L’Eglise face au nazisme en Yougoslavie
Mais leur plus grand mécontentement allait à l’Eglise catholique. Non seulement les services de renseignement étaient en contact direct avec les services archiépiscopaux, mais l’Eglise était le mouvement d’opposition au nazisme le plus grand et le mieux organisé. Cette phrase, dans laquelle les nazis jugent tout le peuple slovène, le confirme clairement : « Les Slovènes, qui sont déjà conditionnés par leur situation frontalière, ont dans leur grande majorité des idées germanophobes et chauvines. Les porteurs de ces idées germanophobes sont les membres du clergé, qui a une grande influence sur la population, et l’intelligentsia slovène, en particulier le corps enseignant et les avocats. Le peuple slovène est fortement catholique. Laibach est un centre politique et spirituel » (( Ibid., p. 35.)) .
C’est ainsi que les opposants les plus importants explicitement cités sont les dirigeants de l’Eglise catholique en Yougoslavie, les archevêques Alojz Stepinac et Gregorij Roman (« prince-évêque de Laibach, Rocman »). Aux yeux des attaquants allemands, ils étaient en effet responsables de la résistance ouverte au nazisme, de la bienveillance ostensible envers les Juifs, Stepinac plus particulièrement. Stepinac aurait mis en place un front de résistance commun avec des groupes juifs ; ce qui aurait été manifesté dans le journal Donava (Die Donau), imprimé sous l’impulsion de l’engagement hostile (aux Allemands) d’un cercle de l’Eglise (« feindliche Einstellung der kirchlichen Kreise »). On ne s’étonne donc plus que le document appuie le fait que tous les sièges des organisations juives étaient alors à Zagreb (Agram). Il accuse aussi les relations directes entre Stepinac et les services de renseignement anglais et français, et affirme même que leur activité se déroule dans le palais épiscopal de Zagreb ! (« D’importants contacts des services de renseignements français et anglais convergent dans le palais archiépiscopal d’Agram ») (( Le paragraphe entier sur Stepinac est : « Les dirigeants de la hiérarchie catholique — entre autres le président de la conférence épiscopale yougoslave, Mgr Stepinac (d’Agram) — se sont particulièrement signalés à cette occasion. Stepinac avait déjà déserté en 1914 de l’armée austro-hongroise vers l’armée serbe où il avait participé à l’entreprise de Salonique. Outre ses multiples propos germanophobes, Stepinac a entre autres fondé différents comités de réfugiés pour aider les juifs et autres émigrants du Reich. Il existe le soupçon fondé que Stepinac continue de travailler avec les services politique et militaire de l’émigration polonaise et tchèque et que d’importants contacts des services de renseignement français et britannique convergent dans l’ordinariat archiépiscopal d’Agram », pp. 12d-12e.)) .
L’archevêque de Ljubljana, Roman, ne semblait aux SS pas moins dangereux. Il se situe parmi les autorités qui non seulement s’opposent fermement aux Allemands, mais le manifestent (« propos incendiaires de nature germanophobe ») en dénonçant les crimes de l’armée allemande partout en Europe. Sur Roman pèse le fait qu’il a accordé l’asile au cardinal polonais Hlond et a fait imprimer son texte « Les crimes allemands en Pologne ». Les SS souffraient encore moins que Roman s’efforce de porter à la connaissance du clergé slovène (il l’« a fait traduire et distribuer au clergé slovéno-catholique tout entier ») le contenu de ce livre, qui décrit les massacres lors de l’invasion de la Pologne. De là le mot célèbre, historiquement vérifié, de l’archevêque qui plaisanta amèrement pendant la guerre en disant qu’il ne savait pas qui du drapeau brun (allemand), ou du drapeau rouge (communiste) le terrasserait. Le nom de Roman se trouve ainsi sur les lèvres des émigrants polonais, tchèques, slovaques, des agents britanniques et des notables juifs de la Yougoslavie d’alors, bref il était connu de tous ceux qui gênaient la progression de la culture allemande sur le sol yougoslave (( Le paragraphe relatif à Roman se réfère immédiatement au paragraphe concernant Stepinac, la phrase capitale étant « Les dirigeants de la hiérarchie catholique — entre autres le président de la Conférence épiscopale yougoslave, Mgr Stepinac (Zagreb) — se sont particulièrement signalés à cette occasion. […] Mis à part Stepinac, Mgr Roman, prince-évêque de Ljubljana, lourdement engagé par son amitié envers le primat polonais, le cardinal Hlond, et en tant qu’hôte de celui-ci, s’est également signalé particulièrement ces derniers temps dans le combat anti-allemand en traduisant et distribuant la brochure polonaise incendiaire concernant “Les atrocités allemandes en Pologne” à tout le clergé slovéno-catholique », p. 12e.)) .
