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La Colombe et les tran­chées

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 84, pp. 112–118]

Trans­crip­tion d’une thèse d’histoire sou­te­nue à Paris IV « sur le Vati­can et les ini­tia­tives de paix », cet ouvrage ((. Natha­lie Reno­ton-Beine, La Colombe et les tran­chées, Cerf, coll. His­toire, février 2004, 29 €.))  relate les ten­ta­tives obs­ti­nées et nom­breuses du pape Benoît XV pour sor­tir l’Europe de l’horreur de la guerre de 1914–1918, et pour obte­nir une paix juste fruit d’un com­pro­mis, per­met­tant de déli­vrer l’Europe des nations chré­tiennes de leur affron­te­ment. renothonA l’aide d’archives inédites et pas­sion­nantes, l’auteur retrace de manière com­plète les rebon­dis­se­ments spec­ta­cu­laires de ce feuille­ton diplo­ma­tique dont les peuples épui­sés furent l’enjeu, ne l’oublions pas. Pour leur mal­heur, les efforts du pape se sol­dèrent fina­le­ment par un échec à court terme. Ils per­mirent quand même un rap­pro­che­ment de la papau­té avec toutes les puis­sances en guerre, excep­té l’Italie, et de repla­cer dura­ble­ment le Saint-Siège sur la scène inter­na­tio­nale, dans un rôle de média­teur qui ne lui est plus guère contes­té aujourd’hui. C’est donc toute la genèse du par­cours du com­bat­tant de cette « colombe des tran­chées » qui nous est don­née, avec un état qua­si com­plet de ses entre­lacs diplo­ma­tiques. A ce titre, Natha­lie Reno­ton-Beine a le mérite de sou­li­gner l’obstination du Saint-Siège à se sou­cier de la paix pour ses ouailles, et les mau­vaises volon­tés évi­dentes qu’il a ren­con­trées chez ceux qui vou­laient pous­ser l’affrontement idéo­lo­gique jusqu’au sui­cide de l’Europe. Déjà, dans son ency­clique Mater et Magis­tra du 1er novembre 1914, le pape des­si­nait un appel à la paix comme garan­tie d’un monde moral et fra­ter­nel contre la guerre « se nour­ris­sant du sang et des larmes et trans­for­mant l’Europe en champ de mort et fer­men­té par le maté­ria­lisme ». En 1915, le pape lance pro­phé­ti­que­ment aux gou­ver­nants : « Vous qui por­tez devant Dieu et devant les hommes la res­pon­sa­bi­li­té de la paix et de la guerre, écou­tez notre prière, écou­tez la voix du Père, du Vicaire éter­nel et le sou­ve­rain Juge, auquel vous devez rendre compte des entre­prises publiques aus­si bien que pri­vées ». Et il ajoute, pro­phé­tique : « Que l’on ne dise pas que ce cruel conflit ne puisse être apai­sé que dans la vio­lence des armes ! Que l’on dépose de part et d’autre le des­sein de s’entredétruire. Que l’on réflé­chisse bien, les nations ne meurent pas humi­liées et oppres­sées, elles portent fré­mis­santes le joug qui leur a été impo­sé, pré­pa­rant la revanche, se trans­met­tant de géné­ra­tions en géné­ra­tions un triste héri­tage de haine et de ven­geance » ((. Fran­çois Jan­ko­wiak, in Phi­lippe Levil­lain (dir.), Dic­tion­naire his­to­rique de la papau­té, Fayard, 2003.)) . Mais la ten­ta­tive la plus connue de Benoît XV est son offre de paix du 1er août 1917 aux bel­li­gé­rants. C’est aus­si celle qui sus­ci­ta le plus de remous chez les gou­ver­nants et dans les opi­nions publiques, opi­nions catho­liques bien sûr com­prises. Benoît XV plai­dait pour une paix juste et durable qui ne désho­no­rait aucun des Etats, il pré­co­ni­sait l’instauration d’une pro­cé­dure inter­na­tio­nale qui vien­drait en sub­sti­tu­tion des forces armées, réta­bli­rait la force supé­rieure du droit. Le res­pect de celle-ci per­met­trait par contre­coup d’assurer une vraie liber­té des mers, dont l’absence était consi­dé­rée comme source de conflits. Sur la ques­tion des dom­mages de guerre et des répa­ra­tions, il deman­dait une condam­na­tion entière et réci­proque, à l’exception de la Bel­gique à laquelle devait être garan­tie l’indépendance. L’Allemagne devait éva­cuer les ter­ri­toires fran­çais et se voir res­ti­tuer en contre­par­tie ses anciennes pos­ses­sions colo­niales. Le règle­ment des autres ques­tions ter­ri­to­riales, en par­ti­cu­lier l’Alsace-Lorraine, devait trou­ver sa solu­tion en tenant compte des aspi­ra­tions des peuples.
