[article publié dans catholica, n. 27, pp. 43–51.]
Hans Georg Gadamer est né à Marburg en 1900. Au sortir de ses études secondaires, il s’inscrit à l’université locale — une forteresse imprenable de la tradition luthérienne et kantienne — et plonge avec passion dans la philosophie grecque, sous la houlette de Paul Natorp, lui-même l’un des représentants les plus importants du néo-kantisme. Natorp était alors surtout connu pour une œuvre maîtresse, Platos Ideenlehre (1909). C’est sous sa direction que Gadamer passe, en 1922, le doctorat de philosophie. L’année suivante, il rejoint à Marburg un jeune professeur qui suscitait, par ses conceptions philosophiques, un véritable scandale parmi les anciens, mais enthousiasmait les jeunes : Martin Heidegger, qui avait seulement trente-trois ans, et qui se détachait par son originalité et sa compétence historique. Parmi les disciples sur qui Heidegger exerça une influence immédiate, on retient R. Bultmann, G. Kruger, et Gadamer lui-même ((. La thèse d’habilitation de Gerhard Kruger, Einsicht, Francfort, 1939, une œuvre essentiellement religieuse, détacha son auteur de son compagnon Gadamer. Cf. P. Fruchon, « Compréhension et passion », in AA.VV., L’héritage de Kant, Paris 1982, pp. 431–451.)) . Gadamer se lance alors dans l’étude approfondie de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, puis du Phédon et du Sophiste, ainsi que du Philèbe, de Platon. En 1929, Martin Heidegger lui fait passer son habilitation, avec un essai, Dialektische Ethik, dans lequel il parvient déjà à certaines conclusions importantes, comme cela ressort de la lecture de l’œuvre tardive sur Platon et Heidegger (1978) ((. Cf. P. Fruchon, « Herméneutique, langage et ontologie. Un discernement du platonisme chez Gadamer », in Archives de Philosophie, n. 36, 1973, pp. 529–568 ; 1974, pp. 223–242 ; 253–275 ; 533–571. Il faut noter que l’édition complète des œuvres de Gadamer a été entamée par l’éditeur J. C. B. Mohr, à Tübingen, à partir de 1985. Dix volumes sont prévus, parmi lesquels trois sont consacrés aux études de philosophie grecque.)) . Il affirme notamment qu’Aristote est un platonicien qui prolonge son maître, et que le primat méthodologique de l’écrit constitue la base nouvelle d’une interprétation de la pensée platonicienne. Les résultats de ces travaux ont été publiés en 1931 dans Platos Dialektische Ethik. Mais dans le même temps, Gadamer s’éloigne de plus en plus de son maître. En effet, Martin Heidegger, en 1940, publie son bref mais fondamental essai Platoslehre von der Wahrheit qui accusait Platon d’être le destructeur de l’être. Selon lui, Platon, avec son allégorie de la caverne, abandonne l’être de Parménide et d’Héraclite et inaugure le fatal oubli de l’être (« Vergessenheit des Seiendes ») qui durera jusqu’au XXe siècle. La vérité (aléthéia) de Platon n’est plus un dévoilement, mais une adéquation (orthotès). Gadamer, de son côté, bien que partageant, comme on le verra, de nombreux principes de Heidegger, rejette cette thèse. Pour lui on ne doit pas interpréter Platon selon une historiographie routinière, mais à travers une méditation et une réflexion innovatrices qui puissent établir un lien direct entre Platon et Hegel, spécialement le Hegel de la Phénoménologie et de la Science de la logique ((. Hegels verkerhte Welt, 1966, et aussi Hegels Dialektik, 1971. Gadamer est resté un admirateur inconditionnel de Platon, jusqu’à célébrer avec Hegel (Phénoménologie de l’Esprit, n. 57) le dialogue Parménide comme « le plus grand chef‑d’œuvre de l’ancienne dialectique ». C’est également pour cette raison que Gadamer a dit que Hegel avait été le premier à comprendre la dialectique platonicienne.)) . C’est en 1960 que Gadamer publie son œuvre principale, Wahrheit und Methode ((. Edition française : Vérité et méthode, Seuil, 1976. Désormais la référence à cette œuvre dans son édition allemande sera indiquée sous l’abréviation WM.)) qui constitue le sommet de son labeur philosophique, et l’essai le plus suggestif et opératoire de son herméneutique. Les études ultérieures ne sont que des approfondissements, des polémiques, des réponses autour du noyau central qu’est resté cet ouvrage.
