Lumières, à l’idéalisme mora­li­sa­teur et au scien­tisme de l’époque roman­tique jusqu’aux uto­pismes avi­lis­sants (issus du XVIIIe siècle) du XXe siècle, tan­dis que, du XIVe au XXIe siècle, court le fil rouge du sys­tème usu­rier pro­cla­mant les droits de l’homme et pra­ti­quant impi­toya­ble­ment la sélec­tion soi-disant natu­relle en démo­lis­sant l’organisme des com­mu­nau­tés authen­ti­que­ment natu­relles.
Ce qui résume cette oppo­si­tion for­ce­née à la Révé­la­tion du Dieu-Tri­ni­té, c’est-à-dire de l’Amour, et à sa mani­fes­ta­tion dans l’Eglise une et catho­lique, c’est le refus de l’apophase. Dans la pen­sée, il est éli­mi­na­tion du mys­tère. La dimen­sion apo­pha­tique est tra­di­tion­nelle depuis saint Jean Chry­so­stome jusqu’à saint Tho­mas en pas­sant par le Pseu­do-Denys. Ména­ger un aper­çu vers l’ineffable qui est incom­men­su­ra­ble­ment plus haut et plus vaste que ce qui peut être dit, c’est aus­si recon­naître à l’homme le droit d’entrer dans le domaine contem­pla­tif, essen­tiel à tout rite digne de ce nom. Or, ce que le maté­ria­lisme capi­ta­liste ou socia­lo­ca­pi­ta­liste ver­rouille et pour­chasse jusqu’à l’intime des consciences, c’est bien la pos­si­bi­li­té même de toute contem­pla­tion. Mais ce que le spi­ri­tua­lisme anti­chré­tien (d’une cer­taine ten­dance éso­té­rique par exemple) détruit, c’est le res­pect du mys­tère, c’est une fausse pro­fon­deur don­nant libre cours au nar­cis­sisme intel­lec­tuel et esthé­tique qui, à la bonne vieille mode gnos­tique, se com­plaît dans les sym­boles culti­vés pour eux-mêmes.
Refus de l’apophatisme ou faux apo­pha­tisme carac­té­risent de même les dévia­tions litur­giques des chré­tiens. Mais l’apophase concerne éga­le­ment la conduite morale et peut s’exprimer ain­si : « Ce qui n’est pas inter­dit est per­mis » (on nous dit ce qu’il ne faut pas faire mais on ne nous donne que des orien­ta­tions géné­rales sur tout le champ des actions pos­sibles et donc per­mises). Or on sait bien que, tant dans la socié­té sovié­tique que dans cer­tains « plans pas­to­raux » au niveau dio­cé­sain ou parois­sial (ou « sec­to­riel »), tout ce qui n’est pas per­mis est inter­dit, non­obs­tant les exhor­ta­tions constantes, là à faire preuve de zèle pro­duc­tif, ici à nous ouvrir au « souffle de l’Esprit ». La loi perd ain­si son effet libé­ra­teur et, en toute eupho­rie confu­sion­nelle et col­lec­tive, devient oppres­sive et mor­ti­fère, sté­ri­li­sant les liber­tés et châ­tiant toute ini­tia­tive.
Un capo­ra­lisme incom­men­su­rable donne la main au créa­ti­visme théo­rique, cette créa­ti­vi­té dont on se gar­ga­rise n’ayant plus d’autre champ d’opération que dans le choix, par exemple, entre deux can­tiques d’inspiration aus­si inégale l’un que l’autre, tout comme dans la socié­té civile entre des vacances sur le lit­to­ral ou à la mon­tagne. Encou­ra­ger l’initiative où elle n’a aucu­ne­ment sa place (c’est-à-dire dans le rite) revient le plus sou­vent à la négli­ger, quand ce n’est pas la décou­ra­ger, là où elle est d’une néces­si­té vitale (la caté­chèse, l’évangélisation et les œuvres de misé­ri­corde, ain­si que le tra­vail sur les struc­tures poli­tiques, sociales et éco­no­miques dans le sens de la doc­trine sociale de l’Eglise).

