Revue de réflexion politique et religieuse.

L’affaire Sixte et le rôle de l’Italie

Article publié le 7 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Mais, à qui pou­vait être attri­buée l’initiative du prin­temps 1917 ? Qui étaient ces « média­teurs non auto­ri­sés » ? Le sus­pect était Gio­lit­ti, encore influent mais en rup­ture avec le gou­ver­ne­ment. Valia­ni pré­cise plus loin, dans une autre note de bas de page : « Le 28 mai 1917, le repré­sen­tant de Czer­nin auprès du Haut-Com­man­de­ment aus­tro-hon­grois infor­ma à son tour Czer­nin du fait que, vers le milieu du mois [de mai], le prince Bülow, ex-chan­ce­lier alle­mand connu pour ses pré­cé­dents contacts avec les milieux poli­tiques ita­liens, aurait ren­con­tré à Lucerne des per­son­na­li­tés ita­liennes. De cet échange (dont nous ne savons pas s’il a un plus grand fon­de­ment que les autres, dont on a consta­té l’inconsistance) doit avoir eu éga­le­ment vent Filip­po Tura­ti [un des chefs du socia­lisme ita­lien], qui […] croyait, dans la pre­mière moi­tié de l’année 1917, à la pro­ba­bi­li­té de démarches en vue d’une paix à l’initiative de Gio­lit­ti » .
Gio­lit­ti, repré­sen­tant pres­ti­gieux du par­ti libé­ral et neu­tra­liste convain­cu, se main­te­nait dans l’opposition et était en contact avec la galaxie anti-inter­ven­tion­niste et neu­tra­liste, repré­sen­tée en Ita­lie par un bloc trans­ver­sal com­pre­nant catho­liques, socia­listes et libé­raux. Les quelques pro­po­si­tions de paix, tota­le­ment auto­nomes, mal­adroites et pri­vées de fon­de­ment qui semblent avoir été faites à cette époque sont attri­buables à cette galaxie, qui n’avait rien à voir avec la posi­tion offi­cielle du gou­ver­ne­ment ita­lien. A l’égard de Gio­lit­ti, on ne dépas­sa pas le stade des soup­çons. Il n’est en aucune manière prou­vé que le roi d’Italie ait été impli­qué dans de sem­blables ini­tia­tives. Si telle était la convic­tion de Charles Ier et du prince Sixte, il faut alors dire, à la lumière de nos connais­sances, qu’ils se sont lais­sés trom­per par de fausses impres­sions.

Le carac­tère fai­ble­ment vrai­sem­blable des « pro­po­si­tions de paix » ano­nymes ita­liennes men­tion­nées ci-des­sus semble éga­le­ment confir­mé par la réfé­rence bizarre qui est faite à la cité d’Aquilée, ville à obte­nir de l’Autriche. Or, à l’époque, l’armée ita­lienne occu­pait Aqui­lée (située non loin de l’embouchure de l’Isonzo) depuis presque deux ans ! Nous deman­dions donc aux Autri­chiens, en échange de la paix, de nous don­ner une loca­li­té qui était déjà en notre pos­ses­sion ! Mais qui pou­vait faire part à notre enne­mi de pro­po­si­tions aus­si far­fe­lues ? Ou bien peut-être le prince Sixte, dans ses mémoires, a‑t-il confon­du le nom de quelque ville du Tren­tin avec celui de la loin­taine Aqui­lée.
Tout ceci étant posé, en absence de nou­veaux docu­ments qui per­met­traient de voir les choses sous un éclai­rage dif­fé­rent, il me semble avoir démon­tré que l’accusation de « double jeu » adres­sée par les res­pon­sables autri­chiens au gou­ver­ne­ment ita­lien de l’époque (et reprise par M. Char­pen­tier dans son article) est tota­le­ment infon­dée. Elle n’est que le fruit des pas­sions enflam­mées du moment.

