[note : cet article a été publié dans catholica, n. 67, pp. 67–77]
La région de l’ex-Yougoslavie est l’une des plus instables en regard du nombre de peuples, de cultures et d’idéologies. Slovènes, Croates, Musulmans et Serbes, orthodoxie, islam et catholicisme, opposition « est-ouest », tout cela concourt à en faire un mélange typique où il est difficile de se retrouver. La vérité s’y retrouve encore plus difficilement, prisonnière éternelle des préjugés, des mauvaises intentions et autres calomnies.
En fait, le demi-siècle de régime sous la coupe de Tito, un communisme classique, qui a revêtu pour les médias occidentaux l’apparence d’un village à la Potemkine abritant une société de type ouvert, a également légué ses lourdes conséquences à la conception de la « vérité yougoslave ». Tito et le Parti communiste yougoslave se sont essentiellement légitimés par le combat pour la libération de la nation, et ont ainsi pernicieusement masqué la vérité sur leur nature, sur la Yougoslavie, et ont tout dissimulé sur les autres protagonistes de la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1941–1945.
Le communisme titiste a été moins virulent envers le nazisme qu’envers l’Eglise catholique et la démocratie bourgeoise. Cela semble d’autant plus paradoxal que ces rapports ont décidé du destin de tout ce qui s’est irrémédiablement déroulé pendant la Seconde Guerre mondiale et après.
Parce qu’un rideau de fer s’est abattu pendant cinquante ans sur la vérité, celle-ci ne commence à se découvrir que ces derniers temps. Bien qu’elle se révèle avec une vivacité inattendue, il est bon qu’elle se fasse connaître d’un cercle plus large.
La thèse fondamentale sur laquelle reposait la dictature titiste était que l’Eglise catholique avait choisi le camp de l’occupant nazi pendant la guerre, position qu’elle aurait déjà préparée et fondée avant le 6 avril 1941, début de la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie. Le Parti avait besoin de ce fait pour éliminer ses concurrents les plus sérieux, du moins ainsi présentait-il l’Eglise, surtout aux yeux de la population yougoslave. Le parti de Tito ne se contenta pas d’aborder ces questions verbalement, mais il le fit aussi dans les faits. Deux personnages clefs de l’activité de l’Eglise, l’archevêque de Ljubljana Gregor Roman et le cardinal de Zagreb Alojz Stepinac, ont été jugés et condamnés. Roman, menacé d’être lynché par la foule, dut abandonner sa patrie à jamais, Stepinac y est resté. Il est mort prématurément, empoisonné, après des années à croupir dans une cellule communiste.
Quand le KPJ (Parti communiste yougoslave) eut physiquement éliminé la direction de l’Eglise catholique en Yougoslavie, il ne lui fut pas difficile de liquider aussi sa réputation au sein de la société et, en outre, de procéder à la liquidation physique des opposants idéologiques, sur le sol slovène, pendant l’été 1945. Alors, le KPJ et son avant-garde armée, la Jugoslovanska ljudska armada (Armée populaire yougoslave), ont exécuté à peu près cent cinquante mille prisonniers, blessés et civils : hommes, femmes et enfants. Ce qui fut le plus grand carnage d’après-guerre en Europe a été passé sous silence. Il a été évoqué en partie par Le Livre noir du communisme (( Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme, Robert Lafont, 1997. )) , en partie par des individus appartenant à des mouvements civils (( Predvsem Zdrueni ob lipi Sprave [Réunis autour du tilleul de la réconciliation] Nova Slovenska zaveza [La Nouvelle Alliance slovène] : cf. de même la revue mensuelle Zaveza, Druina, Ljubljana.)) . Le KPJ liquida ainsi avec « efficacité » ses concurrents, le catholicisme se retrouva en Yougoslavie sans direction et sans sa substance vitale. C’est sur cette base que l’agitprop d’après-guerre a pu jeter l’opprobre sur l’Eglise catholique en l’accusant d’avoir collaboré avec les nazis. Le préjugé a été si fort qu’aujourd’hui c’est à peine si l’on peut contester quelques-uns des témoignages des pires adversaires idéologiques de l’Eglise et des nazis.