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Pour en reve­nir à notre auteur, si l’on suit bien son pro­pos, on doit conclure que le rite tend à se dé ritua­li­ser. Il a per­du son carac­tère objec­tif (cette objec­ti­vi­té qui tient à ce que nul ne se le donne à soi-même ni ne le donne aux autres, à ce que, tout au contraire, il est reçu afin d’être vécu en dehors de la condi­tion préa­lable d’être exa­mi­né et jus­ti­fié dis­cur­si­ve­ment) et il a cédé aux exi­gences intrai­tables de la conscience indi­vi­duelle ou col­lec­tive qui veut le sai­sir en termes de connais­sance intel­lec­tuelle, et donc a constam­ment besoin d’explications. Si sacré veut dire ritua­li­té, il y a effec­ti­ve­ment perte du sacré, puisqu’il demande une obéis­sance et pos­tule une pro­fon­deur inac­ces­sible direc­te­ment à la rai­son rai­son­nante, et qui ne peut être que vécue, et par une confor­ma­tion du corps. Pas­cal n’est pas loin, qui dénie com­pé­tence à « l’esprit de géo­mé­trie » en matière reli­gieuse, mais demande l’attitude cor­po­relle (préa­lable à une foi clai­re­ment recon­nue) pour que se révèle le « Dieu sen­sible au cœur ». « Faites comme si » (vous aviez la foi) : met­tez-vous à genoux. Et vous croi­rez.
Une série de contra­dic­tions carac­té­rise la nou­velle litur­gie. Le livre conclut avec le para­doxe iro­nique entre une insis­tance com­mu­nau­taire et le rejet des élé­ments tra­di­tion­nels qui en étaient les plus puis­sants moyens. Mais il appelle de ses vœux et escompte un aban­don du céré­bra­lisme et un retour à l’intelligence des rites. Il cite en ce sens Cal­de­cott ((. David Tore­vell, op. cit., p. 206.)) . En fait, il nous semble qu’on était bien par­ti pour une revi­vi­fi­ca­tion des rites, pour une redé­cou­verte du sym­bole et du corps, et fina­le­ment de la réa­li­té sacra­men­telle et sacrale. Nous avan­çons l’hypothèse que la hâte de lan­cer un modèle renou­ve­lé de litur­gie cou­pa l’élan, cueillant des fruits verts, arrê­tant des matu­ra­tions. Une chose est sûre : le rite ancien semble bien avoir été condam­né d’avance. Il était péri­mé par hypo­thèse. La cause était enten­due avant que d’être plai­dée. Il fal­lait en finir avec ce pelé, ce galeux dont, comme l’âne de la fable, venait tout le mal. L’axiome de départ semble avoir été que, tout ce que l’on vou­lait redé­cou­vrir, ce ne pou­vait être en aucun cas dans l’ancien rite. Ain­si donc pour faire droit à la cor­po­réi­té, pour pra­ti­quer une reli­gion « incar­née », on ne trou­va rien de mieux qu’aggraver l’emprisonnement cog­ni­tif, céré­bral, abs­trait carac­té­ris­tique de l’aliénation moderne. Le résul­tat, le voi­ci : on n’arrête pas de s’adresser au men­tal réflexif, fai­sant de la litur­gie une suc­ces­sion inin­ter­rom­pue de leçons, réflexions et consignes, sup­pri­mant age­nouille­ments et pros­ter­na­tions pour le corps, encens pour les narines, orne­ments et matières pré­cieuses pour les yeux, son­ne­ries, orgue et dou­ceur har­mo­nique ou modale pour les oreilles, signes de croix et contact du banc de com­mu­nion et de sa nappe pour le tou­cher — auquel, il est vrai, on a res­ti­tué un (ain­si nom­mé) « bai­ser de paix », mais accom­pli d’une manière presque tou­jours si inadé­quate qu’il fait plu­tôt pen­ser dans trop de cas à un geste pro­fane et banal, ou trop mal­adroit pour être rituel et de toutes façons pro­dui­sant un désordre, une confu­sion, une éva­po­ra­tion, au moment même où il n’y a qu’une chose à faire si l’on a un peu de cœur et de foi : fixer nos regards sur notre grand Roi d’amour, l’Agneau immo­lé qui va s’offrir en nour­ri­ture pour la faim de nos âmes et la vie de nos corps (même si le prêtre et le diacre, ou les concé­lé­brants, échangent le bai­ser de paix à ce moment pré­cis, mais de la manière hié­ra­tique qui s’impose quand on se trouve à l’autel), et en ce qui concerne la com­mu­nion des fidèles sur la paume de la main, de la main gauche, c’est un exemple typique de fic­tion théâ­trale, d’irréalisme psy­cho­lo­gique ou tout sim­ple­ment pra­tique, de bévue dans la sym­bo­lique ges­tuelle, d’inexactitude his­to­rique par rap­port à cer­tain usage antique invo­qué pour les besoins de la cause et pour finir de mécon­nais­sance de la réa­li­té du tou­cher comme sens spi­ri­tuel (puisqu’il s’agit de tou­cher tout le corps du Sau­veur de tout notre être).
