Revue de réflexion politique et religieuse.

Qué­bec : la « Révo­lu­tion tran­quille » et ses fruits

Article publié le 6 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

CATHOLICA — Pour­riez-vous nous rap­pe­ler briè­ve­ment la situa­tion du Qué­bec à la fin des années 1950 ?

JACQUES LEGARE —  Si l’on prend la période de l’après-guerre, le Qué­bec était res­té ce qu’il avait tou­jours été, une socié­té rurale, très catho­lique, et où le rôle de l’Eglise était très impor­tant. L’Eglise avait sous sa dépen­dance l’ensemble du sys­tème d’enseignement, du sys­tème de san­té, l’état-civil, et la plu­part des ins­ti­tu­tions ou mou­ve­ments se com­po­saient mono­li­thi­que­ment de catho­liques.
C’était l’Union natio­nale de Duples­sis qui était au pou­voir depuis 1949, un par­ti conser­va­teur, certes, mais par­ti­cu­lier, en ce sens qu’il était une union de forces libé­rales, en prin­cipe ouvertes sur des hori­zons nou­veaux. Le par­ti anté­rieu­re­ment domi­nant, le Par­ti libé­ral d’omer Gouin, était en réa­li­té plus conser­va­teur que l’Union natio­nale. Cepen­dant, cer­tains aspects de la poli­tique de Duples­sis furent atta­qués, en rai­son des frus­tra­tions nées du lien que main­te­nait le gou­ver­ne­ment avec l’Eglise qui assu­rait son contrôle ins­ti­tu­tion­nel sur toute la vie sociale, et spé­cia­le­ment en matière d’éducation. Choix des manuels, attri­bu­tion des finances, pro­grammes… c’était le règne du diri­gisme clé­ri­cal éclai­ré. Toutes les déci­sions du gou­ver­ne­ment Duples­sis étaient concer­tées avec l’Eglise.
En éco­no­mie, c’était un peu le même carac­tère sta­tique : l’économie rurale pré­va­lait, tan­dis que les indus­tries étaient prin­ci­pa­le­ment tour­nées vers le sec­teur pri­maire (mines, élec­tri­ci­té, fon­de­ries). On accep­tait beau­coup les inves­tis­se­ments étran­gers, mais tout par­tait brut, sans aucune trans­for­ma­tion manu­fac­tu­rière sur place. Cela a beau­coup ému les jeunes géné­ra­tions d’alors, qui disaient : nous avons beau­coup de res­sources natu­relles, mais on ne les exploite pas sur place, on les envoie aux étran­gers qui eux les déve­loppent et en pro­fitent — sur­tout les Etats-Unis. C’est pour rompre avec cette situa­tion qu’a été lan­cée ce qu’on a appe­lé la « Révo­lu­tion tran­quille ». Les élites voyaient là un car­can, beau­coup de gens reve­nus d’Europe après la guerre disant que cela n’avait plus de sens et qu’il fal­lait faire tout sau­ter. Un cer­tain nombre de mou­ve­ments se créèrent alors pour mili­ter en ce sens.

Dans quels sec­teurs ?

Essen­tiel­le­ment au sein de l’Action catho­lique, très puis­sante chez les jeunes, les ouvriers, les intel­lec­tuels. Le désir d’ouverture se mani­fes­tait dans ces milieux très pra­ti­quants, sur­tout dans les deux domaines de l’éducation — on a alors reven­di­qué un minis­tère ad hoc — et de l’économie. Celle-ci était très fer­mée, sta­tique, et donc la reven­di­ca­tion allait dans le sens de l’ouverture et du dyna­misme. Tel fut le début de la Révo­lu­tion tran­quille.

Le syn­di­ca­lisme était-il alors actif ?

Oui, il y avait un syn­di­ca­lisme très actif. C’était un syn­di­ca­lisme catho­lique de type avant tout local, même si plus tard il a effec­tué des jonc­tions avec les grandes cen­trales des Etats-Unis. Beau­coup de petites asso­cia­tions menaient des actions de type syn­di­cal. Mais le droit de grève n’était pas recon­nu et les grèves étaient sévè­re­ment répri­mées. Les syn­di­cats fai­saient valoir que les ouvriers étaient exploi­tés, d’autant plus aisé­ment que les patrons étaient étran­gers, comme dans les mines, et que les ouvriers étaient sous-payés, les pro­fits allant aux mul­ti­na­tio­nales. C’était en par­ti­cu­lier le cas dans les mines d’amiante, où les condi­tions de tra­vail étaient très dures, et les salaires très bas. C’est dans ce sec­teur qu’il y a eu les pre­mières grèves, illé­gales, en 1949.
Dans ce mou­ve­ment, il y a des gens qui se sont mani­fes­tés de manière inopi­née. L’un des pre­miers a été Pierre-Eliott Tru­deau, un grand bour­geois s’il en est, un « libé­ral », mais qui défen­dait des idées.

