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La sécu­la­ri­sa­tion de la Cata­logne

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 83, pp. 43–53]

La Cata­logne a été mode­lée par la foi catho­lique depuis ses ori­gines les plus loin­taines. Lorsque débu­ta, à la suite de l’invasion de la pénin­sule Ibé­rique par les musul­mans, la recon­quête chré­tienne de l’ancienne His­pa­nie romaine et wisi­go­thique, cette mis­sion dif­fi­cile fut réa­li­sée en Cata­logne à l’ombre des monas­tères : béné­dic­tins, sur­tout, en « Cata­logne ancienne » (ils étaient plus de cent au XIe siècle), et cis­ter­ciens à par­tir du XIIe siècle dans la zone recon­quise de la « Cata­logne nou­velle », tous centres vitaux de la nou­velle orga­ni­sa­tion qui se créait alors. Il n’est donc pas éton­nant de lire sous la plume de l’évêque de Vic, Tor­ras i Bages, que « la Cata­logne et la foi chré­tienne sont deux réa­li­tés qu’il est impos­sible de dis­so­cier dans le pas­sé de notre terre, ce sont deux ingré­dients qui s’allièrent si bien qu’ils abou­tirent à for­mer la patrie » ((. Tor­ras i Bages, La Tra­di­ció cata­la­na, Ibé­ri­ca, Bar­ce­lone, 1913, p. 31.)) . Lorsque, en 880, après la recon­quête de la mon­tagne de Mont­ser­rat, on décou­vrit l’image de la Vierge de Mont­ser­rat, celle-ci sera nom­mée « capi­taine » de ses armées ; comme l’indique Lafuente dans son his­toire de l’Espagne ((. Modes­to Lafuente, His­to­ria gene­ral de España, Edi­tions Urgoi­ti, Pam­pe­lune, 2002.)) , le cri de l’armée cata­lane sera « Sainte Marie ! » De même, lors de la guerre civile espa­gnole, la seule uni­té mili­taire qui arbo­rait le dra­peau cata­lan fai­sait par­tie des troupes natio­nales et était le Ter­cio de Reque­tés de Notre-Dame de Mont­ser­rat. On retrouve cette téna­ci­té dans la défense de la foi et des tra­di­tions à l’aube des temps modernes, face aux ten­dances abso­lu­tistes et cen­tra­li­sa­trices du XVIIe siècle. La guerre dels Sega­dors est ain­si le pre­mier sou­lè­ve­ment popu­laire de Cata­logne lan­cé pour défendre ses ins­ti­tu­tions et lois, d’origine médié­vale, contre le Riche­lieu de Madrid, le duc et comte de Oli­vares. Cette résis­tance sera non seule­ment armée, mais aus­si intel­lec­tuelle, comme l’atteste la per­sé­vé­rance tho­miste de l’université de Bar­ce­lone. Après la guerre de Suc­ces­sion, conflit que la Cata­logne affronte comme une guerre de reli­gion, la Grande Guerre (1793–1795) contre les troupes de la Conven­tion, et la guerre d’Indépendance, ou guerre du Fran­çais (1808–1813), contre les troupes de Napo­léon, mettent en évi­dence la nature pro­fonde du peuple cata­lan. Il est éga­le­ment tou­jours éton­nant de consta­ter que, entre 1822 et 1876, la Cata­logne a entre­pris rien moins que cinq guerres contre le libé­ra­lisme : la régence de Urgell (1822), la guerre des Mécon­tents (1827), les trois guerres car­listes du XIXe siècle (1833–1840, 1846–1849 et 1872–1876). Fran­cis­co Canals a com­men­té ce fait en affir­mant que « la Cata­logne est la terre qui, en Espagne et dans l’Europe entière, a par­ti­ci­pé et tra­ver­sé le plus grand nombre de guerres de nature popu­laire pour la défense de la socié­té chré­tienne tra­di­tion­nelle » ((. Cité dans Tere­sa Lamar­ca Abeló, Les arrels cris­tianes de Cata­lu­nya. Balmes, 1995, p. 58.)) .