D’une manière géné­rale, alors qu’on exige que le « corps du Christ » se mani­feste dans l’assemblée célé­brante, on pousse chaque indi­vi­du dans les retran­che­ments de sa sub­jec­ti­vi­té iso­lée où il doit s’efforcer à tout ins­tant de se situer par rap­port aux autres, exa­mi­ner sa conscience, réflé­chir sur ce qu’il est en train de faire…
La litur­gie n’est plus le cri qui vient du cœur de l’Eglise dont parle Jean-Paul II dans sa lettre apos­to­lique pour le vingt-cin­quième anni­ver­saire de la pro­mul­ga­tion du décret Sacro­sanc­tum Conci­lium sur la litur­gie ((. Ibid., p.186.)) , mais le bavar­dage et l’agitation qui de l’intérieur de cha­cun se trans­met ensuite entre indi­vi­dus han­tés par le besoin ou l’objurgation de se sen­tir « en Eglise ». Quelle dif­fé­rence alors avec les sectes ou (à tout le moins) avec les grands ras­sem­ble­ments des par­tis poli­tiques ? On veut une foi vécue, mais on empêche qu’elle le soit dans la litur­gie au sein de laquelle au contraire il est deman­dé de réflé­chir sa foi de façon à la vivre dans le quo­ti­dien. Cepen­dant, on affirme l’importance pri­mor­diale de la ren­contre litur­gique, source et abou­tis­se­ment de la vie chré­tienne. Mais l’heure venue, cette ren­contre n’est plus pro­po­sée que comme une réplique déco­lo­rée et confec­tion­née de toutes pièces de ces autres ren­contres sou­hai­tées dans le « tuf » de l’existence où est cen­sée se révé­ler — davan­tage en prin­cipe, il faut croire, qu’à l’église ! ? — la pré­sence du Res­sus­ci­té. Ce n’est pas tout : il est deman­dé en outre de vivre la litur­gie de façon « simple », « natu­relle », « dans le réel », bref « spon­ta­née », mais d’une spon­ta­néi­té livrée à l’anarchie de notre affec­ti­vi­té ou aux réflexes sociaux de notre milieu et de notre temps : Kava­nagh constate l’invasion d’un esprit classe moyenne fait de manières agréables et de conten­te­ment de soi-même) ((. Ibid., p. 167.))  ; Archer a remar­qué éga­le­ment la géné­ra­li­sa­tion d’un goût « middle class » ((. Ibid., p. 163. )) . Ain­si, la fron­tière entre l’espace sacré et l’espace pro­fane est presque effa­cée, et pour cause puisqu’en prin­cipe il ne devrait sub­sis­ter plus rien de pro­fane. Mais le monde qui n’est plus consi­dé­ré comme pro­fane n’est pas deve­nu sacré pour autant. Il est vu phan­tas­ma­ti­que­ment comme le lieu de l’amour, de la décou­verte et du par­tage. Le hic, c’est que la décou­verte et le par­tage risquent de tour­ner court puisqu’ils sont pri­vés de ce qui les ren­drait pré­cieux, c’est-à-dire le mys­tère, mys­tère que l’on s’est mis à nom­mer le moins pos­sible et sur­tout auquel on ne laisse aucune chance de mani­fes­ta­tion. L’espace litur­gique devrait être le lieu de cette mani­fes­ta­tion, mais il ne le peut, puisqu’il n’est pas sépa­ré du monde envi­ron­nant mais est conçu idéo­lo­gi­que­ment (donc d’une manière qui paraît évi­dente et allant de soi) comme fai­sant par­tie de ce monde.
Cathe­rine Pick­stock fait remar­quer cette erreur d’aiguillage qui a consis­té à vou­loir adap­ter le rite, la culture sacrée, à la culture du monde ambiant, alors qu’il s’agirait de mon­trer leur dif­fé­rence de plus en plus radi­cale (puisque l’unité socio-reli­gieuse de la chré­tien­té médié­vale a été bri­sée) ((. Cathe­rine Pic­stock, op. cit., p. 160.)) . Le résul­tat est que le monde pro­fane reste pro­fane et que le monde sacré devient lui-même de plus en plus pro­fane, comme si l’un ou l’autre avaient à y gagner quoi que ce soit. La litur­gie ne rem­plit plus alors sa fonc­tion vitale, sans laquelle l’homme étouffe, de pro­cu­rer, dit Sea­soltz, « un contexte dans lequel les célé­brants (the cele­brants) peuvent décou­vrir ou redé­cou­vrir qui ils sont dans le monde et ce qu’est la nature du monde (« who they are in the world and what the nature of the world is) » ((. Ibid., p. 187.)) .
