Revue de réflexion politique et religieuse.

L’E­glise face au nazisme en You­go­sla­vie

Article publié le 11 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Mais leur plus grand mécon­ten­te­ment allait à l’Eglise catho­lique. Non seule­ment les ser­vices de ren­sei­gne­ment étaient en contact direct avec les ser­vices archi­épis­co­paux, mais l’Eglise était le mou­ve­ment d’opposition au nazisme le plus grand et le mieux orga­ni­sé. Cette phrase, dans laquelle les nazis jugent tout le peuple slo­vène, le confirme clai­re­ment : « Les Slo­vènes, qui sont déjà condi­tion­nés par leur situa­tion fron­ta­lière, ont dans leur grande majo­ri­té des idées ger­ma­no­phobes et chau­vines. Les por­teurs de ces idées ger­ma­no­phobes sont les membres du cler­gé, qui a une grande influence sur la popu­la­tion, et l’intelligentsia slo­vène, en par­ti­cu­lier le corps ensei­gnant et les avo­cats. Le peuple slo­vène est for­te­ment catho­lique. Lai­bach est un centre poli­tique et spi­ri­tuel » ((  Ibid., p. 35.)) .
C’est ain­si que les oppo­sants les plus impor­tants expli­ci­te­ment cités sont les diri­geants de l’Eglise catho­lique en You­go­sla­vie, les arche­vêques Alo­jz Ste­pi­nac et Gre­go­rij Roman (« prince-évêque de Lai­bach, Roc­man »). Aux yeux des atta­quants alle­mands, ils étaient en effet res­pon­sables de la résis­tance ouverte au nazisme, de la bien­veillance osten­sible envers les Juifs, Ste­pi­nac plus par­ti­cu­liè­re­ment. Ste­pi­nac aurait mis en place un front de résis­tance com­mun avec des groupes juifs ; ce qui aurait été mani­fes­té dans le jour­nal Dona­va (Die Donau), impri­mé sous l’impulsion de l’engagement hos­tile (aux Alle­mands) d’un cercle de l’Eglise (« feind­liche Eins­tel­lung der kir­chli­chen Kreise »). On ne s’étonne donc plus que le docu­ment appuie le fait que tous les sièges des orga­ni­sa­tions juives étaient alors à Zagreb (Agram). Il accuse aus­si les rela­tions directes entre Ste­pi­nac et les ser­vices de ren­sei­gne­ment anglais et fran­çais, et affirme même que leur acti­vi­té se déroule dans le palais épis­co­pal de Zagreb ! (« D’importants contacts des ser­vices de ren­sei­gne­ments fran­çais et anglais convergent dans le palais archi­épis­co­pal d’Agram ») ((  Le para­graphe entier sur Ste­pi­nac est : « Les diri­geants de la hié­rar­chie catho­lique — entre autres le pré­sident de la confé­rence épis­co­pale you­go­slave, Mgr Ste­pi­nac (d’Agram) — se sont par­ti­cu­liè­re­ment signa­lés à cette occa­sion. Ste­pi­nac avait déjà déser­té en 1914 de l’armée aus­tro-hon­groise vers l’armée serbe où il avait par­ti­ci­pé à l’entreprise de Salo­nique. Outre ses mul­tiples pro­pos ger­ma­no­phobes, Ste­pi­nac a entre autres fon­dé dif­fé­rents comi­tés de réfu­giés pour aider les juifs et autres émi­grants du Reich. Il existe le soup­çon fon­dé que Ste­pi­nac conti­nue de tra­vailler avec les ser­vices poli­tique et mili­taire de l’émigration polo­naise et tchèque et que d’importants contacts des ser­vices de ren­sei­gne­ment fran­çais et bri­tan­nique convergent dans l’ordinariat archi­épis­co­pal d’Agram », pp. 12d-12e.)) .