Dans cet ordre d’idées se situe un document qui vient d’être retrouvé (( Le document m’a été confié par M. Anton Drobnic, ancien procureur général de la Slovénie. Je profite de cette occasion pour le remercier sincèrement. Le document date de 1941 (fin mars — début avril) et il est encore à trouver dans les archives d’Etat allemandes, à Coblence ou à Berlin. L’exemplaire en question appartenait probablement à un des officiers supérieurs qui l’a laissé en Slovénie lors de la retraite de l’armée allemande en mai 1945.)) , document émanant de l’échelon le plus élevé de la police secrète du Reich, le Reichssicherheitshauptamt, dirigé par Reinhard Heydrich, père de la « solution finale » de la question juive. L’un des aspects les plus importants du document est qu’il est le premier témoignage historique sur la façon dont le sommet du commandement nazi a perçu la situation et les protagonistes en Yougoslavie, juste avant que la guerre n’éclate. Le Reichssicherheitshauptamt, au-dessus de la Gestapo et des organes SS, ne s’occupait pas seulement de la sécurité intérieure, mais aussi des questions de stratégie et de politique extérieures. Avant l’invasion de chaque pays, on y développait la stratégie adéquate, en tenant compte des adversaires ou opposants les plus importants. Ce document était destiné aux officiers qui dirigeaient l’invasion pour les instruire des caractéristiques du pays agressé. Bien entendu, un tel document stratégique qui cite les adversaires essentiels, ne pouvait manquer de citer l’Eglise catholique, c’est-à-dire les archevêques Stepinac et Roman.
Cela se place évidemment dans un contexte historique plus vaste. En arrière-plan se trouve l’encyclique Mit brennender Sorge (1937) (( « Son engagement dans l’encyclique antinazie Mit brennender Sorge, les douzaines d’autres notes et memoranda au gouvernement allemand lorsqu’il était secrétaire d’Etat, sa réception fraîche et carrée à Rome du ministre nazi des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop, son reproche amer de la faiblesse du cardinal autrichien Theodor Innitzer face à l’Anschluss germano-autrichien — l’union de l’Autriche et de l’Allemagne — en 1938, et enfin la réaction défavorable de l’Allemagne à son élection à la papauté, tout cela montrait vraiment ce qu’il pensait de la tyrannie allemande », in Encyclopaedia Britannica, Multimedia edition, 1994–1997, BCD/Cache/-12-ArticleRil.htm.)) par laquelle l’Eglise catholique met en garde contre le danger du nazisme. Cette encyclique reflète l’orientation contraire des nazis à la politique officielle du Vatican, politique qui s’est intensifiée sous le pontificat d’Eugenio Pacelli, c’est-à-dire de Pie XII. C’est en tant que « secrétaire d’Etat » qu’il a été l’instigateur de cette encyclique, et qu’il s’est également opposé à l’Anschluss de l’Autriche et de l’Allemagne, approuvant notamment la réaction du clergé autrichien. Il s’est aussi opposé aux accords de Munich qui ont sacrifié la Tchécoslovaquie et ouvert la voie à l’agression d’autres Etats (( « Durant les quelques mois qui séparèrent son élection du déclenchement de la guerre, Pie XII employa ses dons diplomatiques à prévenir la catastrophe, mais pas dans un esprit d’apaisement — le Vatican n’avait pas apprécié les accords de Munich (1938), par lesquels la Tchécoslovaquie avait été sacrifiée par la Grande-Bretagne et la France à la puissance expansionniste allemande. » (ibid.))) . Il s’efforça de conserver à l’Italie sa neutralité et fut attristé de son alliance avec les forces de l’Axe. A la lumière de ce contexte, ce document est le signe que les nazis avaient connaissance des actions que l’Eglise entreprenait pour prévenir l’Holocauste, au sens le plus large du terme. Il faut bien sûr aussi comprendre ce document d’un autre point de vue. Les nazis, tout comme les communistes, désiraient détruire l’Eglise, la séparer du Vatican et des citoyens, en dernière instance l’éradiquer. Cela était le plus perceptible en Allemagne même (et en Autriche), où le nazisme avait pris racine. Ainsi, « la situation de l’Eglise dans le Grand Reich se trouvait conditionnée par deux problèmes : l’état de persécution et la guerre. La persécution durait depuis 1933 et se caractérisait par une action systématique du régime nazi pour éliminer totalement l’influence de la foi catholique sur la vie publique et sur la vie privée des citoyens. Loin de s’atténuer avec la guerre, elle ne fit que croître en intensité » (( Lettres de Pie XII aux évêques allemands dans Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, tome II, édités par Pierre Blet, Angelo Martini, Burkhart Schneider, Libreria Editrice Vaticana, Cité du Vatican, 1967, p. VI.)) .
