Revue de réflexion politique et religieuse.

La sécu­la­ri­sa­tion de la Cata­logne

Article publié le 4 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il ne faut pas non plus oublier que nous assis­tons à cette époque à la nais­sance en Espagne de l’Etat moderne, phé­no­mène nou­veau qui s’avérera déci­sif pour la trans­for­ma­tion de la socié­té. Faible encore au début du XIXe siècle, la spo­lia­tion des biens ecclé­sias­tiques sup­pose un saut qua­li­ta­tif dans son déve­lop­pe­ment. Tan­dis qu’on réus­sis­sait à finan­cer la créa­tion de la nou­velle machine bureau­cra­tique et des cam­pagnes mili­taires, et que se nouaient des com­pli­ci­tés avec quelques élites qui, béné­fi­ciant de la spo­lia­tion, lièrent leur chance à celle du régime libé­ral, l’Eglise catho­lique était affai­blie et repous­sée de son rôle social prin­ci­pal. L’expulsion des ordres reli­gieux et le déve­lop­pe­ment pro­gres­sif mené par l’Etat de l’éducation popu­laire consti­tuent d’autres jalons de cette trans­for­ma­tion fon­da­men­tale. A par­tir de ces fon­de­ments, le XXe siècle sera tout entier une démons­tra­tion du pou­voir impla­cable de l’Etat libé­ral à même de trans­for­mer les consciences, en ayant recours à des moyens crois­sants et tou­jours plus sophis­ti­qués et effi­caces.