Gadamer et l’herméneutique
Le mot herméneutique n’a pas été utilisé pour la première fois en 1960. Aristote avait déjà intitulé Péri herménéias son traité de logique du jugement et de la proposition. L’herménéia comme interprétation avait été utilisée par les Sophistes pour la lecture d’Homère (Antisthène l’appelait l’hyponoïa pour les problèmes de la mythologie grecque). La théologie chrétienne, spécialement l’école alexandrine, a affronté la question à propos de l’exégèse biblique (IIIe siècle). Saint Augustin, dans son traité De doctrina christiana, offre le premier exemple d’une théorie de l’interprétation scripturaire et théologique. Dans les temps modernes, ce fut Schleiermacher (Breslau, 1768 – Berlin 1834) qui donna sa signification à l’herméneutique biblique, mais en partant des principes romantiques et immanentistes, jetant ainsi l’herméneutique dans les bras de la philosophie. W. Dilthey (1833–1911) fit revivre diverses idées de Schleiermacher, en appliquant aux « sciences de l’esprit » (Geistwissenschaften) quelques postulats du philosophe et théologien de Breslau. Dilthey adoptait l’expérience vécue (Erleibnis) comme méthode d’interprétation de l’histoire, mais séparait nettement l’interprète de l’interprété, le sentiment vécu de l’unité objective de l’histoire universelle. C’est Heidegger qui a fourni à Gadamer sa clé pour unifier dans le sujet la réalité historique et son interprète. C’est ainsi qu’est née une herméneutique universelle, s’appliquant aussi bien à la philosophie qui pense l’univers à travers l’œuvre interprétative de l’herméneute (art, éthique, droit, histoire, théologie morale, dogmatique, biblique) qu’aux sciences de la nature, qui deviennent des systèmes fondés sur la déconstruction du langage humain, par souci d’édifier un métalangage affranchi des préjugés de la langue maternelle. Mais Gadamer n’est pas le seul à s’exprimer dans le concert grandissant de l’herméneutique. J. Bleicher distingue trois cercles : a) la théorie d’Emilio Betti, un Italien ; b) la philosophie de Heidegger, de Gadamer et du Français Paul Ricœur. Nous ajouterons aussi de L. Pareyson, de Turin ; c) l’herméneutique critique de J. Habermas et K. O. Appel ((. J. Bleicher, Contemporary Hermeneutics, Londres, 1986. Il faudrait encore ajouter l’herméneutique luthérienne dont Bultmann est le chef de file. Cf. Glauben und Verstehen, Tübingen, 1952. )) . L’herméneutique n’est donc pas un privilège ni un monopole allemand. Depuis une décennie environ, elle pénètre également la culture anglo-saxonne (T. S. Kuhn, P. Feyerband, et plus récemment R. Rorty). Gadamer n’a pas fondé son herméneutique universelle (ou philosophie herméneutique) sans oppositions. Il a dû se battre avec Betti, les gens de l’Ecole de Francfort, à commencer par Habermas, et même avec Heidegger. Emilio Betti, avec sa grande étude sur l’exégèse juridique, Die Hermeneutik als allgemeine Methodik der Geisteswissenschaften, se propose de renouveler les règles d’interprétation des lois positives en partant des principes de Vico. Son herméneutique n’est pas une philosophie mais une méthode qui s’oblige à la lecture des textes législatifs en tant que réalités objectives distinctes de l’interprète ((. Cette méthode refuse en conséquence le « cercle herméneutique », la « précompréhension », et accède au concept d’histoire au sens objectif de Dilthey.)). Gadamer lui oppose le fait que l’interprète n’accède pas à l’examen des textes à l’état neutre. Il possède des pré-jugés, qui conditionnent son interprétation. Plus serrée a été la polémique avec Habermas. Celui-ci avait déjà exprimé des réserves avant 1960. Mais la discussion a éclaté vers les années 1970. Il observait que si l’homme en général, et le philosophe en particulier, ne peuvent se libérer des préjugés dans l’acte d’interpréter, l’herméneutique n’est plus qu’une splendide idéologie impérialiste et conservatrice qui fonde ses affirmations sur le passé et la tradition acritique. En outre, les préjugés seraient toujours légitimes, d’où il résulterait que l’herméneutique est une méthode d’un optimisme risible ((. J. Habermas, Hermeneutik und Dialektik, 1970.)) .
