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Un cham­pion de l’Eu­rope chré­tienne, Marc d’A­via­no

Le Dr Heuss, pré­sident de la Répu­blique fédé­rale alle­mande dans les années cin­quante, voyait l’Europe repo­ser sur trois col­lines : le Gol­go­tha, l’Acropole d’Athènes et le Capi­tole de Rome. La reli­gion, la phi­lo­so­phie, et le droit sont les véri­tables bases durables de notre civi­li­sa­tion. C’est ce qu’avait com­pris un humble capu­cin, le Père Marc d’Aviano, qui a vécu à l’époque du grand péril turc auquel l’Europe a été confron­tée au XVIIe siècle. Le conti­nent, après la guerre de Trente Ans et la Paix de West­pha­lie (1648), pre­nait acte, y com­pris sur le plan diplo­ma­tique, de la rup­ture de l’unité de la foi catho­lique, en se scin­dant en une Europe luthé­rienne au nord, et une Europe catho­lique au sud. Seul res­tait intact le Saint Empire romain-ger­ma­nique, tan­dis que les puis­sances colo­niales (Espagne, Angle­terre, Por­tu­gal, Hol­lande) se pré­oc­cu­paient plus de leurs inté­rêts outre-mer que de l’unité euro­péenne. C’était l’époque où Louis XIV, pour se défendre de la menace ger­ma­nique, aidait finan­ciè­re­ment et au terme d’accords plus ou moins inavoués, les Turcs qui, de leur côté, après la chute de Constan­ti­nople, se ruaient sur les Bal­kans, pous­sant jusqu’à Vienne, alors capi­tale de l’Empire. Venise, qui conti­nuait d’être une puis­sante répu­blique mari­time, maî­tresse de la Médi­ter­ra­née orien­tale, ain­si que la Pologne, étaient concer­nées par l’affaire, mais elles crai­gnaient le pou­voir impé­rial. C’est de cette divi­sion des âmes que pro­fi­tèrent les Turcs, qui occu­pèrent l’Albanie, une par­tie de la côte dal­mate, et mena­cèrent la Hon­grie et l’Autriche elle-même. Tel est le moment dra­ma­tique où vécut Marc d’Aviano, un humble capu­cin, né dans le Frioul et par le fait pla­cé, pour ain­si dire, aux confins de trois com­po­santes eth­niques euro­péennes : latine, ger­ma­nique et slave.
Avia­no est aujourd’hui un vil­lage ados­sé aux Alpes, aux confins de la You­go­sla­vie à l’est, et au nord, de l’Autriche. Au XVIIe siècle, le bourg, qui était entou­ré d’une zone agri­cole flo­ris­sante et comp­tait quelques manu­fac­tures tex­tiles, appar­te­nait à la Répu­blique véni­tienne. Cent cin­quante ans aupa­ra­vant Avia­no avait été atta­qué par une expé­di­tion turque qui, après avoir mis en pièces la gar­ni­son vénète, avait sac­ca­gé le pays et dépor­té une grande par­tie de la popu­la­tion dans la conster­na­tion géné­rale. Le sou­ve­nir en était encore vif en 1631 quand vient au monde Car­lo Dome­ni­co Cris­to­fo­ri, troi­sième enfant de la famille, le futur Père Marc.
