Revue de réflexion politique et religieuse.

Crise des voca­tions : essai de diag­nos­tic

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Quand on voit l’obstination de cer­tains à se récla­mer d’un cler­gé spé­ci­fi­que­ment dio­cé­sain en face d’un cler­gé reli­gieux pour jus­ti­fier de bien frêles édi­fices dits pas­to­raux aux­quels les prêtres des nou­veaux ins­ti­tuts ne s’adapteraient pas faute, selon eux, d’ouverture au monde de ce temps, on a de quoi pen­ser que l’absence d’une spi­ri­tua­li­té sacer­do­tale pro­fonde cherche ses excuses où elle le peut. Car si ces jeunes prêtres peu enclins à suivre leurs aînés dans l’effacement de l’identité sacer­do­tale et reli­gieuse affichent leur désir de soli­di­té doc­tri­nale, de beau­té litur­gique et de vie d’oraison, ce n’est pas par inadap­ta­tion à leur temps mais bien parce qu’ils sont d’une géné­ra­tion que l’on a par trop trom­pée, délais­sée, détour­née, assoif­fée, et qui veut retrou­ver les sources vives dont on lui avait tu l’existence. Il y a des signes qui ne trompent pas : une voca­tion dura­ble­ment épa­nouie, équi­li­brée, solide ne sera jamais au terme d’encasernements qui brisent la per­son­na­li­té et la com­pressent dans un moule (excès du côté du Père, mais excès parce qu’on limite la pater­ni­té au risque de lui reti­rer ce qui lui est essen­tiel : la confiance qui fait gran­dir une liber­té), ni d’exaltations qui se révè­le­ront des feux de paille (excès du côté de l’Esprit, mais excès parce qu’on oublie qu’Il est l’Esprit pro­cé­dant du Père). Cer­tains effets de nombre peuvent faire illu­sion : les décep­tions et les effon­dre­ments n’en seront que plus rudes. Ni l’image du prêtre du pas­sé (quel pas­sé ?), ni celle de celui des temps modernes, ni du reste celle du prêtre « clas­sique » ne suf­fisent à expri­mer le sacer­doce de Jésus-Christ.
Aujourd’hui, le sacer­doce est pla­cé devant la néces­si­té de s’affirmer ou de périr. La men­ta­li­té actuelle est anti-sacrale. Elle n’est pas païenne, elle n’est pas bar­bare, elle est post-chré­tienne. Elle a rom­pu avec l’enracinement sacré de la culture humaine. En ce sens, notre culture n’en est pas une. C’est une post-culture, quelque chose d’essentiellement a‑humain, in-humain, puisque l’identité humaine en elle-même y est mena­cée. Jamais l’homme, sous aucun cli­mat ni aucune lati­tude, ne s’est pas­sé du sacré. Toute socié­té est fon­dée sur le sacré, n’est viable que par le sacré. C’est ain­si que toute théo­rie struc­tu­ra­liste de l’interdit de l’inceste est vouée à l’échec parce qu’elle exclut a prio­ri le sacré comme tel. L’interdit de l’inceste n’est pas à l’origine de la socié­té, parce que pour qu’un inter­dit soit pos­sible, il faut que la socié­té et le lan­gage existent déjà. Le sacré est la seule expli­ca­tion, non comme sys­tème qui serait le sys­tème sacral, mais comme loi ins­crite au fond de l’esprit humain et exi­geant pour la per­sonne une pater­ni­té, une mater­ni­té incon­fu­sibles, loi éta­blie par un ordre trans­cen­dant uni­ver­sel auquel l’homme doit son exis­tence et auquel il doit se sou­mettre incon­di­tion­nel­le­ment sous peine de mort.