Ici sourd le destin des archevêques de Ljubljana et Zagreb. Roman avait une longue expérience des nazis. C’est en face d’eux qu’il a dû quitter la Carinthie, quand la situation devint intenable suite au plébiscite. La pression exercée sur les Slovènes s’intensifia, et en particulier sur l’Eglise, un des piliers de la défense de la culture slovène. Les nazis en Carinthie n’ont guère tardé à commettre leurs méfaits. Leur première victime fut un prêtre slovène : Miha Poljanec, grand patriote, empoisonné en 1939 à cause de sa persévérance à étendre la culture slovène. C’est à son enterrement que fut pour la première fois chanté « Ro, Podjuna, Zila » [trois vallées de la Carinthie], chant devenu l’un des symboles de la résistance passive des Slovènes en Carinthie. La situation dans cette province devenait vraiment intenable, surtout pour l’Eglise. Pour que notre opinion soit la plus objective possible, reportons-nous à l’analyse, aujourd’hui oubliée, élaborée par les francs-maçons serbes lors de la conférence de Paris en 1919, qui dans son principe s’appuie sur la résolution votée par le Congrès des Maçonneries alliées et neutres tenu à Paris en juin 1917. Cette analyse était présentée par le général Peigné. Elle témoigne d’une connaissance approfondie de la situation géographique, démographique et politique, de la densité de population et autres détails, chacun vérifiable et digne de foi. Concernant la Carinthie, on lit : « A Tsélovets (Celovec / Klagenfurt) on enseignait le slovène dans toutes les écoles ; aujourd’hui, dans ces écoles, on a exclu même l’orthographe latine. Les enfants slovènes n’y apprennent que les caractères gothiques allemands. On veut ainsi les empêcher de savoir lire les livres slovènes. La langue slovène est presque complètement bannie des bureaux. […] Les avocats slovènes, qui avaient réclamé qu’on employât leur langue dans les débats judiciaires lorsque des Slovènes y étaient parties intéressées, ont été frappés de peines disciplinaires.
» C’est la guerre qui devait donner le dernier coup à la nationalité slovène en Carinthie. Le petit nombre des intellectuels slovènes, surtout dans le clergé, furent accusés ou de serbophilie ou de panslavisme et de ce fait condamnés à la détention ou à la relégation » (( Les revendications nationales des Serbes, Croates et Slovènes, présentées aux FF\des Pays Alliés par les FF\Serbes, membres de la R\L\No 288 Cosmos, L’Emancipatrice, Imprimerie Typographique, Paris, 1919, p. 51.)) .
Si l’analyse, élaborée à l’un des moments clefs de l’histoire contemporaine par l’un des plus virulents adversaires de l’Eglise, la franc-maçonnerie, présente explicitement le clergé slovène comme porteur de la résistance nationale, qu’en était-il alors en réalité ! C’est dans ce milieu que l’archevêque Roman s’est formé, dès ses plus jeunes années. Il naquit en 1883 à Šmihel dans la paroisse de Gurk. C’est là qu’il alla à l’école, puis à la faculté de théologie de Klagenfurt, où il fut ordonné prêtre dans la cathédrale. « Après le plébiscite de 1920, il dut fuir à Ljubljana », dit la biographie adressée à John Krol (( Romanov arhiv (Les Archives de Roman), dossier 6 : Personal Data of Gregory Roman S.T.D. Bishof of Ljubljana. Parmi ces renseignements authentiques on trouve aussi le témoignage des plus hautes autorités du Vatican, comme celui du cardinal, secrétaire d’Etat, en particulier l’extrait suivant : « Sur la base des rapports originaux, que le dr Roman reçut en 1942 du patriarche orthodoxe de Belgrade, il rédigea un compte rendu étendu en latin sur les horreurs commises sur le peuple serbe, et l’envoya au secrétaire d’Etat du Vatican, et les rapports originaux à Londres ».)) , futur cardinal de Cleveland où « il fut un adversaire du nazisme allemand et du fascisme italien. En public, il combattit ces déviances dans ses sermons » (( Ibid.)) .