La famille, aisée, après l’école, l’envoya au col­lège des pères jésuites de Gori­zia pour acqué­rir une for­ma­tion plus com­plète et pour le pres­tige du foyer. Mais à Gori­zia, le jeune homme, pris par l’idéal croi­sé, s’enfuit dans le but de com­battre seul les Turcs. Les capu­cins de Capo­dis­tria, qui l’avaient recueilli, le ren­voyèrent chez lui. Il prend alors la déci­sion de suivre la voie fran­cis­caine et en 1644, après avoir revê­tu l’habit, il émet ses vœux reli­gieux. Il a alors dix-neuf ans. A vingt-cinq ans, il est déjà prêtre et pré­di­ca­teur. Après avoir diri­gé, comme rec­teur, les cou­vents de Bel­lu­no et d’Oderzo, en ter­ri­toire vénète, il se consacre à la pré­di­ca­tion. En 1676, à Padoue— il avait donc qua­rante-sept ans —,il accom­plit un miracle qui sus­cite l’enthousiasme popu­laire, mais aus­si l’irritation des auto­ri­tés ecclé­sias­tiques qui décident de l’exiler. A Venise, il gué­rit une reli­gieuse par une simple béné­dic­tion après sa pré­di­ca­tion. Sa renom­mée se répand rapi­de­ment dans toute la Véné­tie et atteint l’Autriche où la cour le réclame. L’évêque de Cologne, en Alle­magne, insiste pour que le thau­ma­turge se rende sur son ter­ri­toire où sévissent les luthé­riens. En 1680, le Père Marc (tel était le nom reli­gieux du prêtre) se rend en Autriche en pas­sant par Trente, Inns­bruck, Salz­burg, Linz. C’était alors le règne de l’empereur Léo­pold Ier, qui, à la suite de la mort de son frère, avait lais­sé ses études de théo­lo­gie et une voca­tion sacer­do­tale pour la suc­ces­sion du trône impé­rial. Léo­pold était un homme très pieux, humble, mais indé­cis et peu apte à gou­ver­ner. Leur ren­contre a lieu à Linz, et a des résul­tats impré­vus : entre les deux per­son­nages s’établit une pro­fonde ami­tié qui ne ces­se­ra plus désor­mais, au point que à dix-huit reprises, le Père Marc, après avoir pas­sé l’hiver en Ita­lie, se ren­dra de longs mois dans le nord pour prê­cher au cours de longues ran­don­nées et pour pro­di­guer ses conseils à Léo­pold. Par­tout où passe le pré­di­ca­teur, il sus­cite une émo­tion pro­fonde, et accom­plit des gué­ri­sons mira­cu­leuses et pro­voque des conver­sions. Le comte pala­tin de Neu­burg l’hébergera plus d’une fois dans son châ­teau. Il ira même jusqu’à Bruxelles, non sans dif­fi­cul­té, puisqu’il lui faut le lais­ser-pas­ser de Louis XIV qui le connaît de répu­ta­tion mais craint qu’il soit un agent secret impé­rial. Le Père Marc, avec un com­pa­gnon, après d’enthousiastes et fruc­tueuses pré­di­ca­tions à Milan et Turin, passe le Mont Cenis, se rend à Lyon et se dirige vers Paris. Mais le Roi le fait arrê­ter près de Mâcon. La police le fouille, le met sur une char­rette de paille et l’expédie, menot­té, vers la fron­tière belge alors aux mains des Espa­gnols. L’accueil en Bel­gique est triom­phal. Il prêche à Bruxelles, Anvers, Mâlines, Gand, Lou­vain, Namur, Liège, fai­sant tou­jours une forte impres­sion, des conver­sions, des miracles, des gué­ri­sons extra­or­di­naires. Il pousse jusqu’à Gro­ningue avant de redes­cendre par Pader­born, Cologne, Würz­burg, la Suisse, Milan enfin. Les docu­ments de l’époque font état des dizaines de béquilles lais­sées dans les églises attes­tant des miracles opé­rés sur des estro­piés, boi­teux, ain­si que d’ex-votos de sourds et d’aveugles.