L’archevêque de Lju­bl­ja­na, Roman, ne sem­blait aux SS pas moins dan­ge­reux. Il se situe par­mi les auto­ri­tés qui non seule­ment s’opposent fer­me­ment aux Alle­mands, mais le mani­festent (« pro­pos incen­diaires de nature ger­ma­no­phobe ») en dénon­çant les crimes de l’armée alle­mande par­tout en Europe. Sur Roman pèse le fait qu’il a accor­dé l’asile au car­di­nal polo­nais Hlond et a fait impri­mer son texte « Les crimes alle­mands en Pologne ». Les SS souf­fraient encore moins que Roman s’efforce de por­ter à la connais­sance du cler­gé slo­vène (il l’« a fait tra­duire et dis­tri­buer au cler­gé slo­vé­no-catho­lique tout entier ») le conte­nu de ce livre, qui décrit les mas­sacres lors de l’invasion de la Pologne. De là le mot célèbre, his­to­ri­que­ment véri­fié, de l’archevêque qui plai­san­ta amè­re­ment pen­dant la guerre en disant qu’il ne savait pas qui du dra­peau brun (alle­mand), ou du dra­peau rouge (com­mu­niste) le ter­ras­se­rait. Le nom de Roman se trouve ain­si sur les lèvres des émi­grants polo­nais, tchèques, slo­vaques, des agents bri­tan­niques et des notables juifs de la You­go­sla­vie d’alors, bref il était connu de tous ceux qui gênaient la pro­gres­sion de la culture alle­mande sur le sol you­go­slave ((  Le para­graphe rela­tif à Roman se réfère immé­dia­te­ment au para­graphe concer­nant Ste­pi­nac, la phrase capi­tale étant « Les diri­geants de la hié­rar­chie catho­lique — entre autres le pré­sident de la Confé­rence épis­co­pale you­go­slave, Mgr Ste­pi­nac (Zagreb) — se sont par­ti­cu­liè­re­ment signa­lés à cette occa­sion. […] Mis à part Ste­pi­nac, Mgr Roman, prince-évêque de Lju­bl­ja­na, lour­de­ment enga­gé par son ami­tié envers le pri­mat polo­nais, le car­di­nal Hlond, et en tant qu’hôte de celui-ci, s’est éga­le­ment signa­lé par­ti­cu­liè­re­ment ces der­niers temps dans le com­bat anti-alle­mand en tra­dui­sant et dis­tri­buant la bro­chure polo­naise incen­diaire concer­nant “Les atro­ci­tés alle­mandes en Pologne” à tout le cler­gé slo­vé­no-catho­lique », p. 12e.)) .
Aux yeux des nazis, Roman endosse encore de plus grandes res­pon­sa­bi­li­tés. En har­mo­nie avec sa doc­trine pas­to­rale, il a élar­gi le culte d’adoration du saint-sacre­ment et la dévo­tion à Marie, à la lumière des évé­ne­ments de Fati­ma. En ce sens il a orga­ni­sé deux congrès reten­tis­sants : « Deux grandes mani­fes­ta­tions publiques ont été sur­tout le congrès eucha­ris­tique de 1935 et le congrès du Christ-Roi en 1939 » ((  Tama­ra Gries­ser Pecar & France Mar­tin Doli­nar, Roma­nov proces [Le pro­cès de Roman], Drui­na, Lju­bl­ja­na, 1996, p. 201.)) . Comme l’activité pas­to­rale de Roman était liée à la slo­vé­ni­té, et diri­gée vers les jeunes, on com­prend que les nazis aient inter­pré­té ces congrès comme la plus grande mani­fes­ta­tion d’un esprit de résis­tance natio­nale, en ce sens qu’ils ne sous-esti­maient pas leur rôle mobi­li­sa­teur. Le docu­ment com­mente ain­si : « Dans le grand conflit inter­na­tio­nal, le catho­li­cisme en You­go­sla­vie fut un fac­teur déci­sif de la ger­ma­no­pho­bie you­go­slave [deut­sch­feind­liche Hal­tung]. Aus­si bien par les congrès catho­liques inter­na­tio­naux qui ont été orga­ni­sés en You­go­sla­vie avec leur carac­tère tout à fait anti-natio­nal-socia­liste, et ce de manière osten­ta­toire, que dans la pro­pa­gande constante de la presse catho­lique et dans les conti­nuels pro­pos incen­diaires pro­non­cés en chaire par le cler­gé catho­lique, l’Eglise catho­lique a à chaque fois don­né les mots d’ordre et les slo­gans pour la lutte contre le Reich » ((  Ibid., p. 12d.)) .
Les anglo­philes, les sym­pa­thi­sants des Juifs et les résis­tants décla­rés à l’agression alle­mande sont unis pour d’autres rai­sons encore, qui font de Ste­pi­nac et Roman des oppo­sants plus sérieux. L’Eglise repré­sente en You­go­sla­vie la plus haute auto­ri­té morale, réunis­sant six mil­lions de catho­liques très bien orga­ni­sés. Le docu­ment décrit donc méti­cu­leu­se­ment toutes les cel­lules de l’organisation dans laquelle évo­luent les catho­liques. Eton­nam­ment, tout cela retient beau­coup l’attention des Alle­mands, presque autant que l’armée you­go­slave en décom­po­si­tion.