Cette concep­tion de la vie, pro­fon­dé­ment enra­ci­née, a pu comp­ter en Cata­logne sur de for­mi­dables apôtres sur le ter­rain intel­lec­tuel. Par­mi eux il faut citer, pour ne par­ler que du XIXe siècle, Jaime Balmes, Sar­da y Sal­va­ny, Mgr Tor­ras i Bages. Les fruits de sain­te­té sont éga­le­ment abon­dants : sainte Joa­qui­na de Vedru­na, saint Antoine Marie Cla­ret, saint Hen­ri d’Ossó, le bien­heu­reux Domin­go i Sol, la bien­heu­reuse Tere­sa Jor­net, la Mère Ràfols, sans par­ler des nom­breux mar­tyrs du XXe siècle.

La Cata­logne, terre d’apostasie

Pour autant, la Cata­logne est actuel­le­ment la région espa­gnole où les signes de déchris­tia­ni­sa­tion et de sécu­la­ri­sa­tion sont les plus pro­fonds. Sans pré­tendre à l’exhaustivité, quelques don­nées d’ordre socio­lo­gique peuvent aider à com­prendre la gra­vi­té de la situa­tion : l’assistance domi­ni­cale à la messe tourne autour de 5%, taux très infé­rieur à la moyenne espa­gnole. La moyenne d’âge du cler­gé du dio­cèse de Bar­ce­lone dépasse soixante-cinq ans. La Cata­logne est aus­si la com­mu­nau­té ayant le pour­cen­tage le plus bas de per­sonnes dis­po­sées à cocher dans leur décla­ra­tion d’impôt sur le reve­nu la case des­ti­née à ce que l’Etat donne un petit pour­cen­tage du recou­vre­ment à l’Eglise catho­lique (en pra­tique 29,7% pour une moyenne de 40% pour toute l’Espagne). Le pano­ra­ma des sémi­naires ne peut pas être plus triste : au sémi­naire de Léri­da il n’y a que deux sémi­na­ristes, trois dans celui de Gérone. La situa­tion est telle que dans de nom­breux vil­lages des laïcs se chargent des ser­vices reli­gieux. Le forum Alsi­na, qui regroupe un tiers des prêtres de Gérone, a reçu l’an pas­sé son nou­vel évêque par un mani­feste deman­dant la sup­pres­sion du céli­bat obli­ga­toire et la démo­cra­ti­sa­tion de l’Eglise.
Les fruits de la sécu­la­ri­sa­tion sont évi­dents. L’influence réelle du mes­sage catho­lique dans la per­cep­tion que les gens, spé­cia­le­ment les nou­velles géné­ra­tions, ont de la vie est minime et s’est réduite à une vague soli­da­ri­té et à une forme de mora­lisme, qui font par­fai­te­ment abs­trac­tion de la vision chré­tienne du monde. On assiste ain­si à la nais­sance d’un homme nou­veau, inca­pable de pen­ser en termes d’exigence, qui se réfu­gie déses­pé­ré­ment dans un hédo­nisme insa­tiable, triste et en même temps satis­fait de lui-même, ins­tal­lé dans une acé­die tou­chant tous les domaines de la vie. Cette situa­tion de post­mo­der­ni­té géné­ra­li­sée à tout l’Occident se mani­feste de manière plus viru­lente dans la socié­té cata­lane que dans le reste de l’Espagne. Com­ment a donc pu se pro­duire une trans­for­ma­tion si radi­cale ?