La genèse du natio­na­lisme

Pour com­prendre la genèse du natio­na­lisme cata­lan, il nous faut nous pla­cer dans ce cadre his­to­rique de l’apparition et du déve­lop­pe­ment de l’Etat moderne, qui compte par­mi ses traits carac­té­ris­tiques un cen­tra­lisme par­ti­cu­liè­re­ment accen­tué. C’est dans ce contexte, l’alternative du car­lisme tra­di­tion­nel ayant été défaite par les armes, que va prendre corps en Cata­logne une nou­velle voie de sub­sti­tu­tion, celle du natio­na­lisme, qui main­tien­dra une appa­rence plus tra­di­tion­nelle dans des débuts hési­tants, mais qui très rapi­de­ment mon­tre­ra son carac­tère roman­tique et libé­ral. Com­mence ain­si une époque dans laquelle nous conti­nuons de nous trou­ver, qui est le théâtre de riva­li­tés entre égaux : un libé­ra­lisme cen­tra­li­sé contre un libé­ra­lisme sépa­ra­tiste, un natio­na­lisme qui affronte l’autre, avec les dyna­miques de pola­ri­sa­tion que cela implique. D’une manière inédite dans l’histoire de l’Espagne, orga­ni­sée selon une conver­gence natu­relle des peuples qui la com­posent, s’ouvre alors au sein même du libé­ra­lisme la dia­lec­tique entre sépa­ra­tistes et sépa­ra­teurs (les­quels excitent les ten­dances sépa­ra­tistes par leur cen­tra­lisme abso­lu). Si les dif­fé­rences his­to­riques, de langues, d’institutions, de lois et de cou­tumes poli­tiques étaient aupa­ra­vant consi­dé­rées comme les dif­fé­rentes expres­sions d’une même appar­te­nance espa­gnole diri­gées vers une fin qui était le plus sou­vent apos­to­lique, l’hégémonie libé­rale détruit cette concep­tion et la rem­place par une atti­tude de mépris et de défiance devant ce qui est authen­ti­que­ment cata­lan, atti­tude qui naît de l’absolutisme ratio­na­liste ou de l’idéologie jaco­bine de l’uniformité, tous deux étran­gers à la tra­di­tion cultu­relle espa­gnole. L’attitude symé­trique anti-espa­gnole dans laquelle le natio­na­lisme cata­lan a fait son nid a la même ori­gine idéo­lo­gique et, par consé­quent, pro­voque une situa­tion sans issue qui per­du­re­ra tout au long du XXe siècle.
Comme nous l’avons indi­qué, il n’y a qu’un pas de ce natio­na­lisme ini­tial aux terres de l’esprit roman­tique, colo­ré en cette occa­sion de ce qu’on pour­rait appe­ler le res­sen­ti­ment du vain­cu. L’impact du roman­tisme en Cata­logne est com­plexe ; on indi­que­ra ici sim­ple­ment, à la suite de Fran­cis­co Canals ((. Fran­cis­co Canals Vidal, Polí­ti­ca españo­la : pasa­do y futu­ro, Acer­vo, Bar­ce­lone, 1977.)) , la contra­dic­tion appa­rente d’une Renaixen­ça (renais­sance) cultu­relle cata­lane, moyen de dif­fu­sion du roman­tisme, qui pro­vient d’une école dans laquelle l’intégration lit­té­raire cas­tillane de la Cata­logne est par­faite. Un regard plus atten­tif fera décou­vrir que ces roman­tiques libé­raux, mépri­sant un pas­sé cata­lan très clai­re­ment catho­lique, adoptent l’intégration cas­tillane comme moyen pour être « modernes » ; une fois cette phase dépas­sée, ils per­sis­te­ront dans leur moder­ni­té, mais cette fois en affir­mant une nou­velle cata­la­ni­té, arti­fi­cielle et idéo­lo­gique, qui, pro­gres­si­ve­ment, sup­plan­te­ra l’ancienne iden­ti­té tra­di­tion­nelle et catho­lique de la Cata­logne. Par­fois, cette nou­velle iden­ti­té récu­pé­re­ra à son compte des sym­boles de l’ancienne ; en d’autres occa­sions, lorsque ceux-ci résis­te­ront à ce chan­ge­ment de leur signi­fi­ca­tion, ils seront direc­te­ment oubliés et rem­pla­cés par d’autres d’un nou­veau style. En Cata­logne on constate que le roman­tisme n’apprécie pas vrai­ment les images du pas­sé qu’il dit exal­ter, mais en use plu­tôt de manière sen­ti­men­tale à des fins pro­fon­dé­ment révo­lu­tion­naires.
Mais le natio­na­lisme, abs­trac­tion idéale d’une expé­rience sociale, celle de l’homme ordi­naire qui aime sa patrie, tend à réa­li­ser la syn­thèse de toutes les idéo­lo­gies natu­ra­listes en un pro­jet pra­tique. C’est là que réside sa force : c’est un pro­jet qui se nour­rit du désir natu­rel qu’ont l’être humain et les peuples d’une vie sociale plus juste et com­plète. Cette vie en com­mun idéale est alors enfer­mée dans le terme idéal de « Nation », et se conver­tit en abso­lu ; elle devient la réfé­rence du sens et de l’identité, la nou­velle conscience, la nou­velle liber­té et la nou­velle véri­té de l’homme nou­veau. Dans cette concep­tion nou­velle de la nation, l’omniprésence des dimen­sions maté­rielle, sociale et psy­cho­lo­gique devient une pos­si­bi­li­té pra­tique. Ce paga­nisme de la nation se trouve à la racine de la déchris­tia­ni­sa­tion paga­ni­sante de la Cata­logne contem­po­raine. Le natio­na­lisme a ser­vi pour mener à bien l’aspiration qui est celle de toute élite idéo­lo­gique : trans­for­mer ses idées en opi­nion par­ta­gée par tous et en cri­tère de juge­ment de la réa­li­té, en trans­for­mant ain­si de manière révo­lu­tion­naire tous les sec­teurs de la culture. L’extension du culte reli­gieux à la langue et à l’ethnie que favo­rise le natio­na­lisme — bien que dans cer­tains courts moments de sa phase ini­tiale il ait pu sem­bler être entre les mains de l’Eglise (ou au moins de cer­tains clercs, sou­vent bien inten­tion­nés) — a mon­tré son incom­pa­ti­bi­li­té avec la sur­vie de la foi chré­tienne d’un peuple. Une fois de plus, on voit que l’on ne peut pas ser­vir deux maîtres (Mt 6, 24). La confu­sion de l’amour natu­rel de la patrie et du pan­théisme natio­na­liste a fait de la nou­velle expé­rience de l’identité cata­lane un pro­duit idéo­lo­gique colo­ré de paga­nisme et dif­fé­rent dans son essence de l’expérience natu­relle anté­rieure. Le second mon­tra déter­mi­na­tion et zèle à éra­di­quer le pre­mier pour s’y sub­sti­tuer, avec une agres­si­vi­té variable mais une fin sem­blable et tenace.

