Revue de réflexion politique et religieuse.

La poli­tique de Freud

Article publié le 4 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ce n’est pas ici le lieu de déve­lop­per une ana­lyse com­pa­rée entre la pen­sée juri­dique moderne et celle de Freud, dont l’horizon se meut entre une Wel­tan­schaaung inac­cep­table par Hobbes, par exemple, ou Rous­seau, et un résul­tat qui est le même, bien qu’il soit « jus­ti­fié » d’une manière bien dif­fé­rente et en vue de fins elles-aus­si dif­fé­rentes. Si la condi­tion d’existence de la socié­té est dans le fait que la majo­ri­té réus­sisse à s’imposer à la mino­ri­té, on devrait conclure que la convi­vance civile est abso­lu­ment arti­fi­cielle. Dans Malaise dans la civi­li­sa­tion, cela n’est tou­te­fois pas clair. Il semble en effet que Freud se contre­dise en confé­rant un sta­tut théo­rique à un arti­fice natu­rel­le­ment néces­saire. Comme il est aus­si pos­sible de poser l’hypothèse de l’état de nature, comme on l’a dit, et de sou­te­nir, par exemple, que pour être heu­reux il faut retrou­ver le che­min du retour aux condi­tions pri­mi­tives d’avant la civi­li­sa­tion. N’est-ce pas cela, une uto­pie ? Mais la cœr­ci­tion ne peut suf­fire à éta­blir la socié­té. Un ensemble d’individus contraints de vivre ensemble uni­que­ment par la force ne consti­tue­ra jamais une com­mu­nau­té d’hommes libres. Ce seront des esclaves sou­mis, ou bien des rebelles irré­duc­tibles, et sûre­ment pas pour les rai­sons idéo­lo­giques adop­tées par la psy­cha­na­lyse.

La concep­tion que Freud se fait de la socié­té le conduit, de manière aus­si cohé­rente qu’absurde, à sou­te­nir que le droit n’est que la force de la majo­ri­té. Mais la force n’est qu’un fait phy­sique d’où ne peuvent déri­ver ni obli­ga­tions morales ni obli­ga­tions juri­diques. Iden­ti­fier droit et force de la majo­ri­té est encore une thèse irra­tion­nelle qui rend vain le droit posi­tif lui-même, appe­lé à pré­ve­nir ou à sur­mon­ter des conflits qui, par le seul fait qu’ils sur­gissent, démontrent le carac­tère humain de la jus­tice. Le posi­ti­visme juri­dique de Freud est abso­lu. Il jus­ti­fie n’importe quelle déci­sion et le choix de n’importe quel moyen. Et pour­quoi donc serait-il licite que la majo­ri­té s’impose à la mino­ri­té ? Freud serait bien mal venu de répondre, avec Kel­sen par exemple, que le prin­cipe majo­ri­taire garan­tit l’autonomie poli­tique et intel­lec­tuelle de l’individu en socié­té, laquelle est, selon Kel­sen, contraire à la nature humaine et à ses exi­gences de liber­té ((. H. Kel­sen, La demo­cra­zia, Il Muli­no, Bologne 1984, pas­sim.)) . Quelle signi­fi­ca­tion, en effet, revêt une telle thèse — non moins inac­cep­table — si la conscience indi­vi­duelle « est la consé­quence du renon­ce­ment aux pul­sions » agres­sives ((. Freud, op. cit., p. 86.)) , c’est-à-dire si la socié­té (et donc la majo­ri­té et la force qu’elle impose comme droit) doit pré­exis­ter à la nais­sance de la conscience ? Enfin, conce­voir l’ordre social comme « une sorte de com­pul­sion de répé­ti­tion » et la jus­tice comme la simple « assu­rance que l’ordre ins­ti­tué ne sera enfreint à l’avantage de per­sonne », devrait conduire à admettre que tout ordre éta­bli est par­fait (ce qui repré­sente déjà pour Freud une dif­fi­cul­té, puisque la per­fec­tion d’un être ne peut être défi­nie que par rap­port à la nature même de cet être) et immuable (on devrait en conclure que l’ordre juri­dique aurait épui­sé sa fonc­tion, puisque rien ne doit être ordon­né là où tout est déjà dans l’ordre). Cela ne contre­dit pas seule­ment les exi­gences de la saine rai­son, mais aus­si les besoins de l’expérience quo­ti­dienne. La psy­cha­na­lyse, comme toute idéo­lo­gie, c’est-à-dire comme toute créa­tion pure­ment céré­brale, pré­sente donc des contra­dic­tions insur­mon­tables. D’un point de vue juri­di­co-poli­tique, elle se révêle être une forme d’anti-humanisme radi­cal. Elle repré­sente en fait la néga­tion des plus nobles exi­gences de l’homme, elle met entre paren­thèses l’expérience plu­tôt qu’elle ne l’explique, et quand elle tente de le faire, elle recourt à des tech­niques non jus­ti­fiées et qui en outre portent atteinte à la liber­té humaine. Freud se ferme ain­si à lui-même toute pos­si­bi­li­té de trou­ver le fon­de­ment et la fin de la socié­té, en la rédui­sant à la réa­li­té oppres­sive d’un pré­ten­du vita­lisme qui fait de l’homme la pire des créa­tures.

-->