Revue de réflexion politique et religieuse.

La ville et les églises

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Mais il faut, en outre, faire place à une « qua­trième » dimen­sion. C’est d’elle dont se chargent les lieux de plai­sir ou de spec­tacles, les centres de loi­sirs et sur­tout les dif­fé­rentes formes de Dis­ney­lands qui pro­li­fèrent ; ils doivent fabri­quer et dis­tri­buer un opium du peuple eupho­ri­sant ; les « attrac­tions » mul­ti­plient les « dis­trac­tions » qui font du diver­tis­se­ment, dont Pas­cal don­na une admi­rable cri­tique, le nou­veau roi du monde. Drogues sonores, drogues ciné­ma­to­gra­phiques, jeux vidéo, réa­li­tés vir­tuelles, viennent com­plé­ter la pano­plie des drogues chi­miques qui per­mettent de « s’éclater », de « se défon­cer ». Les tag­gers marquent d’ailleurs leur ter­ri­toire de ce pro­gramme reven­di­ca­teur : Sex, Dope and Rock’n Roll.
Cette archi­tec­ture du vide et anti-humaine est tout à fait carac­té­ris­tique d’un monde inver­té­bré mais har­ce­lant, où les intel­lec­tuels en vogue ne cessent de célé­brer la mort de l’homme et la dis­pa­ri­tion du sujet ; elle fait le plein du vide après que d’autres ont fait le vide du plein. C’est pour­quoi elle engendre toutes les formes pos­sibles de mar­gi­na­li­té, toutes les détresses et les fuites qui cherchent une cha­leur arti­fi­cielle et « convi­viale » dans les clubs, les bandes ou les sectes.