Mis­sions diplo­ma­tiques

L’année d’après, le Père Marc s’en retourne à Vienne sur ordre du pape Inno­cent XI, aujourd’hui béa­ti­fié, qui lui avait confié la déli­cate mis­sion d’atténuer les ten­sions poli­tiques entre l’Empire et la France, et entre celle-ci et l’Espagne. L’année sui­vante il doit se rendre en Espagne, mais le roi de France lui refuse une nou­velle fois le pas­sage. Entre-temps, les Turcs, qui avaient bous­cu­lé les gar­ni­sons impé­riales en Hon­grie, arrivent à Vienne. La famille impé­riale se réfu­gie à Linz et l’armée se pré­pare dans la fièvre à affron­ter les agres­seurs. Léo­pold appelle alors le Père Marc. On était en mai 1683, et les Turcs venaient tout juste de mettre le siège devant la capi­tale. Toutes les chan­cel­le­ries euro­péennes avaient les yeux fixés sur ce péril immi­nent, car une fois Vienne tom­bée, les Turcs auraient les mains libres en Pologne et en France. Jean Sobies­ki III, le roi de Pologne, som­mé de se joindre aux armées impé­riales, pose des condi­tions exor­bi­tantes : il exige que l’empereur lui aban­donne le com­man­de­ment mili­taire, il réclame des sommes consi­dé­rables, chose impos­sible dans les condi­tions du moment. Le Père Marc va alors voir per­son­nel­le­ment Jean Sobies­ki (dont la femme était fran­çaise), il le confesse, célèbre la sainte messe et l’exhorte à voler au secours de l’armée impé­riale en lui adjoi­gnant trente mille hommes. Le Père Marc intime de prier, prêche les sol­dats, les confesse et leur recom­mande d’avoir confiance dans la pro­tec­tion de la Sainte Vierge. Le 12 sep­tembre, l’armée impé­riale attaque l’ennemi, pen­dant que le capu­cin, cru­ci­fix en main, l’exhorte à com­battre avec cou­rage pour la chré­tien­té. La vic­toire est com­plète, et s’il n’y avait eu dis­pute entre les chefs, la route de Buda­pest aurait été ouverte.
Après ce suc­cès, le capu­cin retour­na bien hum­ble­ment dans son couvent de Padoue, en fran­chis­sant la Slo­vé­nie et la Véné­tie. L’année sui­vante, il retour­ne­ra don­ner des conseils aux com­man­dants impé­riaux pour la recon­quête de Buda­pest, et les années ulté­rieures il fera de même en diri­geant les troupes sur Bel­grade. De 1685 à 1689, il va pré­sen­ter ses pro­jets stra­té­giques à Vienne en vue de la recon­quête des Bal­kans.
La France, depuis long­temps, s’opposait à une paix entre les Turcs et les Impé­riaux, créant des situa­tions dif­fi­ciles pour Léo­pold. Celui-ci est contraint de conclure une alliance avec les princes pro­tes­tants (dans le cadre de la Ligue d’Augsbourg). Cette stra­té­gie déplaît au Saint-Siège. Une fois dis­pa­ru Inno­cent XI, le nou­veau pon­tife, Alexandre VIII, un Véni­tien qui pen­chait pour la poli­tique fran­çaise, charge une nou­velle fois Marc d’Aviano d’aller à Vienne pour convaincre Léo­pold de rompre cette alliance, bien que juri­di­que­ment les Princes fassent encore par­tie du Saint-Empire romain-ger­ma­nique. Alexandre VIII meurt à peine un an plus tard (1691) et on cherche à Rome à atté­nuer le dif­fé­rend avec la cour de Vienne en confiant, cette fois encore, cette mis­sion diplo­ma­tique au Père Marc. Il connais­sait par­fai­te­ment toutes les flat­te­ries, tous les men­songes et les inté­rêts sor­dides qui s’y culti­vaient. Qui plus est, cer­tains de ses confrères véni­tiens, par jalou­sie, l’avaient dénon­cé comme impos­teur. Il aurait certes pré­fé­ré la vie cachée du couvent aux longs voyages, effec­tués presque tou­jours pieds nus avec sa bure rugueuse pour seul vête­ment. Il obéit néan­moins avec une éton­nante humi­li­té et sup­por­ta la mal­veillance avec rési­gna­tion. Avec l’empereur, il se montre d’une grande fran­chise, l’avertit de graves désordres consta­tés par­mi les sol­dats, des pillages com­mis dans les églises de Hon­grie pen­dant les cam­pagnes mili­taires, il le met en garde contre l’hypocrisie de cer­tains cour­ti­sans et les riva­li­tés entre chefs mili­taires. Le Père d’Aviano pen­sait que la conduite la plus per­ti­nente pour l’Autriche était de por­ter ses efforts poli­tiques et stra­té­giques sur les Bal­kans. Cent soixante-quatre lettres de Léo­pold au Père Marc, et cent cin­quante-trois de celui-ci à l’empereur, témoignent de l’étroite confiance et de l’amitié chré­tienne régnant entre les deux hommes, et de l’esprit de pater­ni­té du capu­cin.