Ce chan­ge­ment, qui affecte de mul­tiples domaines, ne s’est pas dérou­lé du jour au len­de­main. Il faut plu­tôt par­ler d’un pro­ces­sus, avec des ralen­tis­se­ments et des accé­lé­ra­tions, avec des étapes que chaque géné­ra­tion a dépas­sées et qui ont pu s’étendre en durée sur un siècle et demi. L’un des moments clés dans le déclen­che­ment de ce pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion semble être la défaite du car­lisme, majo­ri­taire en Cata­logne, lors de la Troi­sième Guerre car­liste. Ce sont des moments de décou­ra­ge­ment et de lent retrait de l’Eglise de domaines de la vie sociale tou­jours plus nom­breux avant la conso­li­da­tion du régime libé­ral. Devant ce qui était per­çu comme une situa­tion de fait inamo­vible, se déve­loppent, après cin­quante ans de luttes et de défaites, les posi­tions ral­liées. L’encyclique Cum mul­ta de Léon XIII, en 1882, qui appe­lait à la récon­ci­lia­tion des Espa­gnols, fut inter­pré­tée par beau­coup comme un appel à une accep­ta­tion impli­cite de la Res­tau­ra­tion libé­rale. Il est impor­tant de remar­quer que cette posi­tion en matière poli­tique n’affecte pas encore le domaine doc­tri­nal où conti­nue de régner la plus stricte ortho­doxie. Mais elle rend inac­tives les bar­rières men­tales qui frei­naient la péné­tra­tion sociale du libé­ra­lisme et ouvre les portes de l’Eglise àune doc­trine sub­ver­sive puis­sante, le natio­na­lisme cata­lan, encore en phase d’élaboration et qui sera l’un des prin­ci­paux, sinon le plus impor­tant, fac­teur de sécu­la­ri­sa­tion.
Il ne faut pas non plus oublier que nous assis­tons à cette époque à la nais­sance en Espagne de l’Etat moderne, phé­no­mène nou­veau qui s’avérera déci­sif pour la trans­for­ma­tion de la socié­té. Faible encore au début du XIXe siècle, la spo­lia­tion des biens ecclé­sias­tiques sup­pose un saut qua­li­ta­tif dans son déve­lop­pe­ment. Tan­dis qu’on réus­sis­sait à finan­cer la créa­tion de la nou­velle machine bureau­cra­tique et des cam­pagnes mili­taires, et que se nouaient des com­pli­ci­tés avec quelques élites qui, béné­fi­ciant de la spo­lia­tion, lièrent leur chance à celle du régime libé­ral, l’Eglise catho­lique était affai­blie et repous­sée de son rôle social prin­ci­pal. L’expulsion des ordres reli­gieux et le déve­lop­pe­ment pro­gres­sif mené par l’Etat de l’éducation popu­laire consti­tuent d’autres jalons de cette trans­for­ma­tion fon­da­men­tale. A par­tir de ces fon­de­ments, le XXe siècle sera tout entier une démons­tra­tion du pou­voir impla­cable de l’Etat libé­ral à même de trans­for­mer les consciences, en ayant recours à des moyens crois­sants et tou­jours plus sophis­ti­qués et effi­caces.

La genèse du natio­na­lisme

Pour com­prendre la genèse du natio­na­lisme cata­lan, il nous faut nous pla­cer dans ce cadre his­to­rique de l’apparition et du déve­lop­pe­ment de l’Etat moderne, qui compte par­mi ses traits carac­té­ris­tiques un cen­tra­lisme par­ti­cu­liè­re­ment accen­tué. C’est dans ce contexte, l’alternative du car­lisme tra­di­tion­nel ayant été défaite par les armes, que va prendre corps en Cata­logne une nou­velle voie de sub­sti­tu­tion, celle du natio­na­lisme, qui main­tien­dra une appa­rence plus tra­di­tion­nelle dans des débuts hési­tants, mais qui très rapi­de­ment mon­tre­ra son carac­tère roman­tique et libé­ral. Com­mence ain­si une époque dans laquelle nous conti­nuons de nous trou­ver, qui est le théâtre de riva­li­tés entre égaux : un libé­ra­lisme cen­tra­li­sé contre un libé­ra­lisme sépa­ra­tiste, un natio­na­lisme qui affronte l’autre, avec les dyna­miques de pola­ri­sa­tion que cela implique. D’une manière inédite dans l’histoire de l’Espagne, orga­ni­sée selon une conver­gence natu­relle des peuples qui la com­posent, s’ouvre alors au sein même du libé­ra­lisme la dia­lec­tique entre sépa­ra­tistes et sépa­ra­teurs (les­quels excitent les ten­dances sépa­ra­tistes par leur cen­tra­lisme abso­lu). Si les dif­fé­rences his­to­riques, de langues, d’institutions, de lois et de cou­tumes poli­tiques étaient aupa­ra­vant consi­dé­rées comme les dif­fé­rentes expres­sions d’une même appar­te­nance espa­gnole diri­gées vers une fin qui était le plus sou­vent apos­to­lique, l’hégémonie libé­rale détruit cette concep­tion et la rem­place par une atti­tude de mépris et de défiance devant ce qui est authen­ti­que­ment cata­lan, atti­tude qui naît de l’absolutisme ratio­na­liste ou de l’idéologie jaco­bine de l’uniformité, tous deux étran­gers à la tra­di­tion cultu­relle espa­gnole. L’attitude symé­trique anti-espa­gnole dans laquelle le natio­na­lisme cata­lan a fait son nid a la même ori­gine idéo­lo­gique et, par consé­quent, pro­voque une situa­tion sans issue qui per­du­re­ra tout au long du XXe siècle.