Gadamer s’est défendu en répliquant qu’on ne donne jamais une vérité historique objectivement neutre. Mais il dut admettre que tous les pré-jugés ne pouvaient être également légitimes dans la reconstruction herméneutique. La question des liens de dépendance de Gadamer envers Heidegger est plus complexe. Nous en reparlerons plus loin. Pour le moment, contentons-nous d’observer que Heidegger était obsédé par le problème du « fondement » (Grund) de son analytique existentielle. Gadamer était d’accord avec lui pour admettre l’historicisme, l’immanentisme, le subjectivisme (pour lequel croire qu’il existe un au-delà de la pensée n’est qu’une vaine illusion) mais il retenait comme objet de la compréhension non pas l’être-dans-le-monde (Dasein ou In-der-Welt-Sein), mais l’interprétation du langage dans l’horizon de l’histoire ((. Cf. G. Sansonetti, Il pensiero di Gadamer, Brescia, 1988, p. 6. Gadamer a toujours été attaché à la tradition postkantienne de toute la philosophie allemande officielle. L’ascèse du connaître ne peut pas engager le sujet (Gadamer, Kleine Schriften, I). Croire qu’au-delà de la pensée existe un objet relèverait de la banale illusion (ibid., p. 12). Il n’existe pas de neutralité objective (Vom Zirkel, Kleine Schriften, trad. ital., Milan, p. 84).)) . Pour Gadamer, le noyau central de tout problème philosophique est en effet le langage. Celui-ci est la condition essentielle de la culture, comme il en résulte à son avis du fait qu’entre philosophie et poésie, il existe un échange et une influence réciproques. Ainsi, Kant a influé sur Goethe, Hegel sur Hölderlin, Balzac sur Rilke.
L’herméneutique de Gadamer comme philosophie totalisante
On ne peut pas nier qu’aujourd’hui le monde universitaire européen est subjugué par cette surprenante reviviscence de l’existentialisme qui paraissait mort, au moins en déclin. C’est ainsi que Gadamer a vu la grande chance de l’Anthropologische Wende dans l’œuvre essentielle de Heidegger Sein und Zeit (1927). Pour cette raison, Gadamer a bénéficié du moment magique de son maître en acceptant son anthropocentrisme radical ((. Sous cet aspect, l’affirmation du chercheur français Jean Greisch est vraie : nous vivons à l’âge herméneutique de la raison (ouvrage paru sous ce titre aux éditions du Cerf en 1985). Voir aussi G. Vattimo, « Margini dell’ermeneutica », Aut aut, Milan, 1987, pp. 217–218.)) : l’être de l’homme est la manière de se comprendre dans l’histoire comme être fini. La patrie (Heimat) n’est ni l’univers physique ni l’histoire humaine, encore moins une eschatologie transcendante individuelle ou cosmique, mais l’homme lui-même, et plus précisément sa raison. Le succès de l’existentialisme a tenu au fait d’avoir rendu dignité et honneur à la raison contre le post-modernisme, le post-positivisme, le post-idéalisme, le post-structuralisme, qui ont nié l’histoire. Avec Heidegger, Gadamer s’est posé le problème de la compréhension (Verstehen) ((. M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, 1929.)) . Mais tandis que pour Heidegger, la compréhension s’arrête au pur être-là (Dasein), pour Gadamer, la compréhension est une conscience historique qui interprète l’histoire elle-même à travers le langage. A la question « Comment la compréhension est-elle possible ? » ((. G. H. Gadamer, WM, XVII, 8.)) , il répond en développant quelques idées exprimées par son maître dans Sein und Zeit, nn. 31–32, que cette compréhension n’est possible que s’il existe une communauté avec son langage. Le langage est l’horizon de l’être qui préexiste comme pré-structure (Vorstruktur) de l’existence humaine elle-même. Paul Ricœur est d’accord là-dessus avec Gadamer pour affirmer qu’il n’existe pas de philosophie sans présupposé, celui-ci étant le langage préexistant ((. Cf. P. Ricœur, Philosophie de la volonté : finitude et culpabilité, Aubier, 1960.)) .