Dans ce même combat, le document du Reichssicherheitshauptamt cite aussi Alojz Stepinac, archevêque de Zagreb. Ses dispositions hostiles à l’Allemagne se découvrent en de nombreux points. Entre autres, le témoignage de Mihail Konstantinoviè, ministre de la Justice dans le gouvernement de Cvetkoviè, auteur de la convention Cvetkoviè-Maèek (( La convention Cvetkoviè-Maèek a été conclue dans le but de surmonter une grande crise nationale après l’assassinat du chef politique croate Stjepan Radic. Maèek devint chef du gouvernement et Cvetkoviè sous-président. Ce gouvernement signa une convention pour l’entrée dans le pacte des Trois (Italiens, Japonais, Allemands), in Mala Splošna Enciklopedija II (L’Encyclopédie « pratique » II), Dravna zaloba Slovenije, Ljubljana, 1975. )) . Konstantinoviè était idéologiquement à l’opposé de Stepinac ; franc-maçon, il n’était pas bien disposé envers l’Eglise catholique. Dans son journal, le jeudi 20 février 1941, c’est-à-dire à l’époque où l’élaboration du document du Reichssicherheitshauptamt était en cours, il écrit : « Ce matin j’ai reçu la visite de M. Maèek. Il m’a dit avoir rencontré Stepinac. Celui-ci revenait de sa visite auprès du Pape et il était remonté contre les Allemands. Il a rapporté la nouvelle que l’Italie était en ruines » (( Mihajlo Konstantinoviè, Politika Sporazuma, « Dnevnièke beleke 1939–1941, Londonske beleke 1944–1945 » [Mihajlo Konstantinoviè, La politique de l’entente, « Carnets de journal 1939–1941, Les Carnets de Londres 1944–1945 »], Agencija Mir, Novi Sad, 1998, p. 302.)) . Et le lendemain, Konstantinoviè ajoute : « Stepinac est hostile envers les Allemands : il demande de l’aide » (( Ibid. )) . Le deuxième témoignage, lui aussi, confirme l’orientation antinazie de Stepinac. Celui-ci était d’avis que les plus grands dangers pour l’Eglise catholique croate étaient la franc-maçonnerie, le communisme et le nazisme. Le Père La Farge rapporte qu’en 1938 Stepinac lui a parlé « du nazisme avec répugnance » (( Vinko Nikoliè, Stepinac mu je ime [Son nom est Stepinac], I, Knjinica Hrvatske revije, Munich-Barcelone, 1978, p. 418.)) . Quand la culture nazie a commencé à s’étendre à travers l’Europe, Stepinac dit : « Il n’est pas culturel en soi de concevoir une essence supérieure, surhumaine et dédaigneuse des autres, car on sait que les gens ne sont que cendre et poussière, mais la miséricorde de Dieu vaut pour tous les enfants d’un seul et unique Père » (( Nova doba [L’Epoque nouvelle], Split, XXI/1938, 219, 2.)) . Boniface Peroviè se souvient être venu à Zagreb au début de l’année 1938 — deux à trois ans après que ne commencent à venir d’Allemagne des réfugiés chrétiens et juifs — et Stepinac lui dit comment il était « très inquiet en raison du progrès des aberrations nazies, qui agressent toute la jeunesse croate ». Dans sa déclaration dans Hrvatica il dira clairement, en 1940 : « Nous retournons à l’ancien paganisme. Et ainsi nous retournons à l’esclavage. Les camps de concentration comme institutions permanentes : les travaux forcés, que des millions ont subis, tout cela a un nouveau nom pour une chose très ancienne » (( Bonifacije Peroviè, Hrvatski katolièki pokret [Le Mouvement catholique croate], Ziral, Rim, 1976, p. 223.)) .
Telle était donc en gros la situation, comme l’atteste très bien le présent document. La première question concerne évidemment sa datation : il a été conçu entre le 27 mars et le 6 avril 1941. On y cite, en effet, le gouvernement de Simoniè, formé le 27 mars 1941, y sont cités aussi tous les ministres. Cette indication, outre les déductions générales, permet également de fixer une autre borne dans le temps. On y cite en effet comme ministre du Génie civil Frank Kulovec (( p 80.)) , président du Parti populaire slovène, tué dès le premier jour de l’attaque allemande, lors du bombardement de Belgrade le 6 avril 1941 et qui est enterré à Ljubljana, à Navje, le Panthéon slovène. Le document ne mentionne évidemment pas la date de la mort. On lit aussi les initiales RSHA et les références d’un système combiné de classification. On en déduit dans quelle section des archives de la police secrète allemande sont conservées les données. Ces signes se trouvent dans la dernière partie du document, qui présente une « liste noire ». Alojz Stepinac est ainsi désigné : « Dr Stepinez, (Stepinec), Bischoff, Zagreb — IV E 4 ».