Comme nous l’avons indi­qué, il n’y a qu’un pas de ce natio­na­lisme ini­tial aux terres de l’esprit roman­tique, colo­ré en cette occa­sion de ce qu’on pour­rait appe­ler le res­sen­ti­ment du vain­cu. L’impact du roman­tisme en Cata­logne est com­plexe ; on indi­que­ra ici sim­ple­ment, à la suite de Fran­cis­co Canals ((. Fran­cis­co Canals Vidal, Polí­ti­ca españo­la : pasa­do y futu­ro, Acer­vo, Bar­ce­lone, 1977.)) , la contra­dic­tion appa­rente d’une Renaixen­ça (renais­sance) cultu­relle cata­lane, moyen de dif­fu­sion du roman­tisme, qui pro­vient d’une école dans laquelle l’intégration lit­té­raire cas­tillane de la Cata­logne est par­faite. Un regard plus atten­tif fera décou­vrir que ces roman­tiques libé­raux, mépri­sant un pas­sé cata­lan très clai­re­ment catho­lique, adoptent l’intégration cas­tillane comme moyen pour être « modernes » ; une fois cette phase dépas­sée, ils per­sis­te­ront dans leur moder­ni­té, mais cette fois en affir­mant une nou­velle cata­la­ni­té, arti­fi­cielle et idéo­lo­gique, qui, pro­gres­si­ve­ment, sup­plan­te­ra l’ancienne iden­ti­té tra­di­tion­nelle et catho­lique de la Cata­logne. Par­fois, cette nou­velle iden­ti­té récu­pé­re­ra à son compte des sym­boles de l’ancienne ; en d’autres occa­sions, lorsque ceux-ci résis­te­ront à ce chan­ge­ment de leur signi­fi­ca­tion, ils seront direc­te­ment oubliés et rem­pla­cés par d’autres d’un nou­veau style. En Cata­logne on constate que le roman­tisme n’apprécie pas vrai­ment les images du pas­sé qu’il dit exal­ter, mais en use plu­tôt de manière sen­ti­men­tale à des fins pro­fon­dé­ment révo­lu­tion­naires.
Mais le natio­na­lisme, abs­trac­tion idéale d’une expé­rience sociale, celle de l’homme ordi­naire qui aime sa patrie, tend à réa­li­ser la syn­thèse de toutes les idéo­lo­gies natu­ra­listes en un pro­jet pra­tique. C’est là que réside sa force : c’est un pro­jet qui se nour­rit du désir natu­rel qu’ont l’être humain et les peuples d’une vie sociale plus juste et com­plète. Cette vie en com­mun idéale est alors enfer­mée dans le terme idéal de « Nation », et se conver­tit en abso­lu ; elle devient la réfé­rence du sens et de l’identité, la nou­velle conscience, la nou­velle liber­té et la nou­velle véri­té de l’homme nou­veau. Dans cette concep­tion nou­velle de la nation, l’omniprésence des dimen­sions maté­rielle, sociale et psy­cho­lo­gique devient une pos­si­bi­li­té pra­tique. Ce paga­nisme de la nation se trouve à la racine de la déchris­tia­ni­sa­tion paga­ni­sante de la Cata­logne contem­po­raine. Le natio­na­lisme a ser­vi pour mener à bien l’aspiration qui est celle de toute élite idéo­lo­gique : trans­for­mer ses idées en opi­nion par­ta­gée par tous et en cri­tère de juge­ment de la réa­li­té, en trans­for­mant ain­si de manière révo­lu­tion­naire tous les sec­teurs de la culture. L’extension du culte reli­gieux à la langue et à l’ethnie que favo­rise le natio­na­lisme — bien que dans cer­tains courts moments de sa phase ini­tiale il ait pu sem­bler être entre les mains de l’Eglise (ou au moins de cer­tains clercs, sou­vent bien inten­tion­nés) — a mon­tré son incom­pa­ti­bi­li­té avec la sur­vie de la foi chré­tienne d’un peuple. Une fois de plus, on voit que l’on ne peut pas ser­vir deux maîtres (Mt 6, 24). La confu­sion de l’amour natu­rel de la patrie et du pan­théisme natio­na­liste a fait de la nou­velle expé­rience de l’identité cata­lane un pro­duit idéo­lo­gique colo­ré de paga­nisme et dif­fé­rent dans son essence de l’expérience natu­relle anté­rieure. Le second mon­tra déter­mi­na­tion et zèle à éra­di­quer le pre­mier pour s’y sub­sti­tuer, avec une agres­si­vi­té variable mais une fin sem­blable et tenace.