Quelle fut la posi­tion de l’Eglise ? N’était-elle pas prise dans une contra­dic­tion entre la néces­si­té de la sta­bi­li­té sociale et l’appui aux justes reven­di­ca­tions ouvrières au nom de la doc­trine de Rerum Nova­rum ?

L’Eglise, lors de la révo­lu­tion de 1837, avait tenu un dis­cours aux habi­tants visant à les tem­pé­rer, crai­gnant sur­tout les révo­lu­tions sociales. Et cette fois encore le dis­cours fut le même. Mgr Char­bon­neau, arche­vêque de Mont­réal, avait net­te­ment pris posi­tion en faveur des ouvriers, mais il fut contraint de démis­sion­ner et envoyé à Van­cou­ver comme aumô­nier, en puni­tion, en lui disant qu’il n’avait pas à prendre posi­tion en faveur des ouvriers et contre le gou­ver­ne­ment. Il était consi­dé­ré comme un révo­lu­tion­naire nui­sant à l’Etat en ris­quant de per­tur­ber les inves­tis­se­ments étran­gers. Mais gra­duel­le­ment les gens ont réagi, et c’est ain­si qu’est né le mou­ve­ment syn­di­cal avec Tru­deau et Mar­chand. Les jour­na­listes, comme Claude Ryan, qui était le prin­ci­pal pilier de l’Action catho­lique cana­dienne (ACC), se sont alors enga­gés à fond ((Cf. Louise Bien­ve­nue, Quand la jeu­nesse entre en scène—L’Action catho­lique avant la Révo­lu­tion tran­quille, Edi­tions Boréal, Mont­réal, 2003.)) . Dans le gou­ver­ne­ment même de Duples­sis, cer­tains ministres plus jeunes se mon­traient sen­sibles, dont M. Sau­vé, qui suc­cé­da à Duples­sis quand celui-ci décé­da (1959). Mais il n’est res­té que quatre-vingts jours, avant de mou­rir à son tour. Il fit un dis­cours célèbre, qui com­men­çait par le mot « Désor­mais… », ce qui annon­çait le chan­ge­ment de cap.

Ces ini­tia­tives moder­ni­sa­trices pro­ve­naient-elles du sein de l’Eglise à pro­pre­ment par­ler ?

A la toute fin des années 1950, juste avant le Concile, Léger a rem­pla­cé Char­bon­neau. Durant ces années, ce fut un mou­ve­ment pas seule­ment indi­vi­duel, mais de groupes qui exer­çaient cette pres­sion : syn­di­cats, Action catho­lique. A l’intérieur même de l’Eglise, il y avait des gens plus ouverts, et en par­ti­cu­lier les Domi­ni­cains. Ils avaient une atti­tude d’appui envers les mou­ve­ments émer­gents, ce qui les dif­fé­ren­ciait beau­coup des autres élé­ments du cler­gé, Jésuites, Sul­pi­ciens, Frères des écoles chré­tiennes…
Les mou­ve­ments intel­lec­tuels se concen­traient à Mont­réal. Ce sont les domi­ni­cains de cette ville qui ont eu le rôle le plus impor­tant, dont le P. Georges-Hen­ri Lévesque, qui devint le doyen de la Facul­té des Sciences sociales à l’Université Laval de Qué­bec, décé­dé en 2000 à l’âge de 96 ans ((    « Le Père Georges-Hen­ri Lévesque fut de ces per­son­na­li­tés comme une socié­té en connaît trop peu dans son évo­lu­tion : il fut le pro­fes­seur de géné­ra­tions d’hommes et de femmes dont l’histoire recon­naît aujourd’hui qu’ils ont fait bas­cu­ler le Qué­bec dans la moder­ni­té. Enfin, à l’heure où l’Université Laval étend son action inter­na­tio­nale, il est bon de se rap­pe­ler que le Père Lévesque, par son rayon­ne­ment sur pra­ti­que­ment tous les conti­nents, fut un vision­naire dont nous cher­chons à suivre l’exemple » (éloge funèbre pro­non­cé par le rec­teur de l’Université Laval, le P. Fran­çois Tave­nas).)) . Duples­sis avait vou­lu l’exclure, sans y arri­ver. Il lui repro­chait ses prises de posi­tion favo­rables aux gré­vistes, se récla­mant selon lui faus­se­ment de la doc­trine sociale de l’Eglise. Ce prêtre était un homme d’action, qui a eu un rôle très impor­tant auprès des jeunes qu’il for­mait ; il cir­cu­lait à tra­vers le monde, et fon­da l’Université du Rwan­da. A Mont­réal, d’autre part, les domi­ni­cains orga­ni­saient des groupes de réflexion. Ils ont lan­cé en 1962 une revue, Main­te­nant, offi­ciel­le­ment ani­mée par des laïcs mais sou­te­nue par eux, et qui a eu une très grande influence au début des années soixante. Elle a vrai­ment fait tour­ner le vent ((    Main­te­nant prit en fait la suite de la Revue domi­ni­caine, sous la direc­tion du P. Hen­ri Bra­det jusqu’à 1965, avec la col­la­bo­ra­tion du P. Lacroix, autre domi­ni­cain. En avril 1995, ce der­nier don­ne­ra une confé­rence sur l’évolution de la morale au Qué­bec, ain­si com­men­tée par un jour­na­liste : « Quel imper­ti­nent ! Il évoque la trans­for­ma­tion de Vati­can II, qui a pro­cla­mé la liber­té de conscience et la prio­ri­té de la conscience sur la loi. Il donne l’exemple de l’avortement. Direc­te­ment au cœur du pro­blème. Et il ter­mine sur son appré­cia­tion per­son­nelle : “Moi, j’ai trou­vé ça extra­or­di­naire. Ça a libé­ré tout le Qué­bec — puisque c’est le milieu que je connais davan­tage — de toutes ses inquié­tudes, de ses péchés pré­fa­bri­qués, déci­dés à l’avance, fixés par le petit caté­chisme : enfin, on pou­vait faire les péchés qu’on vou­lait !” (grand éclat de rire) » (Guy Laper­rière, ency­clo­pé­die Ago­ra, « Benoît Lacroix »).)) .