Le sommaire commence par des généralités sur le pays, puis viennent des notices sur les villes de plus de 20.000 habitants, la constitution, la structure de la police, le potentiel militaire, l’éducation, la foi, l’économie, les groupes allemands, les différents peuples, le parti communiste, les Juifs, les émigrés, les francs-maçons, les services d’information. C’est une thésaurisation de données encyclopédiques accessibles au public. Les enjeux stratégiques sont les plus lisibles dans trois points : l’organisation du parti communiste, des services d’information de l’Ouest et de l’Eglise catholique. C’est le point concernant le parti communiste qui est le plus surprenant. La RSHA montre qu’elle connaît très bien son organisation intérieure, son fonctionnement et l’adhésion au KPJ. Mais ce qui surprend, c’est que contrairement à l’Eglise catholique, on ne cite pas une seule disposition hostile au nazisme ou un quelconque fait par lesquels le KPJ s’attirerait l’inimitié du nazisme. Le document dévoile que le KPJ est paralysé par le pacte d’Hitler et de Staline : « Le pacte germano-soviétique de non-agression eut tout d’abord un effet extrêmement paralysant sur l’activité de propagande. Le fait que les représentants de deux idéologies aussi opposées et ennemies puissent se mettre d’accord conduisit d’abord à une certaine perplexité [Ratlosigkeit] que l’on pouvait remarquer au calme spectaculaire de la propagande communiste [Ruhe der kommunistischen Agitation] » (( Ibid., p. 41.)) .
Ce qui est plus surprenant encore, c’est que dans la dernière partie Josip Broz Tito ne figure pas sur la liste noire, alors qu’il dirigeait déjà le KPJ et était en général décrié. Cela n’est compréhensible que pour la raison précédemment évoquée, et aussi parce que les Allemands ne le tenaient pas pour dangereux.
Le deuxième groupe important est constitué par les services de renseignement au service de l’Ouest. Il n’y a pas la moindre supposition qu’ils auraient pu collaborer avec le KPJ. Mais ils sont accusés de collaborer avec l’Eglise : « D’autres antennes du service de renseignement français en Yougoslavie se trouvaient à Zagreb, Ormos, Laibach et Subotica. […] Le service de renseignement [Nachrichtdienst] français y fut particulièrement soutenu par le clergé catholique dont les membres servaient de courriers » (( Ibid., p. 73.)) . Les services de renseignement, avec l’aide des habitants de la région, ont aussi organisé le sabotage des convois allemands. Des territoires occupés, ou des pays en rapports amicaux avec le Troisième Reich, les Allemands recevaient des matières premières, dont le pétrole roumain notamment était d’importance essentielle. Ce qui ne manquait pas d’abattre le moral des Allemands, le document le montre bien.
Mais leur plus grand mécontentement allait à l’Eglise catholique. Non seulement les services de renseignement étaient en contact direct avec les services archiépiscopaux, mais l’Eglise était le mouvement d’opposition au nazisme le plus grand et le mieux organisé. Cette phrase, dans laquelle les nazis jugent tout le peuple slovène, le confirme clairement : « Les Slovènes, qui sont déjà conditionnés par leur situation frontalière, ont dans leur grande majorité des idées germanophobes et chauvines. Les porteurs de ces idées germanophobes sont les membres du clergé, qui a une grande influence sur la population, et l’intelligentsia slovène, en particulier le corps enseignant et les avocats. Le peuple slovène est fortement catholique. Laibach est un centre politique et spirituel » (( Ibid., p. 35.)) .