Actions mis­sion­naires

Une année, le Père Marc fut envoyé prê­cher à Rome, mais le par­ti ita­lo-fran­çais redou­tait que la pré­sence du grand capu­cin n’altère l’équilibre poli­tique. On trou­va donc un pré­texte pour l’empêcher de venir. La même chose arri­va à Flo­rence, en sorte que sa pré­di­ca­tion forte et irré­sis­tible se por­ta en Alle­magne, en Hon­grie et en Slo­vé­nie, et bien sûr aus­si dans le nord de l’Italie. Ce qui sur­prend, c’est qu’en tous lieux il ne s’exprimait presque jamais qu’en ita­lien. En Alle­magne, il ne pro­non­çait que quelques phrases dans la langue locale, mais son visage hié­ra­tique, son regard pro­fond, sa voix puis­sante et sou­vent émue pro­dui­saient de tels effets sur les foules que celles-ci rem­plis­saient les places, esca­la­daient les bal­cons et les toits pour le voir et l’écouter.
Marc d’Aviano est encore retour­né à Vienne en 1686, à la satis­fac­tion de l’ambassadeur véni­tien lui-même et du nonce apos­to­lique. La situa­tion poli­tique et mili­taire était alar­mante, puisque depuis 1685, avec Mus­ta­pha II, le nou­veau sul­tan d’Istanbul, les opé­ra­tions mili­taires en Hon­grie avaient redou­blé d’intensité. L’humble capu­cin exhor­ta à la confiance en Dieu, il fit faire des prières publiques, fit trans­por­ter pro­ces­sion­nel­le­ment l’image de la Vierge Marie dans les cathé­drales. Et le 11 sep­tembre, l’armée impé­riale aux ordres d’Eugène de Savoie culbu­ta une nou­velle fois les Turcs à Sze­ged, en Hon­grie.
Cette fois, le Père Marc aurait vou­lu res­ter dans sa cel­lule de Padoue où il était reve­nu pour y ter­mi­ner ses jours. Mais une fois encore, au cours de l’été sui­vant, il lui fal­lut se rendre à Vienne. Ultime voyage : épui­sé, après une brève mala­die, il rend l’âme dans les bras mêmes de Léo­pold. Il avait 69 ans.
A trois siècles de dis­tance, la figure du Père Marc d’Aviano s’associe admi­ra­ble­ment à sa pas­sion pour la « chré­tien­té » (comme il l’appelait), c’est-à-dire non pour une Eglise abs­traite, mais pour les chré­tiens alors divi­sés et incer­tains face à l’ennemi turc. Il ne haïs­sait nul­le­ment l’ennemi, au contraire, il était bien connu des mili­taires et des chefs musul­mans et esti­mé d’eux pour sa sain­te­té. Sa pas­sion n’était pas celle des armes, mais bien plu­tôt celle de la foi catho­lique, de la pré­ser­va­tion de la civi­li­sa­tion chré­tienne, de la conver­sion des pro­tes­tants, d’une action de paix et de concorde envers les frères sépa­rés qui pour­tant lui adres­saient des invec­tives, et le calom­niaient au moyen de libelles dif­fa­ma­toires. Ils ont même ten­té de le tuer lors de son voyage en Alle­magne et en Hol­lande. De son côté, il n’a jamais recou­ru qu’à l’arme de la parole, ne rédi­geant aucun écrit polé­mique. Ce cham­pion de la foi catho­lique peut encore aujourd’hui être pro­po­sé à notre admi­ra­tion, à un moment où l’on parle beau­coup de « réévan­gé­li­sa­tion ». Il nous apprend que la pre­mière réévan­gé­li­sa­tion qui soit, c’est celle de la sain­te­té et de l’austérité, et que dans une Europe jouis­seuse et avide de bien-être, c’est sur­tout des héros de l’Evangile et des saints rem­plis d’amour pour le Christ et l’Eglise que nous avons besoin.

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 26, pp. 41–45].