En ser­rant de très près les archives diplo­ma­tiques, celles du Vati­can, de l’Allemagne, de l’Autriche et du minis­tère fran­çais des Affaires étran­gères, Natha­lie Reno­ton-Beine nous per­met donc de décou­vrir toutes les péri­pé­ties de cette ten­ta­tive de paix, la façon dont le fil a été rom­pu par les mau­vaises volon­tés des uns et des autres, cha­cun se défaus­sant sur l’autre, mais aus­si com­ment les envoyés du pape, par exemple le nonce Pacel­li et son secré­taire Gas­par­ri, ont ten­té en vain de renouer les fils. A lire cet ouvrage, on a l’impression d’assister à un bal­let diplo­ma­tique où sans cesse le sol se dérobe sous les pieds de ceux qui vou­draient rat­tra­per l’Europe au bord du gouffre. Cet ouvrage est donc pré­cieux car il per­met de pré­ci­ser les enjeux de cha­cun, de relan­cer le débat, à la suite de l’ouvrage de Fran­çois Latour ((. Cité par Fran­çois Latour dans La Papau­té et les pro­blèmes de la paix pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale, L’Harmattan, 1996. )) , et de rendre jus­tice aux efforts de ce pape, trop long­temps décrié en France par une légende tenace, qui tenait au pro­cès d’intention : celui d’être sus­pec­té a prio­ri de sym­pa­thie pour les puis­sances cen­trales — ou pour l’Entente selon les opi­nions —, alors qu’il ne cher­chait qu’à jouer son rôle de média­teur pour une Europe à la dérive.
Mais s’il est com­plet et sou­vent nova­teur en matière diplo­ma­tique, l’ouvrage de N. Reno­ton-Beine est par­fois bien dis­cret sur les enjeux et presque muet sur cer­tains arrière-plans de cette tra­gé­die, qui nous touchent de près en France. Cer­taines « icônes » his­to­riques seraient-elles donc intou­chables ? Pour­rait-on racon­ter, par exemple, Le Père Goriot de Bal­zac sans lever un coin de voile sur la pen­sion Vau­quier ?