Quel milieu social par­ti­cipe à ce chan­ge­ment de men­ta­li­té ?

Ce sont sur­tout des élites, des uni­ver­si­taires, des diri­geants syn­di­ca­listes, des étu­diants de l’Action catho­lique… Ce sont eux qui ont secoué les choses. Et le décès de Duples­sis, qui a beau­coup désta­bi­li­sé son par­ti, de même que la mort pré­ma­tu­rée de son suc­ces­seur, leur a per­mis d’arriver aux affaires et de pou­voir réa­li­ser les chan­ge­ments qu’ils dési­raient pour le Qué­bec. Ce furent les élec­tions de 1960 où Lesage est deve­nu Pre­mier ministre, avec des gens comme Paul-Gérin Lajoie, qui sera ministre de l’Education, et René Lévêque, ministre des Res­sources natu­relles. C’est le début pro­pre­ment dit de la Révo­lu­tion tran­quille. Celle-ci se vou­lait d’abord effec­tuée sur le plan des struc­tures de l’Etat. L’idée était clai­re­ment expri­mée : l’Etat, dans une socié­té comme la nôtre, disait-on, doit avoir un plus grand rôle, exer­cer un cer­tain diri­gisme pour évi­ter la mani­pu­la­tion des grandes cor­po­ra­tions, d’autant plus qu’il res­tait le pro­blème de la langue — les ouvriers étant obli­gés de par­ler anglais sur les lieux de tra­vail. On disait alors : il faut que l’Etat ait du pou­voir, et il suf­fit qu’il se le donne par des lois.
Contrai­re­ment à ce qui exis­tait avant — comi­té catho­lique et acces­soi­re­ment, comi­té pro­tes­tant pour diri­ger l’enseignement —, on a donc créé un minis­tère de l’Education, même si on a conser­vé à titre consul­ta­tif les comi­tés reli­gieux. D’où des modi­fi­ca­tions de pro­grammes, pour les­quels les laïcs ont eu leur mot à dire, à la dif­fé­rence de ce qui se pas­sait aupa­ra­vant. Les appli­ca­tions ont concer­né tous les domaines. En lit­té­ra­ture, par exemple, on a pu accé­der à des livres jusque-là à l’Index (avant les domi­ni­cains pas­saient sou­vent ces livres sous la table, mais offi­ciel­le­ment ils étaient pro­hi­bés). Ouver­ture aux sciences, à l’économie sur­tout, en vue de for­mer des cadres. Jusqu’alors, les huma­ni­tés domi­naient com­plè­te­ment. Avant, il y avait en effet, à côté d’une filière pri­maire et tech­nique, les col­lèges clas­siques, diri­gés par des clercs. L’enseignement était payant, même si l’Eglise était géné­reuse. De 30 à 40% des élèves deve­naient des clercs, qui choi­sis­saient la prê­trise dio­cé­saine ou les mis­sions. Les autres allaient dans les pro­fes­sions libé­rales, den­tistes, méde­cins, juristes. Un ou deux allaient vers les affaires. Le reste des élèves pas­sait par la filière pri­maire et tech­nique. En outre l’éducation n’était pas obli­ga­toire comme aujourd’hui.
Dans le domaine de l’économie, on a déci­dé de contrô­ler les richesses natu­relles, en natio­na­li­sant des usines pro­duc­trices d’électricité qui appar­te­naient à des com­pa­gnies pri­vées, tant pour la pro­duc­tion que pour la dis­tri­bu­tion, mul­ti­na­tio­nales pour la plu­part. Le leit­mo­tiv fut alors : il faut être maîtres chez nous.
Un élé­ment impor­tant à sou­li­gner : René Lévêque, char­gé de ces natio­na­li­sa­tions, était un homme de com­mu­ni­ca­tion, un homme de télé­vi­sion doté d’une grande péda­go­gie. Il avait été cor­res­pon­dant de guerre en Corée. Et jus­te­ment la télé­vi­sion est entrée à cette période dans les foyers, une télé­vi­sion cal­quée sur la BBC, et donc indé­pen­dante et favo­rable aux « mau­vaises idées », comme disait le cler­gé. Via la télé­vi­sion se sont répan­dues les idées révo­lu­tion­naires par rap­port à ce qui exis­tait. René Lévêque fai­sait des émis­sions d’une grande clar­té, que tout le monde écou­tait. C’était quelqu’un qui était très connu et écou­té avant même son entrée au gou­ver­ne­ment.
Tous les gens qui étaient favo­rables aux chan­ge­ments sont allés le cher­cher alors qu’il n’avait aucune acti­vi­té poli­tique mais à cause pré­ci­sé­ment de ses apti­tudes péda­go­giques. Donc mal­gré ses idées peu « libé­rales », le par­ti libé­ral est allé le cher­cher. Et Jean Lesage, le Pre­mier ministre arri­vé au pou­voir en 1960, s’est lais­sé convaincre.