Voi­là jus­te­ment ce qui fâche la men­ta­li­té moderne : devoir accep­ter un ordre que l’on n’aurait pas fabri­qué soi-même et que l’on ne res­te­rait pas maître de modi­fier à son gré. Plus pro­fon­dé­ment : se rece­voir d’un Autre du monde, et donc accep­ter une auto­ri­té, une loi morale, un salut, fina­le­ment un amour, comme la cause de notre exis­tence et sa fin et, dans cette logique, accep­ter la per­sonne dans sa « struc­ture » inter­sub­jec­tive, dans son ouver­ture onto­lo­gique, comme être fon­da­men­ta­le­ment com­mu­nau­taire, fami­lial, bref recon­naître l’existence d’une nature humaine et l’ouverture de cette nature vers un ordre trans­cen­dant, celui de la grâce. Ce moderne refus de la nature « sociale » de l’homme, enra­ci­née dans une trans­cen­dance — socié­té (dans le sens pre­mier et plein du mot) et trans­cen­dance étant insé­pa­rables et consti­tuant le reli­gieux, éty­mo­lo­gi­que­ment « ce qui relie » —, s’accompagne curieu­se­ment d’une sur­en­chère de socio­lo­gie, en fait d’une alié­na­tion de la per­sonne à la « socié­té » (ce qui s’appelle « socia­li­ser ») qui n’est en fait que la col­lec­ti­vi­té et n’a plus rien à voir avec une socié­té natu­relle hié­rar­chi­sée et orga­ni­sée selon le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té (famille, peuple, nation, cité, petite patrie…), mais une masse gérée et diri­gée par l’arbitraire ou par l’idéologie, bras­sant et broyant des indi­vi­dus qui ne sont rien les uns pour les autres, si ce n’est tout au plus des action­naires har­gneux pro­té­geant pro­vi­soi­re­ment des inté­rêts soi-disant com­muns dont la confi­gu­ra­tion est sus­cep­tible de modi­fi­ca­tions per­ma­nentes.
Le sacer­doce se situe au point de contact entre la nature et la grâce. Il est donc dou­ble­ment exclu en ce monde : exclu de par son rap­port à la nature, exclu de par son rap­port à la grâce. Dans la mesure où la nature est per­due de vue comme « fas­ciste » ou « inté­griste », dans la mesure où la grâce ne signi­fie plus rien dans une concep­tion moder­niste, pour laquelle l’homme trouve en lui-même la capa­ci­té et la réa­li­sa­tion de son propre accom­plis­se­ment.
Le sacer­doce est la vie de l’Eglise comme il est le salut des socié­tés. Du côté de la socié­té, une confu­sion mor­telle entre laï­ci­té et laï­cisme a pri­vé le monde occi­den­tal du sacer­doce chré­tien qui était sa chance et son apa­nage. Du côté de l’Eglise, la perte de sens du sacer­doce, ou peut-être plu­tôt sa dilu­tion, a détour­né les éner­gies et l’attention vers un mora­lisme et un acti­visme, théo­lo­gi­que­ment un volon­ta­risme ou encore, pour appe­ler les choses par leur nom, un péla­gia­nisme. On a cher­ché le salut dans des pro­cé­dures, des tech­niques, des réclames, des pro­pa­gandes, des réus­sites ins­ti­tu­tion­nelles, toutes choses excel­lentes en elles-mêmes, mais qui s’essoufflent faute de l’inspiration qui seule les jus­ti­fie­rait et qui au reste les sus­cite en d’autres temps, des temps où les enfants de lumière se montrent aus­si habiles que les autres qu’ils battent même sur leur propre ter­rain (tan­dis qu’à pré­sent on les suit labo­rieu­se­ment de loin).
Cette erreur de visée tient à l’oubli de la nature de l’Eglise comme socié­té sacer­do­tale — peuple de prêtres — et de sa mis­sion co-rédemp­trice. Le peuple fidèle est celui qui offre le sacri­fice de pro­pi­tia­tion et d’action de grâces et qui s’offre lui-même par les mains du Christ et avec lui. L’Eglise fait un avec le Christ-Prêtre qui offre à son Père « l’offrande pure, l’hostie sainte, l’offrande imma­cu­lée », c’est-à-dire qui s’offre lui-même et nous offre avec lui et que nous offrons au Père par les mains du prêtre et sur l’autel du cœur de la Vierge Marie. Cette offrande n’est pas seule­ment un aspect de l’existence, elle en est le centre, l’énergie, l’accomplissement. Le sacer­doce réa­lise la par­faite com­mu­nion entre Dieu et l’humanité et des croyants entre eux, c’est l’amour à l’œuvre, et qui pénètre toute l’existence, tout l’agir des hommes.
Encore que l’idée du sacer­doce com­mun de l’Eglise ait été pas mal dif­fu­sée, on en a davan­tage rete­nu le fait d’être com­mun que le fait d’être sacer­doce. Du coup, le peuple saint s’est mis à se célé­brer un peu trop lui-même et à oublier que son uni­té était le don venant d’en haut de Celui qui le ras­semble et fait de lui les pré­misses de la Mois­son du Monde. La célé­bra­tion de l’Eglise avec son Sei­gneur est chose grande et belle : elle ne sau­rait donc se réduire à des ani­ma­tions de groupe, mee­tings et autres « célé­bra­tions » où fait cruel­le­ment défaut la pré­sence même du mys­tère eucha­ris­tique par une manière appro­priée de l’approcher et de le vivre.
