La ville et les églises
Mais il faut, en outre, faire place à une « quatrième » dimension. C’est d’elle dont se chargent les lieux de plaisir ou de spectacles, les centres de loisirs et surtout les différentes formes de Disneylands qui prolifèrent ; ils doivent fabriquer et distribuer un opium du peuple euphorisant ; les « attractions » multiplient les « distractions » qui font du divertissement, dont Pascal donna une admirable critique, le nouveau roi du monde. Drogues sonores, drogues cinématographiques, jeux vidéo, réalités virtuelles, viennent compléter la panoplie des drogues chimiques qui permettent de « s’éclater », de « se défoncer ». Les taggers marquent d’ailleurs leur territoire de ce programme revendicateur : Sex, Dope and Rock’n Roll.
Cette architecture du vide et anti-humaine est tout à fait caractéristique d’un monde invertébré mais harcelant, où les intellectuels en vogue ne cessent de célébrer la mort de l’homme et la disparition du sujet ; elle fait le plein du vide après que d’autres ont fait le vide du plein. C’est pourquoi elle engendre toutes les formes possibles de marginalité, toutes les détresses et les fuites qui cherchent une chaleur artificielle et « conviviale » dans les clubs, les bandes ou les sectes.
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Qu’en est-il des églises chrétiennes dans ces systèmes babéliques ? On s’est souvent indigné de la formule qui faisait de la philosophie l’ancilla theologiæ, sans voir qu’ancilla voulait dire ici non pas domestique ni esclave mais bien servante au sens où l’on parle de « la servante du Seigneur ». Or aujourd’hui la situation a été inversée et la théologie est devenue bien souvent la servante de la philosophie, allant chercher dans la phénoménologie, l’évolutionnisme, l’existentialisme, le structuralisme, le heideggerianisme, voire dans le marxisme, des idéologies de regonflage. La nouvelle architecture n’a pas échappé à cette tendance.
Jadis existait une architecture sacrée. Les noms des architectes ayant construit les cathédrales nous sont la plupart du temps inconnus ; en revanche, chaque ouvrier signait d’une marque la pierre qu’il taillait. Maçons, sculpteurs de tympans et de chapiteaux, charpentiers, fondeurs de cloches, peintres, couvreurs, facteurs d’orgue, tous participaient dans une profonde communion à l’élévation d’un temple qui sanctifiait l’espace et le temps et à l’intérieur duquel les fidèles écouteraient la Parole de Dieu, chanteraient sa Gloire et battraient leur coulpe en confessant leurs péchés. Les Mystères de la Création, de l’Incarnation, de l’Eucharistie, de la Résurrection et du Jugement Dernier étaient ainsi célébrés en un édifice situé dans la ville mais s’en abstrayant.
Aujourd’hui il n’existe plus guère d’art sacré, mais seulement un art religieux qui, sous prétexte de vivre avec son temps, se laisse dévorer par celui-ci. La crainte d’être taxé de « passéiste » et le souci de « s’ouvrir à la modernité » ont fait des églises non plus des temples mais de simples bâtiments à usage liturgique. Blocs vitrés ressemblant à de grandes gares d’autobus, bâtiments en aluminium faisant songer au Musée Georges Pompidou ((. L’architecture de ce Musée, que les chauffeurs de taxi appellent « la raffinerie », est des plus édifiantes et illustre fort bien le rejet de la vie intérieure puisque tout ce qui, jusque là, était caché dans une construction (tuyaux, cables, etc.) se trouve exhibé au dehors.)) , ornementations issues d’un cubisme résiduel, allégories primaires, symbolisme de pacotille, rituels tenant parfois du sketch, font trop souvent des églises « modernes » ((. Le prestige de ce qui est moderne confine au terrorisme intellectuel ; à la moindre réserve émise à l’égard d’une œuvre qualifiée de “moderne”, on brandit aussitôt le spectre (hélas ! bien réel) des pogroms hitlériens contre « l’art dégénéré » ; mais on se garde de rappeler les persécutions staliniennes contre « l’art décadent bourgeois ».)) des édifices parmi d’autres édifices et qui ne s’en distinguent que par une croix fildeférique, à peine visible, disposée sur le toit. Lorsqu’on franchit la porte de tels bâtiments, on se surprend à y parler à haute voix tant l’atmosphère de recueillement dont est empreinte une église romane est absente de ce lieu. On n’y pénètre pas, on y entre comme on entre dans un magasin.
