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Culture de masse. Un entre­tien avec Jacques Ellul

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 31, pp.51–55]

CATHOLICA — Dans ce monde tech­ni­ci­sé à outrance, que peut bien signi­fier la rela­tion entre l’art et la nature ?

Jacques ELLUL — Dans la mesure où l’art moderne n’a plus les cri­tères anciens et tra­di­tion­nels, soit du beau des hautes périodes esthé­tiques, soit d’un sens reli­gieux, il dépend en défi­ni­tive des ins­tru­ments tech­niques que l’on pos­sède de plus en plus. D’autre part l’art moderne répond à un cer­tain nombre de besoins pro­vo­qués par la tech­nique elle-même chez l’homme, et en par­ti­cu­lier un besoin de dis­trac­tion. Il ne s’agit plus de beau ni de sens mais de dis­trac­tion. En réa­li­té l’homme moderne est tel­le­ment pris dans son tra­vail, dans la sur­ac­ti­vi­té de la socié­té dans laquelle nous nous trou­vons, qu’il a besoin par moments d’une éva­sion que l’art peut très sou­vent lui offrir. Je crois que l’art moderne est très carac­té­ris­tique dans ce domaine. Mais l’homme n’échappe pas vrai­ment de cette façon au monde moderne, parce que presque tous les moyens de cet art sont des moyens très tech­niques comme la télé­vi­sion ou le ciné­ma. Dans ces condi­tions l’art n’est plus à la recherche d’un sens, il n’a plus que la fonc­tion de faire échap­per à la condi­tion humaine, mais sans que cela soit posi­ti­ve­ment créa­teur pour l’homme. L’art n’aide pas l’homme à se créer une per­son­na­li­té en face ou au milieu de ce monde tech­ni­cien. Tout l’art actuel reste dans le monde tech­ni­cien soit parce qu’il en dépend direc­te­ment soit parce que ce monde nous a appris à voir la réa­li­té autre­ment que nous ne la voyons spon­ta­né­ment par nos yeux et à la décom­po­ser. Par exemple, nous super­po­sons les vues que nous connais­sons par le micro­scope à la réa­li­té des objets qui nous entourent et cette manière de pro­cé­der nous habite invo­lon­tai­re­ment.
Nous nous trou­vons ain­si plon­gés dans une nou­velle réa­li­té à deux points de vue : la réa­li­té qui dépend direc­te­ment de la tech­nique, et la réa­li­té d’une vision dif­fé­rente du monde que l’on trouve par exemple dans la rela­tion avec la nature. L’Occidental n’a plus du tout la même rela­tion à la nature que celle qu’on a eue depuis des dizaines de mil­liers d’années. La nature pour lui n’est plus son milieu, dis­pen­sa­trice de ce qui lui per­met de vivre, elle est prin­ci­pa­le­ment un cadre de dis­trac­tion et de diver­tis­se­ment et en cela elle rejoint l’art. En témoignent ces sports nou­veaux qui sont à la fois en lien avec la nature et une néga­tion de la nature où par exemple l’idéal est d’utiliser la neige pour faire du ski. J’ai connu le plai­sir de mar­cher dans la neige sans aucune espèce d’idée de sport ou de com­pé­ti­tion, sim­ple­ment parce que c’était une rela­tion dif­fé­rente avec un monde qui n’était pas le monde cou­rant que je trou­vais en ville. C’est toute la dif­fé­rence entre pro­fi­ter de la mon­tagne parce que c’est extra­or­di­nai­re­ment agréable de faire une grande ran­don­née dans des sen­tiers qui ne sont pas connus et la com­pé­ti­tion, l’utilisation de la mon­tagne et de la neige pour faire des choses extra­or­di­naires. Mais pré­ci­sé­ment c’est ne plus connaître la nature que faire des choses extra­or­di­naires.

Les artistes disent sou­vent reje­ter la socié­té, et les modernes plus haut que les autres, mais on ne les entend pas sur ce sujet qui les concerne pour­tant au plus haut point.