Pou­vez-vous pré­ci­ser le sens du mot « libé­ral » ici employé ?

Cela fait réfé­rence au libé­ra­lisme phi­lo­so­phique et aus­si éco­no­mique. Mais en fait il y a très peu d’écart entre conser­va­teurs et libé­raux. Les libé­raux sont de centre-gauche, tan­dis que les conser­va­teurs de l’Union natio­nale sont, disons, de centre-droit. Par ailleurs ce sont des par­tis qui ne se défi­nis­saient pas comme chré­tiens, quels que fussent leurs liens avec l’Eglise. Donc il ne s’agit pas de démo­cra­tie-chré­tienne.
Les libé­raux sont-ils les seuls à avoir mené la Révo­lu­tion tran­quille ? Non. Tout a com­men­cé en 1960, c’est vrai­ment là que tout a ger­mé, sous le gou­ver­ne­ment des libé­raux par consé­quent. Mais dès 1966, l’Union natio­nale, sor­tie de ses cendres, revient au pou­voir, et on a pu croire que tout était fini. Elle avait affir­mé son inten­tion d’abolir le minis­tère de l’Education, mais il ne l’a pas été. Et il faut com­prendre pour­quoi. C’est que tous les intel­lec­tuels qui avaient par­ti­ci­pé à l’aventure sont deve­nus entre-temps des appa­rat­chiks. Lorsque les nou­veaux élus arri­vèrent, ils se heur­tèrent à ces hauts fonc­tion­naires qui firent obs­truc­tion à tout chan­ge­ment, décla­rant tout retour en arrière impos­sible.

La révo­lu­tion est donc deve­nue ins­ti­tu­tion­nelle à par­tir de cette époque ?

C’est l’effet de la lour­deur admi­nis­tra­tive de l’Etat — aujourd’hui deve­nue mons­trueuse et qu’on cherche à ren­ver­ser : c’est main­te­nant une réa­li­té ten­ta­cu­laire qui coûte trop cher. Tout était aupa­ra­vant pri­vé, uni­ver­si­tés incluses. Les uni­ver­si­tés pri­vées ont sub­sis­té, mais on a créé des uni­ver­si­tés d’Etat. De même le sys­tème hos­pi­ta­lier était anté­rieu­re­ment pri­vé dans sa tota­li­té, et tenu par des com­mu­nau­tés de reli­gieuses. Tout cela est deve­nu laïque et éta­tique. On a créé des cor­po­ra­tions de ges­tion, les reli­gieuses ont été inté­grées mais la direc­tion reve­nait à la tutelle de l’Etat, avec un bud­get contrô­lé par l’Etat. L’enseignement secon­daire, anté­rieu­re­ment tenu uni­que­ment par des reli­gieux : Frères des écoles chré­tiennes, etc., a de la même façon été éta­ti­sé.

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