Le pré­ju­gé anti-ita­lien par­ta­gé par les hauts diri­geants autri­chiens fit-il échouer les négo­cia­tions de paix en 1918 ? L’article de M. Char­pen­tier se limite à l’échec de la pro­po­si­tion de paix de 1917. Mais, en 1918, il y eut, comme cela est connu, de nou­velles et impor­tantes négo­cia­tions, impli­quant cette fois les Amé­ri­cains, négo­cia­tions qui auraient pu conduire à une sor­tie dif­fé­rente de la guerre, au prix, natu­rel­le­ment, de conces­sions de la part de l’Autriche. Elles entrèrent dans le vif du sujet après la pro­cla­ma­tion des qua­torze points de Wil­son au début de l’année 1918.

Voi­ci com­ment Valia­ni rap­porte ce nou­vel échec. Suite aux conver­sa­tions entre le juriste autri­chien paci­fiste Lam­masch et le pas­teur Her­ron, émis­saire extrê­me­ment actif de Wil­son, que le pré­sident Wil­son avait auto­ri­sé à aller, si néces­saire, inco­gni­to à Vienne pour dis­cu­ter sur place – si l’Empereur se déci­dait à la mettre en œuvre – de la trans­for­ma­tion fédé­rale de l’Autriche-Hongrie en faveur des natio­na­li­tés slaves, Charles Ier fut tou­te­fois à l’origine d’un nou­vel échange. A peine enten­du le rap­port de Lam­masch, le sou­ve­rain Habs­bourg envoya au Roi d’Espagne, pour qu’il le trans­mette à Wil­son, un mes­sage télé­gra­phique par lequel il se décla­rait d’accord avec les prin­cipes de paix ins­crits dans le dis­cours pré­si­den­tiel du 11 février [qui inté­grait les qua­torze points, énon­cés le 8 jan­vier pré­cé­dent]. Le mes­sage fai­sait cepen­dant com­prendre que l’Autriche-Hongrie conti­nuait à exi­ger le res­pect du sta­tu quo ter­ri­to­rial de l’avant-guerre, à l’encontre des exi­gences ita­liennes, qu’elle consi­dé­rait comme contraires aux droits des Slaves fidèles à l’Empire. Le minis­tère des Affaires étran­gères anglais, Bal­four, inter­pel­lé par l’un des conseillers de Wil­son, le colo­nel House, fit remar­quer que le gou­ver­ne­ment de Vienne cher­chait à reje­ter a prio­ri les reven­di­ca­tions ita­liennes et à décou­ra­ger dans le même temps les popu­la­tions slaves qui regar­daient déjà vers l’Entente. Répon­dant le 5 mars à Charles Ier, le pré­sident amé­ri­cain lui deman­da des pro­po­si­tions concrètes pour “la satis­fac­tion des aspi­ra­tions natio­nales slaves” et l’indication spé­ci­fique des conces­sions que l’Autriche-Hongrie serait dis­po­sée à faire à l’Italie.