Il ne faut pas oublier que l’art a tou­jours pré­ten­du être dif­fé­rent et dis­tant de la socié­té alors qu’en défi­ni­tive il en dépen­dait. Aujourd’hui les artistes contestent cette socié­té mais pro­duisent curieu­se­ment des poèmes, des pein­tures qui cor­res­pondent exac­te­ment aux goûts de l’homme de cette socié­té. Ils n’ont donc pas vrai­ment mis en ques­tion la socié­té, sinon ils ne seraient pas reçus. Je pense à tel ou tel écri­vain qui vrai­ment s’attaque au fon­de­ment de cette socié­té, comme Ber­nard Char­bon­neau dont les livres ne sont pas reçus parce que ce qu’il écrit n’est pas accep­table. Il récuse en effet la socié­té occi­den­tale telle qu’elle existe main­te­nant avec son condi­tion­ne­ment d’une part et son expan­sion­nisme d’autre part. L’élément le plus déter­mi­nant est que le monde dans lequel nous vivons est expan­sion­niste : il ne sup­porte pas d’autre forme que lui-même.

Sur­tout quand il a les moyens tech­niques de s’imposer…

Il ne faut pas oublier que la volon­té de puis­sance a tou­jours été une ten­dance de l’homme et que la tech­nique donne à celui-ci une puis­sance comme il n’en a jamais eu et il est loin d’être satu­ré de cette puis­sance. Il veut tou­jours faire quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus extra­or­di­naire. C’est la grande ten­ta­tion que la tech­nique favo­rise consi­dé­ra­ble­ment.
On n’arrête pas de par­ler d’immortalité ou de choses de ce genre et nous en sou­rions faci­le­ment main­te­nant, mais cela reste dans la pen­sée interne de l’homme, ce n’est pas sim­ple­ment illu­soire. La crois­sance tech­nique lui per­met chaque année de faire de nou­velles expé­riences au point de vue bio­lo­gique, etc., et de prendre pos­ses­sion de plus en plus du domaine de la vie.
Les choses sont très cohé­rentes, c’est-à-dire coexistent. La tech­nique n’a pas de sens par elle-même et plus elle se déve­loppe, plus elle déve­loppe un monde qui n’a pas de sens car les signi­fi­ca­tions, les orien­ta­tions de la vie que l’homme pos­sé­dait anté­rieu­re­ment, ont dis­pa­ru. Par exemple, pour l’Occident, l’orientation chré­tienne. Les chré­tiens au lieu de s’affirmer net­te­ment, droi­te­ment et de façon très stricte, non pas contre, mais en face de ce monde sans signi­fi­ca­tion cherchent constam­ment à biai­ser, à trou­ver par quelle voie on pour­rait conci­lier la tech­nique et la foi, la science et la foi, etc. Comme si la conci­lia­tion était l’idéal. Alors que — et je reste très mar­xiste à ce point de vue — je crois que c’est dans la contra­dic­tion que l’on peut évo­luer le plus posi­ti­ve­ment. Et je pense que si les chré­tiens avaient le sens de leur voca­tion dans cette socié­té, ils seraient une force de contra­dic­tion, une sorte de contre-pou­voir.

A pro­pos de confor­misme, vous avez sou­vent mon­tré que la télé­vi­sion tenait en ce domaine un rôle pri­vi­lé­gié.