L’attitude des catho­liques fran­çais ((. Cf. Jean-Marie Mayeur, « Le catho­li­cisme fran­çais et la Pre­mière Guerre mon­diale », péné­trante étude publiée en 1974 dans la revue Fran­cia à l’Institut his­to­rique alle­mand de Paris.)) , qui auraient dû être les pre­miers inté­res­sés, est l’un de ces arrière-plans. Grâce à « l’Union sacrée », les catho­liques vont être par­mi les pre­miers à faire leur devoir d’état, sans pour autant tou­jours désar­mer la vigi­lance de leurs enne­mis, tant dans le gou­ver­ne­ment que dans une par­tie de la presse, et il fau­dra attendre la fin et la conclu­sion de la guerre pour les voir réin­té­grés dans la com­mu­nau­té natio­nale. Des jour­naux comme La Lan­terne rouge ne vont pas se pri­ver d’attaquer sys­té­ma­ti­que­ment le Vati­can, avec lequel la France a rom­pu toute rela­tion diplo­ma­tique, et de jeter la sus­pi­cion sur toutes ses ini­tia­tives pour la sor­tir du conflit. Les catho­liques ont-ils été des otages du choc des natio­na­lismes et des opi­nions publiques por­tées à l’incandescence ? Dès le début du conflit, le pape avait déjà du mal à se faire entendre. Par exemple, la réac­tion agres­sive de Léon Bloy, citée dans la thèse de l’auteur mais absente de l’ouvrage, qui écrit dans son jour­nal en décembre 1914 : « Ce pape dont la figure est anti­pa­thique, je ne sais vrai­ment ce qu’il faut pen­ser de lui. S’il est comme on le dit un poli­tique, et rien que cela c’est déjà à faire peur » et « dites où est le bon droit » ((. Fran­çois Latour, op. cit. )) . Plus tard, suite à l’exhortation apos­to­lique émou­vante de 1915, qui aurait per­mis de prendre un peu de recul, les évêques fran­çais répondent sou­vent en insis­tant sur les « res­pon­sa­bi­li­tés de l’Allemagne » dans la guerre et leur sou­hait de voir triom­pher « le droit ». Autre exemple signi­fi­ca­tif : Marc San­gnier ren­contre le pape en audience pri­vée le 19 août 1916, et plaide pour une condam­na­tion uni­la­té­rale de l’Allemagne par le pape en faveur de la France. Voi­ci sa réponse selon le compte ren­du auto­graphe de San­gnier : « Le Pape affirme qu’il aime la France et qu’il avait affir­mé l’injustice de la vio­la­tion de la Bel­gique. Je lui fais remar­quer que c’est par cette injus­tice que les Alle­mands ont com­men­cé la guerre et que c’est elle qui leur a don­né leur pre­mière vic­toire et tant que dure l’occupation de la Bel­gique ils se main­tiennent dans l’injustice. Le Pape me répond que moi qui suis phi­lo­sophe, je dois com­prendre que le Pape est bien for­cé de trai­ter avec les Alle­mands parce qu’il y a là un pou­voir de fait » ((. Archives de l’institut Marc San­gnier (Marc San­gnier mili­te­ra avec convic­tion pour la paix après la guerre).)) .

Il n’est donc pas éton­nant, dans ce contexte, que l’offre de paix de 1917 ait sus­ci­té des remous impor­tants dans l’opinion, catho­liques com­pris. La note déchaî­na d’abord de vio­lentes cam­pagnes de presse dans les pays de l’Entente, sur­tout en Ita­lie. Il fut repro­ché au pape d’avoir affai­bli le moral des com­bat­tants, d’avoir pro­non­cé les mots jugés infa­mants de « mas­sacres inutiles » et d’avoir déjà évo­qué dans son mes­sage de Noël « l’horrible bou­che­rie » « qui désho­no­rait l’Europe ». Cle­men­ceau affir­ma que le pape vou­lait « une paix alle­mande ». Le 18 août, Ste­phan Pichon, secré­taire au quai d’Orsay, y voyait le dan­ger d’une paix qui éta­bli­rait la puis­sance aus­tro-alle­mande sur des bases plus fortes. La neu­tra­li­té constante et reven­di­quée de l’Eglise ne fut pas com­prise par les bel­li­gé­rants des