Dans La cathédrale, Huysmans avait fort bien évoqué l’être et la présence de la cathédrale, ce qu’elle irradiait, ce dont elle parlait à travers son silence, ce qu’elle apportait et que l’on aurait cherché en vain au dehors. La cathédrale dominait la ville, non à la façon d’un tyran, mais comme la Lumière qui rend toutes choses visibles. Aujourd’hui, l’église qui se donne la bonne conscience d’être « moderne » fait trop souvent partie de la ville, est noyée en elle et n’est plus perçue que comme un bâtiment parmi d’autres, à la manière du christianisme donné par certains pour une religion que l’on peut classer à côté de beaucoup d’autres.
Pour bien montrer que l’on vit « avec son siècle », on a même poussé la coquetterie, et ce que l’on a pris pour une charitable largeur d’esprit, jusqu’à demander à des architectes radicalement athées de dresser les plans d’une nouvelle église. L’exemple le plus célèbre est celui de la Chapelle de Ronchamp conçue par Le Corbusier dont on a oublié les profondes attaches avec le communisme soviétique. Théoricien de la « Ville Radieuse » (1935), du Modulor (1950) et de l’« unité d’habitation », champion du dégagement des surfaces par la construction de tours ((. A la veille de la dernière guerre, certains firent remarquer à Le Corbusier que, en cas de bombardement aérien, ses tours constitueraient des cibles sans aucune protection ; il répondit qu’il avait tout prévu en plaçant sur le toit de ces édifices de très épaisses plaques d’acier qui les protégeraient des explosions. On reste confondu devant tant de naïveté puisqu’il aurait suffi que les bombes explosent au sol à proximité de la base des tours pour que celles-ci s’écroulassent aussitôt comme de fragiles châteaux de cartes. )) et la systématisation de la circulation souterraine, auteur d’un plan pour une reconstruction totale de Paris, jouant les génies incompris des prisonniers de la routine, il se vit demander la construction de la petite chapelle (1950–1955) visitée aujourd’hui par un grand nombre de curieux que l’on aurait tort de prendre pour des pèlerins.
Souvent citée comme un excellent exemple de la capacité d’adaptation du christianisme au monde moderne, cette chapelle est bien un édifice religieux puisqu’elle a été construite pour que l’on puisse y célébrer la messe et que sa décoration recourt à des thèmes bibliques. Mais elle n’est pas un monument sacré. La construction de ce bâtiment par Le Corbusier n’a rien de comparable avec l’acte de foi des bâtisseurs de cathédrales. Le Corbusier a jeté les plans de cet édifice afin de l’élever à sa propre gloire et de montrer à tous que son génie n’était pas unidimensionnel. Et il a fort bien réussi puisque l’on cite la Chapelle de Ronchamp par Le Corbusier, alors que l’on ne cite jamais la Cathédrale de Reims par X. En outre, rien ne parle dans cette chapelle, la visite (car on la visite au même titre qu’un musée) est accompagnée de la distribution d’un mode d’emploi qui, avec un luxe de détails, explique au touriste ce que M. Le Corbusier a voulu faire et que l’on vous aide à décrypter. Tout y parle du maître d’œuvre, mais on n’y entend guère le Verbe rédempteur.
On a trop tendance aujourd’hui à oublier que la mission du christianisme n’est pas tellement de s’ouvrir au monde (ce que confesseurs, aumôniers, missionnaires, Filles de la charité ont d’ailleurs toujours fait) que d’ouvrir ce monde à une Lumière qu’il est bien incapable d’allumer et à laquelle la ville reste obstinément fermée malgré ses nombreuses lumières artificielles. L’évangélisation n’a rien à voir avec une vaccination, mais elle doit se préserver de la contagion ; aller vers l’autre n’implique pas que l’on se laisse contaminer par ce dont on cherche à le délivrer. Ce n’est pas le christianisme qui doit être modernisé, mais c’est ce qui est moderne qu’il faut christianiser.