Aux yeux des nazis, Roman endosse encore de plus grandes responsabilités. En harmonie avec sa doctrine pastorale, il a élargi le culte d’adoration du saint-sacrement et la dévotion à Marie, à la lumière des événements de Fatima. En ce sens il a organisé deux congrès retentissants : « Deux grandes manifestations publiques ont été surtout le congrès eucharistique de 1935 et le congrès du Christ-Roi en 1939 » (( Tamara Griesser Pecar & France Martin Dolinar, Romanov proces [Le procès de Roman], Druina, Ljubljana, 1996, p. 201.)) . Comme l’activité pastorale de Roman était liée à la slovénité, et dirigée vers les jeunes, on comprend que les nazis aient interprété ces congrès comme la plus grande manifestation d’un esprit de résistance nationale, en ce sens qu’ils ne sous-estimaient pas leur rôle mobilisateur. Le document commente ainsi : « Dans le grand conflit international, le catholicisme en Yougoslavie fut un facteur décisif de la germanophobie yougoslave [deutschfeindliche Haltung]. Aussi bien par les congrès catholiques internationaux qui ont été organisés en Yougoslavie avec leur caractère tout à fait anti-national-socialiste, et ce de manière ostentatoire, que dans la propagande constante de la presse catholique et dans les continuels propos incendiaires prononcés en chaire par le clergé catholique, l’Eglise catholique a à chaque fois donné les mots d’ordre et les slogans pour la lutte contre le Reich » (( Ibid., p. 12d.)) .
Les anglophiles, les sympathisants des Juifs et les résistants déclarés à l’agression allemande sont unis pour d’autres raisons encore, qui font de Stepinac et Roman des opposants plus sérieux. L’Eglise représente en Yougoslavie la plus haute autorité morale, réunissant six millions de catholiques très bien organisés. Le document décrit donc méticuleusement toutes les cellules de l’organisation dans laquelle évoluent les catholiques. Etonnamment, tout cela retient beaucoup l’attention des Allemands, presque autant que l’armée yougoslave en décomposition.
En dernière analyse, ce document rejoint le problème essentiel de tous les régimes totalitaires, en relation avec le rôle expressément national et unificateur joué par l’Eglise catholique dans les pays slaves. Stepinac et Roman sont les deux plus grands ennemis des nazis car ils sont les plus grands mobilisateurs du sentiment national des Slovènes et des Croates, parce qu’ils sont les remparts les plus sûrs de la pérennité de leur nation. Cette phrase clef accompagne le nom de Stepinac (ainsi que celui de l’évêque de Sarajevo aric) : « En tant qu’unique prince-évêque connu, S. est l’un de ceux qui se battent avec le plus de zèle pour l’identité croate » (( « S. gehört als einziger bekannter Kirchenfürst zu den eifrigsten Verkämpfern des Kroatentums », ibid., p. 12e.)) . Il n’en va pas autrement pour Roman.
Ce document du Reichssicherheitshauptamt est ainsi un précieux témoignage du rapport du catholicisme et du nazisme sur le sol de l’ancienne Yougoslavie. Après 1941, les choses ont bien sûr suivi leur cours. Le KPJ a proclamé illégitime chaque révolte en dehors du Front, a commencé à tout superviser dans le but de prendre le pouvoir absolu, pour réaliser la révolution bolchevique, a commencé aussi à liquider quiconque était à la fois mal disposé envers le communisme et combattait le nazisme. La Slovénie a été saignée, surtout les catholiques. Plus tard, quand dans les environs de Ljubljana quelques milliers de personnes furent tuées, à la fois sympathisantes du Front et combattant contre les Allemands, n’ayant encore aucune idée du communisme qui allait arriver, les catholiques commencèrent à organiser leur propre système de défense. En Slovénie, les communistes réussirent à créer ainsi des « circonstances exceptionnelles », ce que Lénine considérait comme une condition préliminaire nécessaire à la réalisation de la révolution prolétarienne. Ainsi, « imbus de leur idéologie révolutionnaire, les communistes s’efforcèrent de convaincre leurs alliés du Front de l’opportunité non seulement de combattre les troupes étrangères mais aussi de “liquider” les collaborateurs slovènes. Cela ne se fit pas sans résistance. La société slovène appuyée par une majorité du clergé derrière l’évêque Roman s’effraya à l’assassinat des premières victimes, de voir une véritable guerre civile se développer. Des formations armées virent le jour qui se définirent comme domobranci (défenseurs de la patrie) et furent surtout occupées à lutter contre les partisans. Elles se réclamaient du gouvernement royal réfugié à Londres et préconisaient l’union des peuples yougoslaves » (( Georges Castellan et Antonia Bernard, La Slovénie, PUF, Paris, 1996, p. 51.)) .
Entre le Satan du communisme et le Belzébuth du nazisme, l’Eglise catholique ne pouvait choisir. Les répercussions de cette attitude furent les 150.000 catholiques slovènes et croates que l’armée de Tito a massacrés immédiatement après la guerre, en juin et juillet 1945. Ils ont été l’issue ultime d’un combat historique qui se trace à travers les lettres de notre document. Que sa publication, cinquante-cinq ans après leur mort violente, leur rende un honneur posthume.