C’est ainsi que les opposants les plus importants explicitement cités sont les dirigeants de l’Eglise catholique en Yougoslavie, les archevêques Alojz Stepinac et Gregorij Roman (« prince-évêque de Laibach, Rocman »). Aux yeux des attaquants allemands, ils étaient en effet responsables de la résistance ouverte au nazisme, de la bienveillance ostensible envers les Juifs, Stepinac plus particulièrement. Stepinac aurait mis en place un front de résistance commun avec des groupes juifs ; ce qui aurait été manifesté dans le journal Donava (Die Donau), imprimé sous l’impulsion de l’engagement hostile (aux Allemands) d’un cercle de l’Eglise (« feindliche Einstellung der kirchlichen Kreise »). On ne s’étonne donc plus que le document appuie le fait que tous les sièges des organisations juives étaient alors à Zagreb (Agram). Il accuse aussi les relations directes entre Stepinac et les services de renseignement anglais et français, et affirme même que leur activité se déroule dans le palais épiscopal de Zagreb ! (« D’importants contacts des services de renseignements français et anglais convergent dans le palais archiépiscopal d’Agram ») (( Le paragraphe entier sur Stepinac est : « Les dirigeants de la hiérarchie catholique — entre autres le président de la conférence épiscopale yougoslave, Mgr Stepinac (d’Agram) — se sont particulièrement signalés à cette occasion. Stepinac avait déjà déserté en 1914 de l’armée austro-hongroise vers l’armée serbe où il avait participé à l’entreprise de Salonique. Outre ses multiples propos germanophobes, Stepinac a entre autres fondé différents comités de réfugiés pour aider les juifs et autres émigrants du Reich. Il existe le soupçon fondé que Stepinac continue de travailler avec les services politique et militaire de l’émigration polonaise et tchèque et que d’importants contacts des services de renseignement français et britannique convergent dans l’ordinariat archiépiscopal d’Agram », pp. 12d-12e.)) .
L’archevêque de Ljubljana, Roman, ne semblait aux SS pas moins dangereux. Il se situe parmi les autorités qui non seulement s’opposent fermement aux Allemands, mais le manifestent (« propos incendiaires de nature germanophobe ») en dénonçant les crimes de l’armée allemande partout en Europe. Sur Roman pèse le fait qu’il a accordé l’asile au cardinal polonais Hlond et a fait imprimer son texte « Les crimes allemands en Pologne ». Les SS souffraient encore moins que Roman s’efforce de porter à la connaissance du clergé slovène (il l’« a fait traduire et distribuer au clergé slovéno-catholique tout entier ») le contenu de ce livre, qui décrit les massacres lors de l’invasion de la Pologne. De là le mot célèbre, historiquement vérifié, de l’archevêque qui plaisanta amèrement pendant la guerre en disant qu’il ne savait pas qui du drapeau brun (allemand), ou du drapeau rouge (communiste) le terrasserait. Le nom de Roman se trouve ainsi sur les lèvres des émigrants polonais, tchèques, slovaques, des agents britanniques et des notables juifs de la Yougoslavie d’alors, bref il était connu de tous ceux qui gênaient la progression de la culture allemande sur le sol yougoslave (( Le paragraphe relatif à Roman se réfère immédiatement au paragraphe concernant Stepinac, la phrase capitale étant « Les dirigeants de la hiérarchie catholique — entre autres le président de la Conférence épiscopale yougoslave, Mgr Stepinac (Zagreb) — se sont particulièrement signalés à cette occasion. […] Mis à part Stepinac, Mgr Roman, prince-évêque de Ljubljana, lourdement engagé par son amitié envers le primat polonais, le cardinal Hlond, et en tant qu’hôte de celui-ci, s’est également signalé particulièrement ces derniers temps dans le combat anti-allemand en traduisant et distribuant la brochure polonaise incendiaire concernant “Les atrocités allemandes en Pologne” à tout le clergé slovéno-catholique », p. 12e.)) .
Aux yeux des nazis, Roman endosse encore de plus grandes responsabilités. En harmonie avec sa doctrine pastorale, il a élargi le culte d’adoration du saint-sacrement et la dévotion à Marie, à la lumière des événements de Fatima. En ce sens il a organisé deux congrès retentissants : « Deux grandes manifestations publiques ont été surtout le congrès eucharistique de 1935 et le congrès du Christ-Roi en 1939 » (( Tamara Griesser Pecar & France Martin Dolinar, Romanov proces [Le procès de Roman], Druina, Ljubljana, 1996, p. 201.)) . Comme l’activité pastorale de Roman était liée à la slovénité, et dirigée vers les jeunes, on comprend que les nazis aient interprété ces congrès comme la plus grande manifestation d’un esprit de résistance nationale, en ce sens qu’ils ne sous-estimaient pas leur rôle mobilisateur. Le document commente ainsi : « Dans le grand conflit international, le catholicisme en Yougoslavie fut un facteur décisif de la germanophobie yougoslave [deutschfeindliche Haltung]. Aussi bien par les congrès catholiques internationaux qui ont été organisés en Yougoslavie avec leur caractère tout à fait anti-national-socialiste, et ce de manière ostentatoire, que dans la propagande constante de la presse catholique et dans les continuels propos incendiaires prononcés en chaire par le clergé catholique, l’Eglise catholique a à chaque fois donné les mots d’ordre et les slogans pour la lutte contre le Reich » (( Ibid., p. 12d.)) .