La fai­blesse du régime fran­quiste

Le pro­ces­sus de déchris­tia­ni­sa­tion de la socié­té cata­lane n’est pas étran­ger aux causes géné­rales qui expliquent ce même phé­no­mène dans le reste de l’Espagne et dans tout l’Occident. Comme nous l’avons déjà indi­qué, l’action poli­tique constam­ment menée contre l’Eglise, d’une part, et de l’autre les atti­tudes de ral­lie­ment fon­dées sur une stra­té­gie de moindre mal conduite par étapes (le moindre mal d’aujourd’hui ouvre la porte à son dépas­se­ment par un mal encore plus grand demain, mais sus­cep­tible d’être dépas­sé par celui d’après-demain), ont affai­bli pro­gres­si­ve­ment l’influence sociale de l’Eglise. On pour­rait pen­ser que la vic­toire au terme de la guerre civile et l’instauration du régime fran­quiste auraient pu inver­ser cette ten­dance. Cepen­dant, les espoirs annon­cés se révé­lèrent rapi­de­ment infon­dés. Même si l’Eglise joua un rôle impor­tant sous le régime fran­quiste, la réa­li­té est que celui-ci, après d’importants affron­te­ments en son sein, déri­va tou­jours plus vers la tech­no­cra­tie et un libé­ra­lisme conser­va­teur, d’ordre, sous l’influence du grand allié de la guerre froide, les Etats-Unis. Etran­ger aux dis­putes doc­tri­nales, convain­cu de la soli­di­té d’un régime stable et pros­père, Fran­co aban­don­na le monde de la culture au mar­xisme, hégé­mo­nique dans les uni­ver­si­tés, édi­tions et autres lieux cultu­rels. En Cata­logne, ce phé­no­mène a été vécu avec une viru­lence par­ti­cu­lière, lorsque le mar­xisme s’est fon­du avec le natio­na­lisme dans ce qui se qua­li­fiait à l’époque de « mou­ve­ment de libé­ra­tion natio­nale ». Comme le sou­tient Emi­li Boro­nat, « en Cata­logne, porte d’accès de la culture euro­péenne en Espagne, le mariage appa­rem­ment contre-nature du gau­chisme et du natio­na­lisme, réunis sous la ban­nière de la lutte démo­cra­tique et anti­fran­quiste, conquit les esprits et les cœurs géné­reux de beau­coup de jeunes, les écar­tant en très peu d’années de l’Eglise ».
La décen­nie des années soixante voit une accé­lé­ra­tion de ce pro­ces­sus au sein même de l’Eglise. Immer­gés dans le cli­mat des excès post-conci­liaires et pro­fon­dé­ment com­plexés face à quelques puis­santes forces de gauche, de nom­breux catho­liques décident de s’unir avec enthou­siasme aux idées nou­velles, sou­vent, avec la foi du conver­ti, et une mau­vaise conscience à peine cachée, qui leur font occu­per des postes d’avant-garde dans les rangs de celui qui peu avant était leur enne­mi décla­ré (et sur ce point nous ne par­lons pas seule­ment d’une manière méta­pho­rique). Les ins­ti­tu­tions édu­ca­tives de l’Eglise, fon­dées et diri­gées pour la majo­ri­té d’entre elles par des ordres reli­gieux, sont l’un des domaines dans les­quels cette perte d’orientation fut par­ti­cu­liè­re­ment rapide. On assis­ta dans ces années à une situa­tion qui per­dure jusqu’à aujourd’hui : le monde catho­lique de l’éducation a aban­don­né les pré­sup­po­sés qui consti­tuaient le fon­de­ment de son action, res­tant ain­si désar­mé face à la pseu­do-science moderne et pri­son­nier d’un com­plexe d’infériorité. Cette espèce de sui­cide intel­lec­tuel a eu son équi­valent spi­ri­tuel dans l’arrêt bru­tal des voca­tions dans la majo­ri­té des ordres reli­gieux édu­ca­tifs qui, entrés en ago­nie, et devant une mort cer­taine, remirent leurs ins­ti­tu­tions entre les mains de groupes de pro­fes­seurs et parents dont les réfé­rences n’étaient déjà plus chré­tiennes.

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