Je crois que la télé­vi­sion est un très fort élé­ment de confor­misme parce qu’elle donne des modèles de vie aus­si bien dans les his­toires qui sont racon­tées que dans le type de dis­trac­tion qu’elle four­nit et dans le style d’information. Tout cela dépend en défi­ni­tive d’énormes com­plexes indus­triels ou d’une élite intel­lec­tuelle qui s’est consti­tuée autour des médias et c’est en rela­tion avec les struc­tures de la socié­té que la télé­vi­sion four­nit ces images. Alors elle tend à confor­mer l’homme à la socié­té dans laquelle il se trouve, pré­ci­sé­ment parce que ces émis­sions ne sont pas faites au hasard. Elles ne sont certes pas faites en vue de confor­mi­ser mais elles expriment la socié­té dans laquelle nous nous trou­vons. Je n’accuserai per­sonne de cher­cher à pro­duire un cer­tain type d’homme, mais il se trouve qu’en réa­li­té l’homme qui regarde beau­coup la télé­vi­sion devient très conforme à ce qu’on attend de lui dans la socié­té.
Ce phé­no­mène dépend aus­si de la socié­té, bien enten­du, mais la télé­vi­sion est un ins­tru­ment excep­tion­nel par son impact. Quand on écoute un dis­cours, quand on lit un article, on a le temps de faire la cri­tique. A la télé­vi­sion vous n’en avez pas le temps, vous gar­dez sim­ple­ment une impres­sion. Vous avez vu les Croates mas­sa­crés, un point c’est tout. Vous n’allez cher­cher au-delà ni les racines ni la signi­fi­ca­tion. Je crois que c’est très impor­tant quant à la perte d’esprit cri­tique.
On rejoint par là le domaine de l’art en ce sens qu’une pein­ture pro­duit une impres­sion qu’un dis­cours sur le même sujet ne pro­dui­ra pas. En effet, le visuel donne le sens de la réa­li­té que la parole ne donne jamais. Ici je rac­cro­che­rai la dis­tinc­tion que j’ai faite et qui je crois est impor­tante, à savoir que la parole est de l’ordre de la véri­té, c’est-à-dire qu’elle dit le vrai ou le men­songe et que le visuel est de l’ordre de la réa­li­té et qu’il fait voir des choses exactes ou fausses. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Dans un cas il s’agit de la véri­té, qui peut aus­si bien être la Véri­té éter­nelle, et dans l’autre cas c’est le réel que nous avons sous les yeux et ce réel est beau­coup plus immé­dia­te­ment res­sen­ti.

Or le réel ne prend sa pleine valeur que lorsqu’il est com­plet : ce n’est pas la même chose de voir un pay­sage com­plet ou juste une petite pho­to du pay­sage. Or la télé­vi­sion ne donne jamais qu’une petite pho­to du monde réel. C’est très agréable d’avoir des illus­tra­tions. Mais il faut savoir que ce ne sont que des illus­tra­tions.
Et l’interprétation ne peut se faire qu’à condi­tion d’avoir le temps, d’avoir d’autres sources de docu­men­ta­tion, etc., et il est très dif­fi­cile de pas­ser d’un lan­gage visuel à un lan­gage par­lé. J’ai long­temps diri­gé un ciné-club dans lequel je fai­sais un expo­sé après la pro­jec­tion du film. Le moment où j’étais obli­gé de pas­ser de cette forme de lan­gage que je venais d’avoir pen­dant deux heures avec le film à un lan­gage qui était par­lé était un moment très dif­fi­cile parce que fina­le­ment ce n’est pas le même lan­gage, ce ne sont pas les mêmes enchaî­ne­ments ni les mêmes moyens d’expression. D’où la dif­fi­cul­té de faire une cri­tique cor­recte sur un film dont on n’a gar­dé que des séquences ou la ligne géné­rale.

En fin de compte, vou­lez-vous dire que la télé­vi­sion paraît avoir pris la place de la pein­ture et plus géné­ra­le­ment des arts visuels ?

C’est-à-dire que la pein­ture a été obli­gée de chan­ger de cadre et de moyens d’expression pour échap­per à n’être qu’un rési­du des médias visuels. Cela a d’ailleurs pro­duit des effets extrê­me­ment heu­reux. Les peintres ont été obli­gés de trou­ver des formes nou­velles, et nom­breux sont quand même ceux qui ont su échap­per à l’imitation pure et simple de la réa­li­té ou à la ten­ta­tion de par­tir dans le pur ima­gi­naire ou le sur­réel qui n’a pas de sens pour l’homme. Par contre il y a un cer­tain nombre de peintres qui ont su tra­duire un sur­réel qui n’était pas sim­ple­ment une éva­sion. J’attends de la pein­ture qu’elle m’apporte un sens du réel et pas sim­ple­ment sa repro­duc­tion.

Est-ce que vous pen­sez que cette perte de sens, aus­si bien en ce qui concerne l’art que la télé­vi­sion, est défi­ni­tive ? Y a‑t-il un espoir d’en sor­tir ?