En der­nière ana­lyse, ce docu­ment rejoint le pro­blème essen­tiel de tous les régimes tota­li­taires, en rela­tion avec le rôle expres­sé­ment natio­nal et uni­fi­ca­teur joué par l’Eglise catho­lique dans les pays slaves. Ste­pi­nac et Roman sont les deux plus grands enne­mis des nazis car ils sont les plus grands mobi­li­sa­teurs du sen­ti­ment natio­nal des Slo­vènes et des Croates, parce qu’ils sont les rem­parts les plus sûrs de la péren­ni­té de leur nation. Cette phrase clef accom­pagne le nom de Ste­pi­nac (ain­si que celui de l’évêque de Sara­je­vo aric) : « En tant qu’unique prince-évêque connu, S. est l’un de ceux qui se battent avec le plus de zèle pour l’identité croate » ((  « S. gehört als ein­zi­ger bekann­ter Kir­chenfürst zu den eifrig­sten Verkämp­fern des Kroa­ten­tums », ibid., p. 12e.)) . Il n’en va pas autre­ment pour Roman.
Ce docu­ment du Reichs­si­che­rheit­shaup­tamt est ain­si un pré­cieux témoi­gnage du rap­port du catho­li­cisme et du nazisme sur le sol de l’ancienne You­go­sla­vie. Après 1941, les choses ont bien sûr sui­vi leur cours. Le KPJ a pro­cla­mé illé­gi­time chaque révolte en dehors du Front, a com­men­cé à tout super­vi­ser dans le but de prendre le pou­voir abso­lu, pour réa­li­ser la révo­lu­tion bol­che­vique, a com­men­cé aus­si à liqui­der qui­conque était à la fois mal dis­po­sé envers le com­mu­nisme et com­bat­tait le nazisme. La Slo­vé­nie a été sai­gnée, sur­tout les catho­liques. Plus tard, quand dans les envi­rons de Lju­bl­ja­na quelques mil­liers de per­sonnes furent tuées, à la fois sym­pa­thi­santes du Front et com­bat­tant contre les Alle­mands, n’ayant encore aucune idée du com­mu­nisme qui allait arri­ver, les catho­liques com­men­cèrent à orga­ni­ser leur propre sys­tème de défense. En Slo­vé­nie, les com­mu­nistes réus­sirent à créer ain­si des « cir­cons­tances excep­tion­nelles », ce que Lénine consi­dé­rait comme une condi­tion pré­li­mi­naire néces­saire à la réa­li­sa­tion de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. Ain­si, « imbus de leur idéo­lo­gie révo­lu­tion­naire, les com­mu­nistes s’efforcèrent de convaincre leurs alliés du Front de l’opportunité non seule­ment de com­battre les troupes étran­gères mais aus­si de “liqui­der” les col­la­bo­ra­teurs slo­vènes. Cela ne se fit pas sans résis­tance. La socié­té slo­vène appuyée par une majo­ri­té du cler­gé der­rière l’évêque Roman s’effraya à l’assassinat des pre­mières vic­times, de voir une véri­table guerre civile se déve­lop­per. Des for­ma­tions armées virent le jour qui se défi­nirent comme domo­bran­ci (défen­seurs de la patrie) et furent sur­tout occu­pées à lut­ter contre les par­ti­sans. Elles se récla­maient du gou­ver­ne­ment royal réfu­gié à Londres et pré­co­ni­saient l’union des peuples you­go­slaves » ((  Georges Cas­tel­lan et Anto­nia Ber­nard, La Slo­vé­nie, PUF, Paris, 1996, p. 51.)) .
Entre le Satan du com­mu­nisme et le Bel­zé­buth du nazisme, l’Eglise catho­lique ne pou­vait choi­sir. Les réper­cus­sions de cette atti­tude furent les 150.000 catho­liques slo­vènes et croates que l’armée de Tito a mas­sa­crés immé­dia­te­ment après la guerre, en juin et juillet 1945. Ils ont été l’issue ultime d’un com­bat his­to­rique qui se trace à tra­vers les lettres de notre docu­ment. Que sa publi­ca­tion, cin­quante-cinq ans après leur mort vio­lente, leur rende un hon­neur post­hume.

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