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Qu’en est-il des églises chré­tiennes dans ces sys­tèmes babé­liques ? On s’est sou­vent indi­gné de la for­mule qui fai­sait de la phi­lo­so­phie l’ancilla theo­lo­giæ, sans voir qu’ancilla vou­lait dire ici non pas domes­tique ni esclave mais bien ser­vante au sens où l’on parle de « la ser­vante du Sei­gneur ». Or aujourd’hui la situa­tion a été inver­sée et la théo­lo­gie est deve­nue bien sou­vent la ser­vante de la phi­lo­so­phie, allant cher­cher dans la phé­no­mé­no­lo­gie, l’évolutionnisme, l’existentialisme, le struc­tu­ra­lisme, le hei­deg­ge­ria­nisme, voire dans le mar­xisme, des idéo­lo­gies de regon­flage. La nou­velle archi­tec­ture n’a pas échap­pé à cette ten­dance.
Jadis exis­tait une archi­tec­ture sacrée. Les noms des archi­tectes ayant construit les cathé­drales nous sont la plu­part du temps incon­nus ; en revanche, chaque ouvrier signait d’une marque la pierre qu’il taillait. Maçons, sculp­teurs de tym­pans et de cha­pi­teaux, char­pen­tiers, fon­deurs de cloches, peintres, cou­vreurs, fac­teurs d’orgue, tous par­ti­ci­paient dans une pro­fonde com­mu­nion à l’élévation d’un temple qui sanc­ti­fiait l’espace et le temps et à l’intérieur duquel les fidèles écou­te­raient la Parole de Dieu, chan­te­raient sa Gloire et bat­traient leur coulpe en confes­sant leurs péchés. Les Mys­tères de la Créa­tion, de l’Incarnation, de l’Eucharistie, de la Résur­rec­tion et du Juge­ment Der­nier étaient ain­si célé­brés en un édi­fice situé dans la ville mais s’en abs­trayant.
Aujourd’hui il n’existe plus guère d’art sacré, mais seule­ment un art reli­gieux qui, sous pré­texte de vivre avec son temps, se laisse dévo­rer par celui-ci. La crainte d’être taxé de « pas­séiste » et le sou­ci de « s’ouvrir à la moder­ni­té » ont fait des églises non plus des temples mais de simples bâti­ments à usage litur­gique. Blocs vitrés res­sem­blant à de grandes gares d’autobus, bâti­ments en alu­mi­nium fai­sant son­ger au Musée Georges Pom­pi­dou ((. L’architecture de ce Musée, que les chauf­feurs de taxi appellent « la raf­fi­ne­rie », est des plus édi­fiantes et illustre fort bien le rejet de la vie inté­rieure puisque tout ce qui, jusque là, était caché dans une construc­tion (tuyaux, cables, etc.) se trouve exhi­bé au dehors.)) , orne­men­ta­tions issues d’un cubisme rési­duel, allé­go­ries pri­maires, sym­bo­lisme de paco­tille, rituels tenant par­fois du sketch, font trop sou­vent des églises « modernes » ((. Le pres­tige de ce qui est moderne confine au ter­ro­risme intel­lec­tuel ; à la moindre réserve émise à l’égard d’une œuvre qua­li­fiée de “moderne”, on bran­dit aus­si­tôt le spectre (hélas ! bien réel) des pogroms hit­lé­riens contre  « l’art dégé­né­ré » ; mais on se garde de rap­pe­ler les per­sé­cu­tions sta­li­niennes contre « l’art déca­dent bour­geois ».))  des édi­fices par­mi d’autres édi­fices et qui ne s’en dis­tinguent que par une croix fil­de­fé­rique, à peine visible, dis­po­sée sur le toit. Lorsqu’on fran­chit la porte de tels bâti­ments, on se sur­prend à y par­ler à haute voix tant l’atmosphère de recueille­ment dont est empreinte une église romane est absente de ce lieu. On n’y pénètre pas, on y entre comme on entre dans un maga­sin.
Dans La cathé­drale, Huys­mans avait fort bien évo­qué l’être et la pré­sence de la cathé­drale, ce qu’elle irra­diait, ce dont elle par­lait à tra­vers son silence, ce qu’elle appor­tait et que l’on aurait cher­ché en vain au dehors. La cathé­drale domi­nait la ville, non à la façon d’un tyran, mais comme la Lumière qui rend toutes choses visibles. Aujourd’hui, l’église qui se donne la bonne conscience d’être « moderne » fait trop sou­vent par­tie de la ville, est noyée en elle et n’est plus per­çue que comme un bâti­ment par­mi d’autres, à la manière du chris­tia­nisme don­né par cer­tains pour une reli­gion que l’on peut clas­ser à côté de beau­coup d’autres.
Pour bien mon­trer que l’on vit « avec son siècle », on a même pous­sé la coquet­te­rie, et ce que l’on a pris pour une cha­ri­table lar­geur d’esprit, jusqu’à deman­der à des archi­tectes radi­ca­le­ment athées de dres­ser les plans d’une nou­velle église. L’exemple le plus célèbre est celui de la Cha­pelle de Ron­champ conçue par Le Cor­bu­sier dont on a oublié les pro­fondes attaches avec le com­mu­nisme sovié­tique. Théo­ri­cien de la « Ville Radieuse » (1935), du Modu­lor (1950) et de l’« uni­té d’habitation », cham­pion du déga­ge­ment des sur­faces par la construc­tion de tours ((. A la veille de la der­nière guerre, cer­tains firent remar­quer à Le Cor­bu­sier que, en cas de bom­bar­de­ment aérien, ses tours consti­tue­raient des cibles sans aucune pro­tec­tion ; il répon­dit qu’il avait tout pré­vu en pla­çant sur le toit de ces édi­fices de très épaisses plaques d’acier qui les pro­té­ge­raient des explo­sions. On reste confon­du devant tant de naï­ve­té puisqu’il aurait suf­fi que les bombes explosent au sol à proxi­mi­té de la base des tours pour que celles-ci s’écroulassent aus­si­tôt comme de fra­giles châ­teaux de cartes. ))  et la sys­té­ma­ti­sa­tion de la cir­cu­la­tion sou­ter­raine, auteur d’un plan pour une recons­truc­tion totale de Paris, jouant les génies incom­pris des pri­son­niers de la rou­tine, il se vit deman­der la construc­tion de la petite cha­pelle (1950–1955) visi­tée aujourd’hui par un grand nombre de curieux que l’on aurait tort de prendre pour des pèle­rins.
Sou­vent citée comme un excellent exemple de la capa­ci­té d’adaptation du chris­tia­nisme au monde moderne, cette cha­pelle est bien un édi­fice reli­gieux puisqu’elle a été construite pour que l’on puisse y célé­brer la messe et que sa déco­ra­tion recourt à des thèmes bibliques. Mais elle n’est pas un monu­ment sacré. La construc­tion de ce bâti­ment par Le Cor­bu­sier n’a rien de com­pa­rable avec l’acte de foi des bâtis­seurs de cathé­drales. Le Cor­bu­sier a jeté les plans de cet édi­fice afin de l’élever à sa propre gloire et de mon­trer à tous que son génie n’était pas uni­di­men­sion­nel. Et il a fort bien réus­si puisque l’on cite la Cha­pelle de Ron­champ par Le Cor­bu­sier, alors que l’on ne cite jamais la Cathé­drale de Reims par X. En outre, rien ne parle dans cette cha­pelle, la visite (car on la visite au même titre qu’un musée) est accom­pa­gnée de la dis­tri­bu­tion d’un mode d’emploi qui, avec un luxe de détails, explique au tou­riste ce que M. Le Cor­bu­sier a vou­lu faire et que l’on vous aide à décryp­ter. Tout y parle du maître d’œuvre, mais on n’y entend guère le Verbe rédemp­teur.
On a trop ten­dance aujourd’hui à oublier que la mis­sion du chris­tia­nisme n’est pas tel­le­ment de s’ouvrir au monde (ce que confes­seurs, aumô­niers, mis­sion­naires, Filles de la cha­ri­té ont d’ailleurs tou­jours fait) que d’ouvrir ce monde à une Lumière qu’il est bien inca­pable d’allumer et à laquelle la ville reste obs­ti­né­ment fer­mée mal­gré ses nom­breuses lumières arti­fi­cielles. L’évangélisation n’a rien à voir avec une vac­ci­na­tion, mais elle doit se pré­ser­ver de la conta­gion ; aller vers l’autre n’implique pas que l’on se laisse conta­mi­ner par ce dont on cherche à le déli­vrer. Ce n’est pas le chris­tia­nisme qui doit être moder­ni­sé, mais c’est ce qui est moderne qu’il faut chris­tia­ni­ser.

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