Comprendre, cependant, ne se réduit pas à une méthode pour connaître la réalité extérieure à l’homme, ce n’est pas une théorie de la connaissance de l’objet (Erkenntnis), mais une manière d’interpréter ce qui est à l’intérieur de l’enveloppe du langage. A ce point, Gadamer ne se sent plus en accord avec Heidegger. Il lui arrivait d’affirmer que l’objet de la compréhension n’est pas l’appropriation d’un fragment du devenir humain, mais une plongée dans l’histoire elle-même comme dans une totalité qui unifie le processus herméneutique. Cela, Gadamer le déduisait de l’une de ses interprétations personnelles de la dialectique hégélienne. Hegel cherchait en effet le Tout (Das Ganze) qui puisse unifier, réconcilier les apparentes contradictions de l’histoire : le néant/l’être, le vide/le plein, le bien/le mal, la pensée/la non-pensée. Mais tandis que pour Hegel, l’œuvre de la réconciliation (Versöhnung) relevait de l’Esprit, pour Gadamer, l’unité de l’interprétation et la conciliation de diverses opinions est à trouver du côté du langage. Gadamer accepte l’expression hégélienne : la vérité est dans le langage — die Sprache ist das Wahrhafte (Phénoménologie de l’Esprit, VI, 71) ; le langage est comme un bassin qui recueille l’ensemble de l’être et du devenir humains. Mais il abandonne l’inutile appareillage de l’Esprit absolu par lequel Hegel explique l’histoire. Il suffit de s’ouvrir à la communauté parlante qui conserve la tradition dans son langage. Nul besoin d’un repli de la pensée dialectique sur elle-même, il suffit de traverser l’histoire au moyen de l’expérience linguistique ((. Hegels Dialektik, trad. ital. Turin, 1973 pp. 110–119.)) . Celui qui possède le langage possède le monde, puisque le langage, c’est l’être, et que tout passe par le langage, la tradition, la religion, la culture, l’éthique, l’esthétique, les sciences, etc. Une seconde étape importante pour Gadamer fut d’expliquer comment le langage était non seulement une virtualité ou la « maison de l’être » (Heidegger), mais aussi un acte ou un exercice (energein). En d’autres mots, il lui importait d’expliquer ce qu’est l’expérience herméneutique. Gadamer recourt à quelques catégories connues de Heidegger, la précompréhension et le cercle herméneutique. En ce qui concerne la précompréhension, le philosophe de Marburg introduit la catégorie du pré-jugé, évoquée plus haut : l’homme entrant dans le monde découvre sa propre existence par le langage, qui est un système de jugements antérieurs à l’interprétation, qui contiennent en eux-mêmes l’histoire des peuples et de l’humanité. Avant de juger, nous sommes déjà captifs des pré-jugés de la communauté. Gadamer affirme que « dans le comprendre, nous sommes prémunis contre tout avènement de vérité et nous arrivons d’une certaine manière trop tard, si nous voulons savoir ce que nous devons faire et croire » ((. WM, I, p. 465.)) . La barrière du langage est franchie par l’analyse des pré-jugés qui masquent, sous leur enveloppe, l’unité de l’histoire. De là découle l’implication de l’interprète lui-même : persévérer dans le dialogue signifie l’ouverture (Offenheit) du sujet en direction de la communauté et envers lui-même comme porteur du système linguistique. La précompréhension implique donc aussi le cercle herméneutique, c’est-àdire l’aller-retour du sujet vers la communauté, puis le retour sur soi, en dilatant l’espace herméneutique. De cette expérience de la communauté découle l’expérience herméneutique linguistique. La vérité n’est pas un rapport défini, objectif, entre le Je et le Tu, mais le mouvement continu d’une interprétation circulaire. La vérité n’est pas non plus le monde idéal créé par la dialectique abstraite de l’Esprit absolu (Hegel), mais l’événement herméneutique lui-même (Ereignis) fait de précompréhension du préjugé et du cercle herméneutique. Mais la vérité, comme événement, n’est pas elle-même indépendante du processus historique, de telle sorte qu’au moment même où elle se constitue, elle est appelée à se dissoudre ((. Hegels Dialektik, op. cit., p. 53.)).