La fai­blesse du régime fran­quiste

Le pro­ces­sus de déchris­tia­ni­sa­tion de la socié­té cata­lane n’est pas étran­ger aux causes géné­rales qui expliquent ce même phé­no­mène dans le reste de l’Espagne et dans tout l’Occident. Comme nous l’avons déjà indi­qué, l’action poli­tique constam­ment menée contre l’Eglise, d’une part, et de l’autre les atti­tudes de ral­lie­ment fon­dées sur une stra­té­gie de moindre mal conduite par étapes (le moindre mal d’aujourd’hui ouvre la porte à son dépas­se­ment par un mal encore plus grand demain, mais sus­cep­tible d’être dépas­sé par celui d’après-demain), ont affai­bli pro­gres­si­ve­ment l’influence sociale de l’Eglise. On pour­rait pen­ser que la vic­toire au terme de la guerre civile et l’instauration du régime fran­quiste auraient pu inver­ser cette ten­dance. Cepen­dant, les espoirs annon­cés se révé­lèrent rapi­de­ment infon­dés. Même si l’Eglise joua un rôle impor­tant sous le régime fran­quiste, la réa­li­té est que celui-ci, après d’importants affron­te­ments en son sein, déri­va tou­jours plus vers la tech­no­cra­tie et un libé­ra­lisme conser­va­teur, d’ordre, sous l’influence du grand allié de la guerre froide, les Etats-Unis. Etran­ger aux dis­putes doc­tri­nales, convain­cu de la soli­di­té d’un régime stable et pros­père, Fran­co aban­don­na le monde de la culture au mar­xisme, hégé­mo­nique dans les uni­ver­si­tés, édi­tions et autres lieux cultu­rels. En Cata­logne, ce phé­no­mène a été vécu avec une viru­lence par­ti­cu­lière, lorsque le mar­xisme s’est fon­du avec le natio­na­lisme dans ce qui se qua­li­fiait à l’époque de « mou­ve­ment de libé­ra­tion natio­nale ». Comme le sou­tient Emi­li Boro­nat, « en Cata­logne, porte d’accès de la culture euro­péenne en Espagne, le mariage appa­rem­ment contre-nature du gau­chisme et du natio­na­lisme, réunis sous la ban­nière de la lutte démo­cra­tique et anti­fran­quiste, conquit les esprits et les cœurs géné­reux de beau­coup de jeunes, les écar­tant en très peu d’années de l’Eglise ».