deux camps, mais jugée comme un manque de cou­rage de la part de ceux qui se refu­saient à dénon­cer les « actes odieux » de l’adversaire. Par exemple, la symé­trie était par­faite entre le « pape boche » de Cle­men­ceau, et le « Pape fran­çais » de Luden­dorff, chef d’état-major de l’armée alle­mande. Les réac­tions des catho­liques fran­çais à l’appel à la paix lan­cé par Benoît XV en 1917 furent embar­ras­sées, c’est le moins qu’on puisse dire. De hauts pré­lats, tels l’archevêque d’Avignon ou le car­di­nal de Cabrières ((. Pierre Renou­vin, « L’épiscopat fran­çais devant l’offre de paix du Saint-Siège », dans Mélanges offerts à G. Jac­que­myns, Bruxelles, 1968. Le bilan selon P. Renou­vin serait le sui­vant : onze Semaines reli­gieuses approuvent l’initiative pon­ti­fi­cale mais dans des termes vagues, treize ont une atti­tude cri­tique à l’égard de la note ou de la poli­tique du pape, trente-sept s’efforcent d’adopter une ligne moyenne en ten­tant de l’expliquer contre les inter­pré­ta­tions ten­dan­cieuses ou à l’excuser sans s’engager à l’approuver.)) , émirent des réserves expresses. Le jour­nal La Croix ten­ta bien, lui, de défendre le pape en mon­trant qu’il était obli­gé de gar­der un com­por­te­ment impar­tial mais, devant les pro­tes­ta­tions de ses lec­teurs, les ren­voya à quelques années plus tard… (l’ont-ils fait ?) L’intervention la plus célèbre contre Benoît XV vint du père Ser­tillanges, pré­di­ca­teur connu, qui apos­tro­pha le pape en l’église de la Made­leine : « Très saint Père, nous ne pou­vons pas pour l’instant rete­nir vos appels à la paix. Nous sommes les fils qui disent par­fois non, comme le rebelle appa­rent des Evan­giles ». Certes, le père Ser­tillanges sera sanc­tion­né après cet éclat, et sus­pen­du de pré­di­ca­tion. Mais, avant de lan­cer son pavé dans la mare, il est pro­bable et même cer­tain qu’il avait pris des assu­rances avec ses supé­rieurs et ceux qui vou­laient se dédoua­ner du Saint Père dans cette atmo­sphère sur­chauf­fée de la guerre.
Il était donc dif­fi­cile à la popu­la­tion, à de rares excep­tions près ((. Maur­ras, et c’est mal connu, lui qui est agnos­tique, rend hom­mage à l’institution pon­ti­fi­cale et à la hau­teur de vues du pape : L’Action fran­çaise, 26 août 1917.)) , d’entrer en réso­nance avec l’élévation spi­ri­tuelle du pape en l’absence d’une média­tion des auto­ri­tés catho­liques fran­çaises pour leur expli­quer que reli­gion et patrio­tisme véri­table ne sont pas incom­pa­tibles. Encore aurait-il fal­lu prendre des dis­tances avec le patrio­tisme de l’idéologie huma­ni­taire qui exige tou­jours davan­tage de sang ((. Jean de Vigue­rie, Les Deux Patries, Domi­nique Mar­tin Morin, Bouère, rééd. 2004. )) .
Tout en recon­nais­sant les efforts de « la colombe », Natha­lie Reno­ton-Beine pointe aus­si ce qu’elle appelle un manque de psy­cho­lo­gie du pape. Mais la ques­tion reste la sui­vante : était-ce aux catho­liques et à leurs pas­teurs de s’adapter à la pen­sée du pon­tife et de prendre du recul ou était-ce au pape de s’adapter à l’évolution de pas­sions issues des natio­na­lismes incan­des­cents et sui­ci­daires de l’époque, plus pré­ci­sé­ment à une concep­tion de la patrie équi­voque bien ana­ly­sée par Jean de Vigue­rie ((. Jean de Vigue­rie, op. cit. ))  ? Vaste débat, sur­tout dans le contexte de la période, com­pli­qué en outre par la ques­tion du sta­tut du Vati­can, des ambi­tions de Wil­son, de celles des cercles diri­geants ita­liens, des réti­cences de cer­tains milieux pro­tes­tants en Alle­magne et des méandres des diplo­ma­ties diverses.