D’une manière évidente, Gadamer a déjà dépassé Heidegger. Sa dissidence est fondée sur deux points doctrinaux fondamentaux : l’interprétation de Platon en référence à Hegel, le rattachement de la dialectique hégélienne du sujet absolu à l’expérience herméneutique. Gadamer a voulu établir l’universalité de son herméneutique, d’où la dénomination même d’herméneutique universelle, en la vérifiant dans l’expérience esthétique et morale. Dans l’expérience esthétique, c’est-à-dire la rencontre avec les œuvres d’art figuratif, dramatique, etc., la distance du temps entre le compositeur et l’exécutant ou le spectateur, ne crée pas une dualité d’objet et de sujet. Le temps actualise l’œuvre dès le moment de l’interprétation ou de la jouissance. La création de musées, de galeries, indiquerait, selon Gadamer, l’actualité permanente de l’art, quand celui-ci met en présence à diverses époques les interprètes et les spectateurs. La vérité de l’art n’est jamais définitive. L’art n’est jamais transparent, il est toujours ouvert sur une nouvelle expérience incomplète et radicalement finie. Reste l’ouverture qui dissout la dialectique. Une autre zone d’application de l’herméneutique universelle est la morale. Gadamer récupère le concept aristotélicien de phronésis, c’est-à-dire de raison pratique appliquant les principes éthiques à la situation existentielle. Ici aussi se vérifie l’expérience herméneutique, interprétation de normes abstraites au cas concret, compte tenu cependant que selon Gadamer, l’éthique n’est pas constituée par un système de normes morales, mais par des événements éthiques, autrement dit par des adaptations variables, et non leur application (Anwendung). La morale est toujours nouvelle, et c’est là sa vérité.
Observations critiques conclusives
Celui qui lit les nombreux essais de Gadamer est impressionné par leur sérénité. On doit aussi admirer une certaine subtilité argumentaire, traversée d’observations très fines. On ne doit pas être loin de la vérité en affirmant que cette beauté littéraire et la profondeur de sa philosophie dérivent d’une familiarité absolue avec la philosophie classique, surtout platonicienne et aristotélicienne. Ces aspects expliquent le grand succès des écrits de Gadamer, en particulier de Wahrheit und Methode, véritable bible de tous les praticiens actuels de l’herméneutique en philosophie, en théologie et en exégèse biblique. Cependant il convient de souligner que Gadamer reste lié au subjectivisme, à l’historicisme, au relativisme de la philosophie post-kantienne. En un sens il semble achever le cycle de l’existentialisme, en l’acheminant vers des conclusions paradoxales qui font penser à ce que firent les Sophistes avec Parménide. Ce dernier avait unifié en les subordonnant l’être à la pensée, et la pensée à la parole. Gorgias et ses compagnons avaient refusé l’être, la pensée spéculative, le discours de communication, et réduit la philosophie aux seuls mots (phonê) avec leur charge affective, et à l’analyse du kairós comme solution événementielle aux problèmes moraux. Gadamer a réduit cependant l’espace de sa philosophie à la pure expérience linguistique, au logós, en réduisant toutefois celui-ci au jeu d’une interrogation indéfinie tendant à l’information et non au savoir. Avec G. Hottois, nous dirons que l’herméneutique universelle pèche par inflation verbale pour se réduire à une Babel linguistique ((. G. Hottois, L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Bruxelles, 1976, Paris, 1974, 4, pp. 536–537. L’influence de l’herméneutique universelle a engendré en Italie une classe de philosophes qui professent le nihilisme : Aldo Gargani, Franco Rella, Remo Bodei, Mario Ruggenini, Pier Aldo Rovatti, Vincenzo Vitiello, Gianni Vattimo, et jusqu’à Emanuele Severino (cf. G. Cenacchi, Storia dell’esistenza nel pensiero italiano contemporaneo, Cité du Vatican, 1990, pp. 199 ss.).)). En particulier, après la lecture des œuvres principales de Gadamer, quelques objections fondamentales apparaissent, que je formulerai sommairement de la façon suivante. a) Une question de fond se pose avant tout : si l’unique source du savoir est l’interprétation, tout autre savoir est vain. Mais cette thèse est paradoxale, puisqu’il existe des savoirs non interprétatifs (en mathématiques, la géométrie, par exemple). Il en résulte alors que l’herméneutique n’est pas un savoir universel, mais