La décen­nie des années soixante voit une accé­lé­ra­tion de ce pro­ces­sus au sein même de l’Eglise. Immer­gés dans le cli­mat des excès post-conci­liaires et pro­fon­dé­ment com­plexés face à quelques puis­santes forces de gauche, de nom­breux catho­liques décident de s’unir avec enthou­siasme aux idées nou­velles, sou­vent, avec la foi du conver­ti, et une mau­vaise conscience à peine cachée, qui leur font occu­per des postes d’avant-garde dans les rangs de celui qui peu avant était leur enne­mi décla­ré (et sur ce point nous ne par­lons pas seule­ment d’une manière méta­pho­rique). Les ins­ti­tu­tions édu­ca­tives de l’Eglise, fon­dées et diri­gées pour la majo­ri­té d’entre elles par des ordres reli­gieux, sont l’un des domaines dans les­quels cette perte d’orientation fut par­ti­cu­liè­re­ment rapide. On assis­ta dans ces années à une situa­tion qui per­dure jusqu’à aujourd’hui : le monde catho­lique de l’éducation a aban­don­né les pré­sup­po­sés qui consti­tuaient le fon­de­ment de son action, res­tant ain­si désar­mé face à la pseu­do-science moderne et pri­son­nier d’un com­plexe d’infériorité. Cette espèce de sui­cide intel­lec­tuel a eu son équi­valent spi­ri­tuel dans l’arrêt bru­tal des voca­tions dans la majo­ri­té des ordres reli­gieux édu­ca­tifs qui, entrés en ago­nie, et devant une mort cer­taine, remirent leurs ins­ti­tu­tions entre les mains de groupes de pro­fes­seurs et parents dont les réfé­rences n’étaient déjà plus chré­tiennes.
Cette crise tra­gique eut une inci­dence par­ti­cu­lière en Cata­logne. Pour la com­prendre, il est néces­saire de consi­dé­rer le cli­mat intel­lec­tuel de ces années. Les erreurs phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques de nom­breux clercs et intel­lec­tuels catho­liques — les uns dési­reux de ser­vir l’Eglise avec sin­cé­ri­té, les autres com­plexés par ce qui leur sem­blait être une infé­rio­ri­té insur­mon­table des pos­tu­lats catho­liques par rap­port aux défis d’autres sys­tèmes et idéo­lo­gies — ame­nèrent beau­coup d’entre eux à une alliance, pas­sa­gère en théo­rie, avec le mar­xisme et le natio­na­lisme. L’Eglise, croyaient-ils, serait ain­si par­don­née de son alliance théo­rique d’intérêts avec la dic­ta­ture fran­quiste, et, ain­si, serait écou­tée lorsque advien­draient des temps nou­veaux. Cette ten­dance péné­tra de vastes et influents sec­teurs du cler­gé cata­lan qui diri­gea tous ses efforts vers la conquête des ins­tances et ins­ti­tu­tions de l’Eglise au ser­vice d’une pré­ten­due réno­va­tion conci­liaire et sociale. D’une manière sec­taire, des charges furent occu­pées, des ins­ti­tu­tions réorien­tées afin de mettre en œuvre des objec­tifs nou­veaux, des théo­ries et doc­trines consi­dé­rées comme dignes d’intérêt pour leur capa­ci­té d’interprétation de la réa­li­té, etc. Ce qui se pas­sa réel­le­ment fut que l’Eglise mit tous ses moyens, consi­dé­rables, au ser­vice du triomphe de l’idéologie mar­xiste et natio­na­liste. Les groupes socia­listes virent en cette Eglise le moyen qui allait leur per­mettre de se rendre popu­laires ; comme ils étaient mino­ri­taires et éli­tistes, seule l’Eglise conser­vait un ascen­dant sur les gens ordi­naires, catho­liques sin­cères.
