La Colombe et les tranchées
Il n’est donc pas étonnant, dans ce contexte, que l’offre de paix de 1917 ait suscité des remous importants dans l’opinion, catholiques compris. La note déchaîna d’abord de violentes campagnes de presse dans les pays de l’Entente, surtout en Italie. Il fut reproché au pape d’avoir affaibli le moral des combattants, d’avoir prononcé les mots jugés infamants de « massacres inutiles » et d’avoir déjà évoqué dans son message de Noël « l’horrible boucherie » « qui déshonorait l’Europe ». Clemenceau affirma que le pape voulait « une paix allemande ». Le 18 août, Stephan Pichon, secrétaire au quai d’Orsay, y voyait le danger d’une paix qui établirait la puissance austro-allemande sur des bases plus fortes. La neutralité constante et revendiquée de l’Eglise ne fut pas comprise par les belligérants des deux camps, mais jugée comme un manque de courage de la part de ceux qui se refusaient à dénoncer les « actes odieux » de l’adversaire. Par exemple, la symétrie était parfaite entre le « pape boche » de Clemenceau, et le « Pape français » de Ludendorff, chef d’état-major de l’armée allemande. Les réactions des catholiques français à l’appel à la paix lancé par Benoît XV en 1917 furent embarrassées, c’est le moins qu’on puisse dire. De hauts prélats, tels l’archevêque d’Avignon ou le cardinal de Cabrières ((. Pierre Renouvin, « L’épiscopat français devant l’offre de paix du Saint-Siège », dans Mélanges offerts à G. Jacquemyns, Bruxelles, 1968. Le bilan selon P. Renouvin serait le suivant : onze Semaines religieuses approuvent l’initiative pontificale mais dans des termes vagues, treize ont une attitude critique à l’égard de la note ou de la politique du pape, trente-sept s’efforcent d’adopter une ligne moyenne en tentant de l’expliquer contre les interprétations tendancieuses ou à l’excuser sans s’engager à l’approuver.)) , émirent des réserves expresses. Le journal La Croix tenta bien, lui, de défendre le pape en montrant qu’il était obligé de garder un comportement impartial mais, devant les protestations de ses lecteurs, les renvoya à quelques années plus tard… (l’ont-ils fait ?) L’intervention la plus célèbre contre Benoît XV vint du père Sertillanges, prédicateur connu, qui apostropha le pape en l’église de la Madeleine : « Très saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir vos appels à la paix. Nous sommes les fils qui disent parfois non, comme le rebelle apparent des Evangiles ». Certes, le père Sertillanges sera sanctionné après cet éclat, et suspendu de prédication. Mais, avant de lancer son pavé dans la mare, il est probable et même certain qu’il avait pris des assurances avec ses supérieurs et ceux qui voulaient se dédouaner du Saint Père dans cette atmosphère surchauffée de la guerre.
Il était donc difficile à la population, à de rares exceptions près ((. Maurras, et c’est mal connu, lui qui est agnostique, rend hommage à l’institution pontificale et à la hauteur de vues du pape : L’Action française, 26 août 1917.)) , d’entrer en résonance avec l’élévation spirituelle du pape en l’absence d’une médiation des autorités catholiques françaises pour leur expliquer que religion et patriotisme véritable ne sont pas incompatibles. Encore aurait-il fallu prendre des distances avec le patriotisme de l’idéologie humanitaire qui exige toujours davantage de sang ((. Jean de Viguerie, Les Deux Patries, Dominique Martin Morin, Bouère, rééd. 2004. )) .
Tout en reconnaissant les efforts de « la colombe », Nathalie Renoton-Beine pointe aussi ce qu’elle appelle un manque de psychologie du pape. Mais la question reste la suivante : était-ce aux catholiques et à leurs pasteurs de s’adapter à la pensée du pontife et de prendre du recul ou était-ce au pape de s’adapter à l’évolution de passions issues des nationalismes incandescents et suicidaires de l’époque, plus précisément à une conception de la patrie équivoque bien analysée par Jean de Viguerie ((. Jean de Viguerie, op. cit. )) ? Vaste débat, surtout dans le contexte de la période, compliqué en outre par la question du statut du Vatican, des ambitions de Wilson, de celles des cercles dirigeants italiens, des réticences de certains milieux protestants en Allemagne et des méandres des diplomaties diverses.
Deux écrivains agnostiques pacifistes et bien isolés, Romain Rolland rejoint par Stephan Zweig en Suisse, sont alors en consonance avec le pape, le premier quand il invite les Français à réfléchir : « Ne brisez pas tous les ponts puisqu’il vous faudra toujours traverser la rivière. Ne détruisez pas l’avenir […] Défendons-nous de la haine. » Stephan Zweig qui, lui, est vite revenu de ses illusions du début de la guerre, nous a laissé son testament déchiré aux Européens devant la brisure et la disparition d’un monde où il avait sa patrie véritable : l’Europe de l’esprit ((. Voir en particulier : Die Welt von Gestern, de Zweig et aussi son roman : La Pitié dangereuse, qui symbolise de manière prophétique la destruction de l’Autriche-Hongrie, but de guerre en particulier de Clemenceau, qui laissa ainsi dix-neuf ans après le champ libre à l’Anschluss.)) .