Avant tout, le prêtre est l’homme du sacri­fice (notre mot « prêtre » vient du grec qui signi­fie « ancien », tan­dis que l’adjectif « sacer­do­tal » vient du latin et conserve la racine qui dit le sacré ; « prêtre » se dit « sacri­fi­ca­teur » dans les tra­duc­tions de la Réforme). Mais qui ne voit que le sacri­fice est une notion dont on a lar­ge­ment ces­sé de per­ce­voir le sens ? Il n’y a qu’à voir la concep­tion de l’autel dans la dis­po­si­tion actuelle des églises. Ni la pierre du seuil qui donne accès au numi­neux, ni celle de l’immolation où l’homme se livre à l’amour tou­jours plus grand qui doit le sanc­ti­fier et le trans­fi­gu­rer, bref, tout ce qui compte dans l’office sacer­do­tal, cela n’est plus mis en valeur, puisque l’accent porte sur la table du repas, ce qui inci­te­ra logi­que­ment à imi­ter en cer­taines occa­sions par une pure fic­tion les cir­cons­tances his­to­riques d’un repas de fête, du temps de Jésus ou du nôtre. Ce n’est que par un détour très com­pli­qué et théo­rique que l’on arrive à rendre compte du carac­tère sacri­fi­ciel de la reli­gion, et cela, entre autres causes, parce que le sacri­fice est confon­du avec une muti­la­tion. Mais c’est l’intelligence même du reli­gieux qui est en cause.
Disons-le sans ambages : dans la mesure où la vie chré­tienne tend à se réduire à une morale (même si le terme même de morale est récu­sé pour ses conno­ta­tions « indi­vi­dua­listes » et « bour­geoises ») ou à une idéo­lo­gie, ce n’est plus Jésus-Christ qui est connu, aimé et accueilli comme Sau­veur et Média­teur et, par une consé­quence directe, c’est la notion même du prêtre comme « autre Christ » qui n’est plus reçue. Il en résulte indé­nia­ble­ment une pro­tes­tan­ti­sa­tion du minis­tère ordon­né, conçu non comme « carac­tère » s’imprimant dans l’âme de l’ordonné défi­ni­ti­ve­ment, mais comme man­dat tem­po­raire de la com­mu­nau­té. Le fait que le sacer­doce soit un don per­son­nel du Christ à celui qu’il y appelle est éga­le­ment sin­gu­liè­re­ment gom­mé dans l’habitude qui s’est prise, y com­pris chez maints évêques, de sou­li­gner que « nul ne se confère un tel appel (évi­dem­ment ! drôle de façon d’appliquer le pré­ju­gé favo­rable et d’encourager les bons dési­rs…), mais c’est l’Eglise qui appelle au sacer­doce ordon­né ». Ce slo­gan est pro­fon­dé­ment faux et per­ni­cieux : Dieu seul appelle au sacer­doce. C’est une mis­sion qui vient du Christ. Le rôle de l’Eglise est ici de recon­naître l’appel, de le confir­mer et de confé­rer la grâce sacra­men­telle que le Christ-époux a confié sans retour à son épouse sainte. Il n’est pas de faire bar­rage pour de misé­rables motifs psy­cho­lo­giques ou idéo­lo­giques. Appe­ler Eglise ce qui n’est plus qu’une coop­ta­tion d’intendants infi­dèles est une for­fai­ture pure et simple. Quand on sait com­ment ont été per­sé­cu­tés par leurs res­pon­sables tant de sémi­na­ristes qui pré­sen­taient des pré­dis­po­si­tions à la pié­té jugées déplo­rables et un goût jugé immo­dé­ré pour tout ce qui touche par­ti­cu­liè­re­ment à l’état sacer­do­tal : orai­son, bré­viaire, chant d’Eglise et orne­ments, tenue ecclé­sias­tique, sciences sacrées en géné­ral, dévoue­ment aux enfants (et pas uni­que­ment aux « jeunes », dévoue­ment qui dans le minis­tère s’accompagnera d’une sorte de pré­dis­po­si­tion pour l’assistance aux mou­rants), en voyant tous ces arti­sans se prendre de détes­ta­tion pour leurs outils de tra­vail, on peut sup­pu­ter com­bien de voca­tions ont pu être dégoû­tées, qui, pour­vues de bons exemples, pater­nel­le­ment gui­dées et encou­ra­gées, eussent don­né de bons prêtres.

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