Les anglophiles, les sympathisants des Juifs et les résistants déclarés à l’agression allemande sont unis pour d’autres raisons encore, qui font de Stepinac et Roman des opposants plus sérieux. L’Eglise représente en Yougoslavie la plus haute autorité morale, réunissant six millions de catholiques très bien organisés. Le document décrit donc méticuleusement toutes les cellules de l’organisation dans laquelle évoluent les catholiques. Etonnamment, tout cela retient beaucoup l’attention des Allemands, presque autant que l’armée yougoslave en décomposition.
En dernière analyse, ce document rejoint le problème essentiel de tous les régimes totalitaires, en relation avec le rôle expressément national et unificateur joué par l’Eglise catholique dans les pays slaves. Stepinac et Roman sont les deux plus grands ennemis des nazis car ils sont les plus grands mobilisateurs du sentiment national des Slovènes et des Croates, parce qu’ils sont les remparts les plus sûrs de la pérennité de leur nation. Cette phrase clef accompagne le nom de Stepinac (ainsi que celui de l’évêque de Sarajevo aric) : « En tant qu’unique prince-évêque connu, S. est l’un de ceux qui se battent avec le plus de zèle pour l’identité croate » (( « S. gehört als einziger bekannter Kirchenfürst zu den eifrigsten Verkämpfern des Kroatentums », ibid., p. 12e.)) . Il n’en va pas autrement pour Roman.
Ce document du Reichssicherheitshauptamt est ainsi un précieux témoignage du rapport du catholicisme et du nazisme sur le sol de l’ancienne Yougoslavie. Après 1941, les choses ont bien sûr suivi leur cours. Le KPJ a proclamé illégitime chaque révolte en dehors du Front, a commencé à tout superviser dans le but de prendre le pouvoir absolu, pour réaliser la révolution bolchevique, a commencé aussi à liquider quiconque était à la fois mal disposé envers le communisme et combattait le nazisme. La Slovénie a été saignée, surtout les catholiques. Plus tard, quand dans les environs de Ljubljana quelques milliers de personnes furent tuées, à la fois sympathisantes du Front et combattant contre les Allemands, n’ayant encore aucune idée du communisme qui allait arriver, les catholiques commencèrent à organiser leur propre système de défense. En Slovénie, les communistes réussirent à créer ainsi des « circonstances exceptionnelles », ce que Lénine considérait comme une condition préliminaire nécessaire à la réalisation de la révolution prolétarienne. Ainsi, « imbus de leur idéologie révolutionnaire, les communistes s’efforcèrent de convaincre leurs alliés du Front de l’opportunité non seulement de combattre les troupes étrangères mais aussi de “liquider” les collaborateurs slovènes. Cela ne se fit pas sans résistance. La société slovène appuyée par une majorité du clergé derrière l’évêque Roman s’effraya à l’assassinat des premières victimes, de voir une véritable guerre civile se développer. Des formations armées virent le jour qui se définirent comme domobranci (défenseurs de la patrie) et furent surtout occupées à lutter contre les partisans. Elles se réclamaient du gouvernement royal réfugié à Londres et préconisaient l’union des peuples yougoslaves » (( Georges Castellan et Antonia Bernard, La Slovénie, PUF, Paris, 1996, p. 51.)) .
Entre le Satan du communisme et le Belzébuth du nazisme, l’Eglise catholique ne pouvait choisir. Les répercussions de cette attitude furent les 150.000 catholiques slovènes et croates que l’armée de Tito a massacrés immédiatement après la guerre, en juin et juillet 1945. Ils ont été l’issue ultime d’un combat historique qui se trace à travers les lettres de notre document. Que sa publication, cinquante-cinq ans après leur mort violente, leur rende un honneur posthume.