L’art ne peut retrou­ver sa force cri­tique et sa parole que s’il rompt avec le sys­tème tech­ni­cien, cesse de fonc­tion­ner dans le brut et le per­mu­ta­tion­nel, de se pas­sion­ner pour des maté­riaux et des engins nou­veaux, etc. On ne peut évi­ter de retom­ber dans les valeurs, l’éthique et le sens. Un sens qui en même temps soit signi­fi­ca­tion de notre vie et direc­tion pour notre volon­té. Je suis convain­cu que sauf effon­dre­ment de la socié­té occi­den­tale l’homme retrou­ve­ra un sens parce que trop de gens en souffrent. Je ren­contre d’ailleurs dans tous les milieux, même les plus simples, des gens qui me disent que la vie n’a pas de sens ou qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue et qu’il n’est pas pos­sible que cela conti­nue indé­fi­ni­ment comme cela. Il fau­dra retrou­ver un sens et je pense dans une cer­taine mesure à ces jeunes qui retrouvent un sens de la com­mu­nau­té chré­tienne à tra­vers de nom­breux groupes. Ce n’est pas une action arti­fi­cielle de l’Eglise, cela vient du fond d’eux-mêmes. Ils ont besoin de trou­ver quelque chose qui vaut la peine d’être vécu.

Mais actuel­le­ment il n’y a guère de pro­po­si­tions de rem­pla­ce­ment…

Non, dans la mesure où la der­nière à laquelle on ait cru — moi aus­si j’y ai cru pen­dant long­temps — a été le socia­lisme, et le socia­lisme est raté. Alors on ne peut plus mettre son espoir dans le sens de la vie et l’avenir de la socié­té socia­listes. Il faut évi­dem­ment trou­ver autre chose.
C’est une ques­tion poli­tique et une ques­tion spi­ri­tuelle en même temps. Je suis chré­tien et je dirai que c’est dans une réno­va­tion du chris­tia­nisme, non pas une mise à jour et une adap­ta­tion à la socié­té tech­ni­cienne, mais presque une intran­si­geance. Il faut que le chris­tia­nisme soit car­ré­ment du chris­tia­nisme et pas quelque chose de miti­gé. Chaque fois que j’ai ren­con­tré des gens qui ont retrou­vé la foi chré­tienne et des gens qui ont retrou­vé le sens autre que rituel, tra­di­tion­nel de la Révé­la­tion de Jésus-Christ, ils retrou­vaient un sens de leur vie. Il n’y a pas de doute. Je ne dis pas que ce soit le seul, je ne serai pas exclu­sif. Je ne jet­te­rai pas l’excommunication sur d’autres recherches, mais pour moi c’est celle qui me paraît de loin la plus riche et répon­dant le plus aux besoins de l’homme actuel. Parce que c’est dans un chris­tia­nisme, non pas réno­vé, mais pen­sé en fonc­tion de notre socié­té qu’il y a les vraies réponses. Quand je dis chris­tia­nisme, pour moi évi­dem­ment, qui suis pro­tes­tant, je pense for­cé­ment à la Bible. Le texte biblique est un texte qui peut se lire aujourd’hui exac­te­ment comme il y a mille ou deux mille ans et appor­ter à l’homme actuel je ne dis pas une réponse mais un cer­tain type de ques­tion et un hori­zon qui est dif­fé­rent et tout à fait moderne.
Un élé­ment impor­tant est de ne pas appor­ter des réponses toutes faites. C’est quelque chose que l’homme ne cesse de trou­ver dans la socié­té : on lui four­nit des réponses auto­ma­tiques, caté­go­rielles, sec­to­rielles. Le chris­tia­nisme doit au contraire poser les vraies ques­tions et deman­der à l’homme de répondre à ces vraies ques­tions. Il ne s’agit pas du tout d’une dog­ma­tique, ni de faire une éthique chré­tienne qui s’appliquerait comme ça mais il s’agit de mettre l’homme en mou­ve­ment dans sa liber­té, lui affir­mer qu’il est libé­ré par Dieu et que, à par­tir de cette liber­té, il doit inven­ter un sens à sa propre vie, et que c’est pos­sible.