Dans une réponse rédi­gée par Charles Ier, ce der­nier ne put cacher le fait qu’il n’avait pas l’intention de concé­der des ter­ri­toires à l’Italie, que les Autri­chiens consi­dé­raient évi­dem­ment, depuis Capo­ret­to, comme inca­pable d’une reprise d’un conflit armé. Ain­si échouèrent les négo­cia­tions.
Her­ron lui-même [sou­tien convain­cu des ouver­tures de Wil­son] était per­sua­dé que la thèse de ces Ita­liens, Tchèques, You­go­slaves (et, indé­pen­dam­ment de ceux-ci, des révo­lu­tion­naires hon­grois) qui misaient sur le sou­lè­ve­ment des peuples sou­mis à l’Autriche-Hongrie avait l’avenir pour elle » .
Ain­si dis­pa­rut le pro­jet amé­ri­cain d’une paix sépa­rée avec la double monar­chie. Ce pro­jet avait été pour­sui­vi long­temps et avec téna­ci­té par Wil­son, en union avec les milieux influents fran­co-bri­tan­niques qui lui étaient favo­rables. Cela est si vrai que, lorsqu’il entra dans la guerre au prin­temps de 1917, le pré­sident amé­ri­cain ne décla­ra pas la guerre à l’Autriche-Hongrie. Le véri­table adver­saire était l’Allemagne. La décla­ra­tion ne vint qu’en décembre 1917, du fait de l’insistance ita­lienne, après notre défaite à Capo­ret­to. Mais Wil­son ne vou­lut jamais envoyer de troupes en Ita­lie. Les Amé­ri­cains ne par­ti­ci­pèrent à la per­cée du front enne­mi à Vit­to­rio Vene­to, à l’automne 1918, qu’avec un régi­ment.
Il existe une vul­gate tra­di­tio­na­liste selon laquelle la Pre­mière Guerre mon­diale aurait été le résul­tat d’un com­plot maçon­nique visant à détruire la monar­chie des Habs­bourg, der­nier Etat offi­ciel­le­ment catho­lique. L’attitude phi­lo-autri­chienne de Wil­son, poli­ti­cien que la vul­gate dont nous venons de par­ler consi­dère comme le franc-maçon par excel­lence, semble démon­trer le contraire. Les loges étaient lar­ge­ment repré­sen­tées non seule­ment dans le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain et ceux de l’Entente mais aus­si dans le gou­ver­ne­ment aus­tro-hon­grois. N’oublions pas que la franc-maçon­ne­rie se répan­dit ini­tia­le­ment dans les pos­ses­sions habs­bour­geoises (y com­pris le grand-duché de Tos­cane) par les Habs­bourg-Lor­raine. Je crois pou­voir affir­mer qu’une par­tie impor­tante de la maçon­ne­rie inter­na­tio­nale était favo­rable à la pré­ser­va­tion de la double monar­chie, natu­rel­le­ment réfor­mée sur un mode « démo­cra­tique » ou dans un sens fédé­ral et moyen­nant d’inévitables conces­sions ter­ri­to­riales, sur l’ampleur des­quelles il aurait été pos­sible de dis­cu­ter.

Après la vic­toire de Capo­ret­to à l’hiver 1918, Charles Ier se trou­vait dans des condi­tions idéales pour obte­nir une paix sépa­rée qui aurait pu n’être pas trop défa­vo­rable, dans le sens où il pou­vait réus­sir à sau­ver ce qui pou­vait l’être. La situa­tion interne de son Etat était tou­jours plus grave, du fait de l’effondrement la pro­duc­tion agri­cole et indus­trielle, de l’augmentation des ten­dances cen­tri­fuges, de l’impossibilité de fer­mer la « plaie puru­lente », comme on l’appelait alors, du front ita­lien, qui conti­nuait à main­te­nir enga­gée la qua­si-tota­li­té des armées aus­tro-hon­groises. La rai­son d’Etat mais aus­si le bon sens impo­saient d’arrêter au plus vite la par­tie, ou en tout cas de faire le maxi­mum pour pro­fi­ter de l’occasion qui était offerte. Mais l’Empereur ne réus­sit évi­dem­ment pas à vaincre son aver­sion à l’égard des Ita­liens, par­ta­gée depuis tou­jours par tout l’Empire, comme on l’a vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il sur­es­ti­ma le dan­ger que les exi­gences ita­liennes auraient repré­sen­té pour la soli­di­té de l’Empire vacillant.
Au lieu de cher­cher à obte­nir une paix qui aurait été assez avan­ta­geuse pour eux puisque, en échange d’inévitables ces­sions à l’égard des Belges et des Fran­çais, elle leur aurait lais­sé les mains libres à l’Est après l’effondrement de la Rus­sie, les Alle­mands acquirent la convic­tion qu’ils pour­raient gagner la guerre en Occi­dent par une der­nière grande offen­sive, grâce à l’engagement des troupes libé­rées du front de l’Est du fait du retrait de la Rus­sie de la guerre. Au prin­temps et à l’été de l’année 1918, mal­gré des suc­cès ini­tiaux notables, les offen­sives alle­mandes échouèrent. L’Allemagne com­men­ça à subir la contre-offen­sive alliée et à perdre la guerre. Pour les appuyer dans leur stra­té­gie, les Alle­mands avaient deman­dé aux Aus­tro-Hon­grois une offen­sive sur le front ita­lien. C’est ain­si que Charles Ier se lais­sa séduire par l’idée de conclure la guerre par une vic­toire déci­sive contre l’Italie, « l’ennemi sécu­laire » et détes­té.