Cette erreur anthro­po­lo­gique, M. Tore­vell la décrit en long et en large. Mais l’anthropologie doit se fon­der méta­phy­si­que­ment et se situer théo­lo­gi­que­ment. La notion de sacré revêt alors une signi­fi­ca­tion essen­tielle
et non plus « cultu­relle ». Le sacré n’est autre que le fon­de­ment trans­cen­dant de l’existence, il n’est pas l’option esthé­tique facul­ta­tive à côté de l’éthique qui, elle, serait seule obli­ga­toire. Le sacré est le seul fon­de­ment de la morale comme il est le domaine propre de l’amour. Com­pris autre­ment qu’à cette hau­teur et à cette pro­fon­deur, il ne vaut pas une minute de peine. Le sens du sacré s’exprime dans le res­pect des rites parce que le rite signi­fie concrè­te­ment et non intel­lec­tuel­le­ment, cor­po­rel­le­ment et non men­ta­le­ment, socia­le­ment et non indi­vi­duel­le­ment, ce lien vital entre moi et l’origine, entre moi et mes sem­blables, entre mon temps et les temps qui pré­cèdent et suivent le mien. Je n’ai pas choi­si le rite, et per­sonne n’en a déci­dé, pas plus que du lan­gage. Il ne dépend pas de la volon­té géné­rale et pas non plus d’un vou­loir par­ti­cu­lier. Si une auto­ri­té peut le fixer, c’est à condi­tion qu’elle s’exerce comme auto­ri­té, c’est-à-dire en dépen­dance de cet uni­vers sacré, trans­cen­dant, échap­pant à toutes nos mesures, d’où pro­vient aus­si bien que le rite toute auto­ri­té authen­tique.
Le défi était dif­fi­cile à rele­ver en pleine désa­gré­ga­tion sociale, pri­va­ti­sa­tion de la reli­gion, dis­so­cia­tion des com­mu­nau­tés natu­relles, et une fois consom­mée la bri­sure entre la socié­té poli­tique et la socié­té reli­gieuse. Le rap­port des gens au rite allait de moins en moins de soi. N’aurait-ce pas été la tâche de l’initiation chré­tienne que de faire entrer pro­gres­si­ve­ment les caté­chu­mènes — et les néo-caté­chu­mènes qu’une majo­ri­té de fidèles sont deve­nus — dans un tout har­mo­nieux que serait de plus en plus un rite intel­li­gem­ment vécu — c’est à dire rituel­le­ment — et par là mieux « com­pris » ? A la place de cette démarche inté­gra­tive (l’intégrisme était sans doute trop proche et mena­çant ! !), on a deman­dé à la litur­gie de tenir lieu de tout : caté­chèse, accueil des néo­phytes, évan­gé­li­sa­tion du tout-venant, ini­tia­tion biblique, occa­sion d’expression libre (acces­sible à ceux qui se poussent ou sont pous­sés en avant, impos­sible, for­cé­ment, à tous les autres), concert de chants (assez sou­vent dans le genre chan­son de varié­tés), brève ses­sion d’expression cor­po­relle, petit par­le­ment (« car­re­four » de groupes d’échanges avec remon­tée en « pan­nel »), répar­ti­tion des acti­vi­tés parois­siales, appro­fon­dis­se­ment biblique et théo­lo­gique, sans oublier, mais en lui lais­sant inévi­ta­ble­ment la part pauvre, le sacre­ment pro­pre­ment dit.
Pour évi­ter d’être néga­tif et injuste, recon­nais­sons que, même dans le rite post-conci­liaire, la dévo­tion au Corps du Christ arrive à être vécue. Il faut se deman­der loya­le­ment si cela ne tient pas au fait qu’un cer­tain sen­sus fidei, tout en appli­quant for­mel­le­ment le rite « mis à jour », le fait dans le fond selon un esprit qui, au moyen de nom­breuses petites touches, l’infléchit vers le rite ancien.
Que faire à pré­sent ? M. Tore­vell déclare ne pas deman­der un retour au rite ancien. Pour notre part, nous trou­vons que ce serait une ques­tion d’honnêteté intel­lec­tuelle autant que de pru­dence pas­to­rale que de rendre à ce rite toutes ses chances tan­dis que, paral­lè­le­ment, se pour­sui­vrait le tra­vail du mou­ve­ment litur­gique lan­cé par dom Gué­ran­ger et pour­sui­vi entre autres au Mont-César et à Maria Laach, bru­ta­le­ment inter­rom­pu par la fixa­tion à un stade qui appa­raît de plus en plus aux cher­cheurs comme à plus d’un ecclé­sias­tique ou laïc comme tran­si­toire et insa­tis­fai­sant mal­gré la science et le mérite des ouvriers de cette réforme. Ce n’est que par une humble dis­po­ni­bi­li­té au Saint-Esprit qu’à l’école de nos pères qui cise­lèrent peu à peu le joyau de la litur­gie nous pour­rons envi­sa­ger la mise en œuvre vivante et sage d’une tra­di­tion non muti­lée, sauve de toute conta­mi­na­tion de la part d’un monde sécu­la­ri­sé et anthro­po­cen­trique.