Deux écri­vains agnos­tiques paci­fistes et bien iso­lés, Romain Rol­land rejoint par Ste­phan Zweig en Suisse, sont alors en conso­nance avec le pape, le pre­mier quand il invite les Fran­çais à réflé­chir : « Ne bri­sez pas tous les ponts puisqu’il vous fau­dra tou­jours tra­ver­ser la rivière. Ne détrui­sez pas l’avenir […] Défen­dons-nous de la haine. » Ste­phan Zweig qui, lui, est vite reve­nu de ses illu­sions du début de la guerre, nous a lais­sé son tes­ta­ment déchi­ré aux Euro­péens devant la bri­sure et la dis­pa­ri­tion d’un monde où il avait sa patrie véri­table : l’Europe de l’esprit ((. Voir en par­ti­cu­lier : Die Welt von Ges­tern, de Zweig et aus­si son roman : La Pitié dan­ge­reuse, qui sym­bo­lise de manière pro­phé­tique la des­truc­tion de l’Autriche-Hongrie, but de guerre en par­ti­cu­lier de Cle­men­ceau, qui lais­sa ain­si dix-neuf ans après le champ libre à l’Anschluss.)) .
Un autre de ces arrière-plans est en revanche davan­tage évo­qué par Natha­lie Reno­ton-Beine : celui des ten­ta­tives infruc­tueuses de Charles, l’empereur d’Autriche, qui essaya de faire la paix en envoyant en mis­sion le prince Sixte de Bour­bon-Parme. Ces ten­ta­tives ont été lon­gue­ment ana­ly­sées dans l’ouvrage de Fran­çois Fejtö, Requiem pour un Empire défunt ((. Fran­çois Fejtö : Requiem pour un Empire défunt, his­toire de la des­truc­tion de l’Autriche-Hongrie, Lieu com­mun, 1994.)) , qui n’a peut-être pas eu toute l’attention qu’il méri­tait en France, parce qu’il mon­trait avec pré­ci­sion que ces ten­ta­tives sin­cères avaient été plus ou moins sabo­tées, notam­ment par l’idée fran­çaise de « vic­toire totale », coûte que coûte, idée issue d’une guerre méta­phy­sique dia­bo­li­sant l’ennemi ; et Fejtö rap­pelle que, selon Alain Besan­çon, « les démo­cra­ties une fois qu’on les a fait ren­trer en guerre, sont féroces parce qu’elles pensent qu’elles ont abso­lu­ment rai­son et que leurs adver­saires ont abso­lu­ment tort » ((. Cité par Fejtö, op. cit.)) . Mais il y eut en par­ti­cu­lier un sabo­tage en règle de Cle­men­ceau dont l’aversion pour l’Autriche-Hongrie n’est plus un secret, et qui, en 1918, ripos­tant à une mal­adresse du Pre­mier ministre Czer­nin, et au mépris de tous les usages diplo­ma­tiques, ren­dit publique une négo­cia­tion secrète ridi­cu­li­sant l’empereur Charles.
L’ouvrage de Natha­lie Reno­ton rend, par son sérieux et sa recherche, hom­mage aux efforts opi­niâtres du pape ((. Détail émou­vant et amu­sant absent de l’ouvrage : les Turcs musul­mans éle­vèrent en 1919 une sta­tue au pape avec l’inscription : « Au grand Pon­tife de la tra­gé­die mon­diale Benoît XV, bien­fai­teur des peuples, sans dis­tinc­tion de natio­na­li­tés ou de reli­gion. En signe de recon­nais­sance l’Orient 1914–1919 » (cité par F. Latour, op. cit.).)) . Elle lui recon­naît d’avoir ten­té de mettre en place une vraie diplo­ma­tie, mais elle lui fait tou­jours grief d’avoir man­qué de psy­cho­lo­gie vis-à-vis des opi­nions publiques, ques­tion brû­lante qui ne cesse de se poser depuis : qui devait faire le pre­mier pas pour empê­cher l’esprit de des­truc­tion de l’emporter ? Au pape de s’adapter à l’évolution des pas­sions ? Aux catho­liques de ne pas se leur­rer sur leur dévoue­ment ? Le débat est tou­jours d’une grande actua­li­té : quel arbi­trage per­met encore aujourd’hui de bâtir vrai­ment la paix à terme ? Ne rebon­dit-il pas aujourd’hui par exemple sur l’héritage de l’Europe ou les signes reli­gieux ?