L’historien mili­taire autri­chien Peter Fia­la a dénon­cé dure­ment cette déci­sion de l’Empereur, qui ne vou­lut pas écou­ter l’opinion de ces géné­raux qui lui décon­seillaient l’offensive de la manière la plus expresse à cause des condi­tions d’épuisement dans les­quelles se trou­vaient l’armée et le pays. La très grande vic­toire de Capo­ret­to n’avait en fait pas éli­mi­né l’armée ita­lienne comme force com­bat­tante. Celle-ci, après avoir blo­qué seule, lors de com­bats extrê­me­ment durs, l’ennemi sur le Piave et dans la région du Grap­pa en novembre 1917 à la fin de la bataille de Capo­ret­to, avant l’arrivée des contin­gents fran­co-bri­tan­niques, s’était pro­gres­si­ve­ment rele­vée et ren­for­cée. A côté de cin­quante divi­sions ita­liennes se trou­vaient trois divi­sions bri­tan­niques, deux fran­çaises et une tché­co­slo­vaque. Il y avait ensuite deux divi­sions ita­liennes qui com­bat­taient en France, une en Macé­doine, une en Alba­nie. En pre­mière ligne, les divi­sions ita­liennes et alliées étaient au nombre de qua­rante-quatre, contre qua­rante-neuf et demi du côté aus­tro-hon­grois. Mais les équi­pe­ments aériens, l’artillerie, les muni­tions et les vivres étaient net­te­ment supé­rieurs côté ita­lien. La sagesse impo­sait de s’installer dans une posi­tion de stricte défen­sive et de cher­cher à obte­nir rapi­de­ment la paix .

Charles Ier fit au contraire confiance aux mau­vais conseils des plus opti­mistes. Ain­si, en juin 1918, l’offensive sur le Piave, après un suc­cès ini­tial pro­met­teur, échoua tota­le­ment face à une résis­tance ita­lienne tenace. A par­tir de ce moment-là, Charles Ier cher­chait à obte­nir des condi­tions accep­tables de paix, en main­te­nant la plus intacte pos­sible son armée, tan­dis que la désa­gré­ga­tion eth­nique et sociale de la monar­chie s’accentuait pro­gres­si­ve­ment. Mais il était alors trop tard. Les alliés qui, après l’échec des négo­cia­tions de l’hiver, sou­hai­taient à pré­sent la dis­so­lu­tion de l’ennemi, sen­tant se rap­pro­cher la vic­toire, étaient deve­nus sourds à toute demande. Et quand la situa­tion maté­rielle de l’armée se fut encore davan­tage dété­rio­rée, les Ita­liens et leurs alliés pas­sèrent à l’offensive, à une année de dis­tance de Capo­ret­to, enfon­çant les lignes aus­tro-hon­groises affai­blies après une bataille qui dura quand même cinq jours, et qui condui­sit à la dis­so­lu­tion de cette armée. Aus­si Charles Ier dut-il accep­ter un armis­tice qui était, en réa­li­té, une capi­tu­la­tion sans condi­tion (4 novembre 1918).

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