seulement régional, comme le fait remarquer Hottois ((. G. Hottois, art. cit. Cf. H. G. Gadamer, WM, p. 533.)). b) Si la connaissance est une pure expérience linguistique, il n’est pas possible d’accéder à une connaissance ineffable. Il n’existerait aucune connaissance précédant ou suivant non seulement les mots mais même la réflexion. Cela surprend quand on pense que Gadamer, profond connaisseur d’Aristote, n’aurait donc pas tenu compte de ce fait originaire de la connaissance qu’Aristote nomme thaumazein et qui consiste en une intellection accompagnée d’une émotion et d’une expérience ineffable. Il est inutile, comme Gadamer le fait, en accord avec Heidegger, de recourir ici à la dialectique du dit et du non-dit, comme si le non-dit était le fondement du « dit ». Cette trouvaille n’est que le masque de la dialectique hégélienne du « néant vide » (Das leehre Nichts) placé au point de départ de la philosophie. Dans ce cas, finie la pensée grecque ! c) Si, comme l’affirme Gadamer, il n’existe de compréhension que par le pré-jugé (Vor-Urteil), on peut se demander si l’on ne doit pas admettre également un pré-jugé du pré-jugé, puis encore un autre pré-jugé antécédent, et ainsi de suite à l’infini. Or le recours à l’infini, comme le disait Aristote, installe la compréhension dans les airs et conduit au scepticisme. Postuler un « dire » (Sage) originaire, impersonnel, racine de tous les préjugés, ne vaut rien de mieux. Ce postulat lui-même pourrait être regardé comme un splendide préjugé ! D’autre part, c’est une évidence commune qu’un dire sans sujet pour le prononcer est une absurdité. Du reste, il est possible qu’antérieurement au dire, il puisse exister un monde réel sans parole : si la terre était privée d’hommes, ce n’est pas pour autant qu’elle cesserait d’exister. d) Affirmer que nous sommes prisonniers du langage et qu’il ne nous est possible d’échapper à cet emprisonnement qu’au moyen du langage lui-même ((. Cf. G. Sansonetti, op. cit., pp. 227–228 ; et Gaspare Mura, Ermeneutica e verità — Storia filosofica dell’ermeneutica, Rome, 1990.)), signifie postuler que rien n’existe au-delà du langage, fût-il altéré, et qu’il s’explique lui-même. Mais c’est une tautologie. e) Un silence peut être éloquent, et un discours vain. Cela veut dire que le langage n’est pas l’unique moyen de communiquer (le silence de Jésus face à Hérode !). Le langage n’est donc pas le medium universel, ni l’absolu à la manière de Hegel. Il ne convient pas non plus de recourir au postulat de la perfectibilité indéfinie du langage, et de la série infinie des expériences herméneutiques. Un tel postulat conduit, au mieux, à une eschatologie sécularisée, très mystérieuse, pour ne pas dire utopique. f) Affirmer que le rapport entre l’écriture et la lecture est intrinsèque et que savoir lire ((. WM, p. 369–370.)) est la condition herméneutique essentielle, implique l’exclusion des analphabètes du banquet de la vérité, et du fait même hors de l’histoire si ce n’est de leur propre existence d’hommes. g) Il ne nous semble pas acceptable d’affirmer que Gadamer est un penseur religieux du seul fait d’avoir recouru au dogme de l’Incarnation comme à un événement unique et non répétible de la Parole qui s’est faite histoire ((. C’est la thèse de Sansonetti, pour qui Gadamer est un penseur plus religieux que Heidegger. Mais Sansonetti se fonde uniquement sur l’analogie entre l’herméneutique comme événement et l’Incarnation.)) . En réalité, nous sommes en face d’une analogie philosophique. La théologie, pour Gadamer, est une science herméneutique, à égalité avec toutes les autres sciences. Il en découle qu’elle est elle-même sujette à l’expérience herméneutique et à son évolution permanente. Elle est une science partielle, perfectible à l’infini, sans régulation par le kérygme objectif. Une théologie de ce genre peut être enseignée par un athée. h) Enfin, l’herméneutique appliquée à la morale n’échappe pas à cette forme de relativisme qu’est l’éthique de situation, ou l’éthique conséquentialiste, comme je l’ai déjà écrit ailleurs ((. « Il metodo trascendentale nella nuova morale », in Doctor communis, XXXVII, I, 1984, p. 3–31 ; La nuova morale e i suoi problemi, Cité du Vatican, 1990, pp. 34–56 (des extraits en ont été traduits et présentés dans Catholica, octobre 1990, pp. 55–60, sous le titre « Histoire de la nouvelle morale »).)).