On regrette peut-être que cet ouvrage, si bien docu­men­té sur le plan diplo­ma­tique, n’ait pas élar­gi le débat lan­cé en fili­grane. Fina­le­ment, les catho­liques fran­çais n’ont pas ména­gé leur peine pour don­ner des gages de loyau­té dans l’épreuve à des gou­ver­nants, mais avaient-ils rai­son de ne pas médi­ter plus serei­ne­ment les appels du pape à éle­ver le débat ? Devait-on lais­ser les catho­liques otages de pas­sions idéo­lo­giques, qui ne pou­vaient bâtir de paix durable, et lais­ser le champ libre à cette fuite en avant ? Les plus grands esprits de tous bords, eux, avaient com­pris ou com­prirent par la suite que cette guerre était aus­si une guerre civile et qu’une fra­ter­ni­té secrète pou­vait réunir des com­bat­tants valeu­reux, de Lyau­tey indi­gné des mas­sacres inutiles dus à l’offensive Nivelle, à Renoir plus tard avec La Grande Illu­sion, en pas­sant par Ste­phan Zweig bien sûr, qui ten­ta sans suc­cès d’agir. Certes, faire la paix pen­dant la guerre avant l’écrasement total de l’adversaire comme le récla­mait l’idéologie offi­cielle et les états-majors était extrê­me­ment dif­fi­cile, et cet ouvrage a le mérite de faire le point sur les ten­ta­tives sin­cères du pape, qui se sont sou­vent heur­tées à des mau­vaises volon­tés évi­dentes et aux cal­culs de cer­tains ((. Selon Fejtö, en 1917, le Kron­prinz était dis­po­sé à lais­ser l’Alsace-Lorraine en très grande par­tie immé­dia­te­ment, mais cette ten­ta­tive de paix dite de Lan­ken fut mise de côté déli­bé­ré­ment par Cam­bon et Ribot. C’est un point d’histoire à éclair­cir.)) . Il reste bien le sen­ti­ment dou­lou­reux qu’on n’a pas don­né toutes ses chances à la paix. Sur­tout, en se ral­liant au concept de guerre totale, des « démo­cra­ties et répu­bliques contre les Empe­reurs », en refu­sant de voir la paix dans le regard de l’autre, à terme on l’a aus­si ren­due impos­sible en exa­cer­bant les frus­tra­tions de l’ennemi. Peut-être ceux qui, dès 1917, à l’instar du père Ser­tillanges, refu­sèrent de rete­nir « les appels à la paix » et de se remettre en ques­tion, comme les y invi­tait leur Pas­teur fidèle à la tra­di­tion chré­tienne, ont-ils leur part de res­pon­sa­bi­li­té : n’ont-ils pas lais­sé le champ libre à l’esprit de revanche pré­dit par le pape en pleine guerre, qui accou­cha par rico­chet de cette Seconde Guerre mon­diale dont nous ne pou­vons encore aujourd’hui pan­ser les plaies ? Oui, pour faire la paix, il faut la voir dans le regard de l’autre et ne pas le voi­ler ou le réduire à des idéo­lo­gies qui conduisent au tota­li­ta­risme comme on a eu tout le loi­sir de l’observer par la suite… Et cela reste d’actualité.
La Croix de la récon­ci­lia­tion que des pèle­rins alle­mands ont ame­née à la basi­lique de Véze­lay en 1946 est aus­si là pour nous le rap­pe­ler.