D’autre part, les sec­teurs natio­na­listes exal­taient, au moins ini­tia­le­ment, tout ce qui pou­vait être chré­tien, pré­sen­tant l’aspect d’une grande proxi­mi­té avec la fidé­li­té sin­cère de la Cata­logne à l’Eglise catho­lique ; mais celle-ci l’était en tant qu’expression du génie, de l’identité natio­nale, comme quelque chose de sub­si­diaire du carac­tère abso­lu de la nation qui s’exprime à tra­vers sa langue, son folk­lore et sa reli­gion. La reli­gion ser­vait ain­si à la recons­truc­tion natio­nale hypo­thé­tique d’une nation non espa­gnole et plus inven­tée que réelle. Par cette double impos­ture, l’Eglise — beau­coup de ses membres et avec l’efficacité de ses œuvres et moyens — ser­vit d’une part à la dif­fu­sion d’idées socia­listes par­mi les gens simples des classes ouvrières, les éloi­gnant de la foi et, d’autre part, à la dif­fu­sion d’une concep­tion étrange de la patrie, abs­traite et géné­ra­trice de conscience col­lec­tive, qui atti­ra dans ses rangs une bonne part de la jeu­nesse catho­lique des classes moyennes, voire éle­vées. Le socia­lisme et le natio­na­lisme ayant atteint leur fin cultu­relle et sociale — s’installer dans l’esprit et le cœur des gens —, l’Eglise et la reli­gion deve­naient inutiles, et res­tèrent ain­si seules et aban­don­nées à leur sort. Non seule­ment l’Eglise n’est pas par­don­née, mais elle reste l’ennemi à détruire, puisqu’elle affirme ce qui est démo­cra­ti­que­ment inac­cep­table : la sou­ve­rai­ne­té du Christ sur l’homme, les nations, l’histoire. La mani­pu­la­tion de la mémoire his­to­rique à laquelle nous assis­tons quo­ti­dien­ne­ment est l’avant-garde de ce nou­veau Kul­tur­kampf.
Il n’est pas néces­saire de faire remar­quer que, comme il fal­lait s’y attendre, les fruits apos­to­liques de ces groupes enfer­més dans le pou­voir cultu­rel et édu­ca­tif des dio­cèses ont été presque inexis­tants : peu de conver­sions, déser­ti­fi­ca­tion des sémi­naires, dimi­nu­tion de la pra­tique sacra­men­telle et domi­ni­cale, sans comp­ter la part de res­pon­sa­bi­li­té dans la forte régres­sion de la nata­li­té en sous­cri­vant impli­ci­te­ment ou expli­ci­te­ment à cer­taines formes de culture de mort.

La tran­si­tion vers la sécu­la­ri­sa­tion

Comme l’a indi­qué Vicente Cár­cel Ortí dans son livre récent sur « L’Eglise et la tran­si­tion » ((. Vicente Cár­cel Ortí, La Igle­sia y la tran­si­ción españo­la, Edi­cep, Valence, 2003.)) , la posi­tion d’un grand nombre d’hommes d’Eglise, et non des moindres, aura été cru­ciale pour l’installation de la démo­cra­tie libé­rale en Espagne et pour le rejet de la confes­sion­na­li­té sécu­laire de l’Etat. Alors que très peu défen­daient la démo­cra­tie libé­rale au moment de la fin du régime fran­quiste (pas même les mou­ve­ments de gauche dans leurs mani­fes­ta­tions diverses, inté­res­sés davan­tage par une hypo­thé­tique révo­lu­tion), ce furent des catho­liques qui misèrent de manière claire en faveur de la voie qui s’ouvrait alors.
A l’opposé de ses pro­jets bien inten­tion­nés, la réa­li­té de la tran­si­tion poli­tique impli­qua une accé­lé­ra­tion hors pair du pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion : la démo­cra­tie libé­rale, ins­tal­lant dans les men­ta­li­tés le rela­ti­visme le plus abso­lu, a miné de manière indi­recte mais non moins effi­cace les der­niers rem­parts qui rete­naient encore l’immersion sécu­la­ri­sa­trice, déjà très avan­cée dans presque toutes les autres nations de l’Occident. D’autre part, la perte de la confes­sion­na­li­té de l’Etat impli­qua un coup dur por­té à l’identité tant de l’Espagne que de la Cata­logne, reniant de cette manière ce qui avait été le prin­cipe sécu­laire sur lequel s’était fon­dée la conscience qu’elles avaient d’elles-mêmes. Cette dimi­nu­tion iden­ti­taire ne pou­vait que se reflé­ter dans un regain des ten­dances natio­na­listes, ren­for­çant en Cata­logne l’hégémonie du natio­na­lisme néo­païen que nous avons déjà ana­ly­sée plus haut.