Un autre de ces arrière-plans est en revanche davantage évoqué par Nathalie Renoton-Beine : celui des tentatives infructueuses de Charles, l’empereur d’Autriche, qui essaya de faire la paix en envoyant en mission le prince Sixte de Bourbon-Parme. Ces tentatives ont été longuement analysées dans l’ouvrage de François Fejtö, Requiem pour un Empire défunt ((. François Fejtö : Requiem pour un Empire défunt, histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, Lieu commun, 1994.)) , qui n’a peut-être pas eu toute l’attention qu’il méritait en France, parce qu’il montrait avec précision que ces tentatives sincères avaient été plus ou moins sabotées, notamment par l’idée française de « victoire totale », coûte que coûte, idée issue d’une guerre métaphysique diabolisant l’ennemi ; et Fejtö rappelle que, selon Alain Besançon, « les démocraties une fois qu’on les a fait rentrer en guerre, sont féroces parce qu’elles pensent qu’elles ont absolument raison et que leurs adversaires ont absolument tort » ((. Cité par Fejtö, op. cit.)) . Mais il y eut en particulier un sabotage en règle de Clemenceau dont l’aversion pour l’Autriche-Hongrie n’est plus un secret, et qui, en 1918, ripostant à une maladresse du Premier ministre Czernin, et au mépris de tous les usages diplomatiques, rendit publique une négociation secrète ridiculisant l’empereur Charles.
L’ouvrage de Nathalie Renoton rend, par son sérieux et sa recherche, hommage aux efforts opiniâtres du pape ((. Détail émouvant et amusant absent de l’ouvrage : les Turcs musulmans élevèrent en 1919 une statue au pape avec l’inscription : « Au grand Pontife de la tragédie mondiale Benoît XV, bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalités ou de religion. En signe de reconnaissance l’Orient 1914–1919 » (cité par F. Latour, op. cit.).)) . Elle lui reconnaît d’avoir tenté de mettre en place une vraie diplomatie, mais elle lui fait toujours grief d’avoir manqué de psychologie vis-à-vis des opinions publiques, question brûlante qui ne cesse de se poser depuis : qui devait faire le premier pas pour empêcher l’esprit de destruction de l’emporter ? Au pape de s’adapter à l’évolution des passions ? Aux catholiques de ne pas se leurrer sur leur dévouement ? Le débat est toujours d’une grande actualité : quel arbitrage permet encore aujourd’hui de bâtir vraiment la paix à terme ? Ne rebondit-il pas aujourd’hui par exemple sur l’héritage de l’Europe ou les signes religieux ?
On regrette peut-être que cet ouvrage, si bien documenté sur le plan diplomatique, n’ait pas élargi le débat lancé en filigrane. Finalement, les catholiques français n’ont pas ménagé leur peine pour donner des gages de loyauté dans l’épreuve à des gouvernants, mais avaient-ils raison de ne pas méditer plus sereinement les appels du pape à élever le débat ? Devait-on laisser les catholiques otages de passions idéologiques, qui ne pouvaient bâtir de paix durable, et laisser le champ libre à cette fuite en avant ? Les plus grands esprits de tous bords, eux, avaient compris ou comprirent par la suite que cette guerre était aussi une guerre civile et qu’une fraternité secrète pouvait réunir des combattants valeureux, de Lyautey indigné des massacres inutiles dus à l’offensive Nivelle, à Renoir plus tard avec La Grande Illusion, en passant par Stephan Zweig bien sûr, qui tenta sans succès d’agir. Certes, faire la paix pendant la guerre avant l’écrasement total de l’adversaire comme le réclamait l’idéologie officielle et les états-majors était extrêmement difficile, et cet ouvrage a le mérite de faire le point sur les tentatives sincères du pape, qui se sont souvent heurtées à des mauvaises volontés évidentes et aux calculs de certains ((. Selon Fejtö, en 1917, le Kronprinz était disposé à laisser l’Alsace-Lorraine en très grande partie immédiatement, mais cette tentative de paix dite de Lanken fut mise de côté délibérément par Cambon et Ribot. C’est un point d’histoire à éclaircir.)) . Il reste bien le sentiment douloureux qu’on n’a pas donné toutes ses chances à la paix. Surtout, en se ralliant au concept de guerre totale, des « démocraties et républiques contre les Empereurs », en refusant de voir la paix dans le regard de l’autre, à terme on l’a aussi rendue impossible en exacerbant les frustrations de l’ennemi. Peut-être ceux qui, dès 1917, à l’instar du père Sertillanges, refusèrent de retenir « les appels à la paix » et de se remettre en question, comme les y invitait leur Pasteur fidèle à la tradition chrétienne, ont-ils leur part de responsabilité : n’ont-ils pas laissé le champ libre à l’esprit de revanche prédit par le pape en pleine guerre, qui accoucha par ricochet de cette Seconde Guerre mondiale dont nous ne pouvons encore aujourd’hui panser les plaies ? Oui, pour faire la paix, il faut la voir dans le regard de l’autre et ne pas le voiler ou le réduire à des idéologies qui conduisent au totalitarisme comme on a eu tout le loisir de l’observer par la suite… Et cela reste d’actualité.
La Croix de la réconciliation que des pèlerins allemands ont amenée à la basilique de Vézelay en 1946 est aussi là pour nous le rappeler.