Le der­nier quart du XXe siècle est le théâtre de l’incapacité d’un monde catho­lique, accom­mo­dant et déso­rien­té, à s’opposer à un tor­rent qui l’envahit et qui est sys­té­ma­ti­que­ment exci­té par un pou­voir poli­tique qui peut dès lors agir sans obs­tacles à tra­vers l’éducation, les moyens de com­mu­ni­ca­tion, l’opinion publique, les lois, avec pour objec­tif final de mode­ler les consciences des citoyens d’après un cre­do dans lequel il n’y a nulle place pour le Christ. L’Etat moderne actuel, très tolé­rant face à d’autres mani­fes­ta­tions de désac­cord, a mon­tré sa saga­ci­té en refu­sant de céder quoi que ce soit lorsqu’il a impo­sé les lois sur le divorce et l’avortement, véri­table attaque en règle contre la famille, ou bien par son enga­ge­ment contre la trans­mis­sion des croyances et cou­tumes et dans le contrôle dra­co­nien de l’enseignement et de la télé­vi­sion. Le résul­tat en est que la trans­mis­sion de la Foi est faite en Cata­logne en claire oppo­si­tion avec les direc­tives du nou­vel ordre cultu­rel et social, et, de ce fait, est de plus en plus dif­fi­cile à concré­ti­ser dans le cli­mat irres­pi­rable actuel. On constate donc une nou­velle fois com­ment la démo­cra­tie libé­rale appa­rem­ment neutre se révèle être fina­le­ment le plus puis­sant moyen de déchris­tia­ni­sa­tion. Comme l’indique José María Alsi­na, citant Spi­no­za ((. Baruch Spi­no­za, Tra­ta­do teoló­gi­co polí­ti­co, Alian­za, Madrid, 1986, p. 46.))  dans son Trai­té théo­lo­gi­co-poli­tique, « les sou­ve­rains sont les dépo­si­taires et les inter­prètes, non seule­ment du droit civil, mais aus­si du droit sacré ; il leur revient uni­que­ment de déci­der ce qui est jus­tice et ce qui est injus­tice, pié­té ou impié­té ; et j’en conclus que, pour gar­der ce droit de la meilleure manière pos­sible et conser­ver la tran­quilli­té de l’Etat, on doit per­mettre à tout un cha­cun de pen­ser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense ». Fina­le­ment, la liber­té abso­lue est au ser­vice de la supré­ma­tie de l’Etat et de la mar­gi­na­li­sa­tion de l’Eglise.
Ce pano­ra­ma ne serait cepen­dant pas com­plet si nous ne diri­gions notre regard vers la réa­li­té, telle qu’elle est, libé­rée de tout filtre sta­tis­tique et socio­lo­gique. Nous y ver­rons que, si une bonne par­tie du peuple catho­lique cata­lan a été aban­don­née par beau­coup de ses pas­teurs croyant ser­vir une cause meilleure, si beau­coup d’œuvres d’éducation ont été déchris­tia­ni­sées, la culture catho­lique aban­don­née, de nom­breux catho­liques ont éga­le­ment main­te­nu durant des années leur fidé­li­té silen­cieuse à Rome et à son Pas­teur, fidé­li­té carac­té­ris­tique de la Cata­logne, laquelle, en 970, s’adressa à Rome, au siège même de Pierre, pour obte­nir la légi­ti­ma­tion de son prince. Ces groupes fidèles ont non seule­ment main­te­nu la pré­sence encore vive de la culture catho­lique, mais ont aus­si don­né de nom­breux fruits de voca­tions à la vie sacer­do­tale, reli­gieuse et fami­liale. La prière et la grâce, tou­jours pré­sentes, sur­abon­dantes là où abonde le péché, et le recours aux tré­sors de la tra­di­tion catho­lique, ont sus­ci­té des lieux où règnent une force joyeuse et une pro­fonde luci­di­té sur les temps pré­sents, les­quelles, pour d’autres, hors de l’Eglise, ou encore pré­sents en son sein, mais sans l’aide de ces milieux, furent une cause de déses­poir. Ce n’est que dans cette fidé­li­té à l’Eglise, à ses ensei­gne­ments et à l’expérience héri­tée de leurs pères, selon la manière typi­que­ment cata­lane de tirer les consé­quences pra­tiques de leur foi, que les catho­liques cata­lans pour­ront évan­gé­li­ser la socié­té apos­tate dans laquelle il leur a été don­né de vivre.