Revue de réflexion politique et religieuse.

Gada­mer et son her­mé­neu­tique uni­ver­selle

Article publié le 27 Nov 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[article publié dans catho­li­ca, n. 27, pp. 43–51.]

Hans Georg Gada­mer est né à Mar­burg en 1900. Au sor­tir de ses études secon­daires, il s’inscrit à l’université locale — une for­te­resse impre­nable de la tra­di­tion luthé­rienne et kan­tienne — et plonge avec pas­sion dans la phi­lo­so­phie grecque, sous la hou­lette de Paul Natorp, lui-même l’un des repré­sen­tants les plus impor­tants du néo-kan­tisme. Natorp était alors sur­tout connu pour une œuvre maî­tresse, Pla­tos Ideen­lehre (1909). C’est sous sa direc­tion que Gada­mer passe, en 1922, le doc­to­rat de phi­lo­so­phie. L’année sui­vante, il rejoint à Mar­burg un jeune pro­fes­seur qui sus­ci­tait, par ses concep­tions phi­lo­so­phiques, un véri­table scan­dale par­mi les anciens, mais enthou­sias­mait les jeunes : Mar­tin Hei­deg­ger, qui avait seule­ment trente-trois ans, et qui se déta­chait par son ori­gi­na­li­té et sa com­pé­tence his­to­rique. Par­mi les dis­ciples sur qui Hei­deg­ger exer­ça une influence immé­diate, on retient R. Bult­mann, G. Kru­ger, et Gada­mer lui-même ((. La thèse d’habilitation de Gerhard Kru­ger, Ein­sicht, Franc­fort, 1939, une œuvre essen­tiel­le­ment reli­gieuse, déta­cha son auteur de son com­pa­gnon Gada­mer. Cf. P. Fru­chon, « Com­pré­hen­sion et pas­sion », in AA.VV., L’héritage de Kant, Paris 1982, pp. 431–451.)) . Gada­mer se lance alors dans l’étude appro­fon­die de l’Ethique à Nico­maque d’Aristote, puis du Phé­don et du Sophiste, ain­si que du Phi­lèbe, de Pla­ton. En 1929, Mar­tin Hei­deg­ger lui fait pas­ser son habi­li­ta­tion, avec un essai, Dia­lek­tische Ethik, dans lequel il par­vient déjà à cer­taines conclu­sions impor­tantes, comme cela res­sort de la lec­ture de l’œuvre tar­dive sur Pla­ton et Hei­deg­ger (1978) ((. Cf. P. Fru­chon, « Her­mé­neu­tique, lan­gage et onto­lo­gie. Un dis­cer­ne­ment du pla­to­nisme chez Gada­mer », in Archives de Phi­lo­so­phie, n. 36, 1973, pp. 529–568 ; 1974, pp. 223–242 ; 253–275 ; 533–571. Il faut noter que l’édition com­plète des œuvres de Gada­mer a été enta­mée par l’éditeur J. C. B. Mohr, à Tübin­gen, à par­tir de 1985. Dix volumes sont pré­vus, par­mi les­quels trois sont consa­crés aux études de phi­lo­so­phie grecque.)) . Il affirme notam­ment qu’Aristote est un pla­to­ni­cien qui pro­longe son maître, et que le pri­mat métho­do­lo­gique de l’écrit consti­tue la base nou­velle d’une inter­pré­ta­tion de la pen­sée pla­to­ni­cienne. Les résul­tats de ces tra­vaux ont été publiés en 1931 dans Pla­tos Dia­lek­tische Ethik. Mais dans le même temps, Gada­mer s’éloigne de plus en plus de son maître. En effet, Mar­tin Hei­deg­ger, en 1940, publie son bref mais fon­da­men­tal essai Pla­tos­lehre von der Wah­rheit qui accu­sait Pla­ton d’être le des­truc­teur de l’être. Selon lui, Pla­ton, avec son allé­go­rie de la caverne, aban­donne l’être de Par­mé­nide et d’Héraclite et inau­gure le fatal oubli de l’être (« Ver­ges­sen­heit des Seiendes ») qui dure­ra jusqu’au XXe siècle. La véri­té (alé­théia) de Pla­ton n’est plus un dévoi­le­ment, mais une adé­qua­tion (ortho­tès). Gada­mer, de son côté, bien que par­ta­geant, comme on le ver­ra, de nom­breux prin­cipes de Hei­deg­ger, rejette cette thèse. Pour lui on ne doit pas inter­pré­ter Pla­ton selon une his­to­rio­gra­phie rou­ti­nière, mais à tra­vers une médi­ta­tion et une réflexion inno­va­trices qui puissent éta­blir un lien direct entre Pla­ton et Hegel, spé­cia­le­ment le Hegel de la Phé­no­mé­no­lo­gie et de la Science de la logique ((. Hegels ver­ke­rhte Welt, 1966, et aus­si Hegels Dia­lek­tik, 1971. Gada­mer est res­té un admi­ra­teur incon­di­tion­nel de Pla­ton, jusqu’à célé­brer avec Hegel (Phé­no­mé­no­lo­gie de l’Esprit, n. 57) le dia­logue Par­mé­nide comme « le plus grand chef‑d’œuvre de l’ancienne dia­lec­tique ». C’est éga­le­ment pour cette rai­son que Gada­mer a dit que Hegel avait été le pre­mier à com­prendre la dia­lec­tique pla­to­ni­cienne.)) . C’est en 1960 que Gada­mer publie son œuvre prin­ci­pale, Wah­rheit und Methode ((. Edi­tion fran­çaise : Véri­té et méthode, Seuil, 1976. Désor­mais la réfé­rence à cette œuvre dans son édi­tion alle­mande sera indi­quée sous l’abréviation WM.))  qui consti­tue le som­met de son labeur phi­lo­so­phique, et l’essai le plus sug­ges­tif et opé­ra­toire de son her­mé­neu­tique. Les études ulté­rieures ne sont que des appro­fon­dis­se­ments, des polé­miques, des réponses autour du noyau cen­tral qu’est res­té cet ouvrage.

Gada­mer et l’herméneutique

Le mot her­mé­neu­tique n’a pas été uti­li­sé pour la pre­mière fois en 1960. Aris­tote avait déjà inti­tu­lé Péri her­mé­néias son trai­té de logique du juge­ment et de la pro­po­si­tion. L’herménéia comme inter­pré­ta­tion avait été uti­li­sée par les Sophistes pour la lec­ture d’Homère (Anti­sthène l’appelait l’hyponoïa pour les pro­blèmes de la mytho­lo­gie grecque). La théo­lo­gie chré­tienne, spé­cia­le­ment l’école alexan­drine, a affron­té la ques­tion à pro­pos de l’exégèse biblique (IIIe siècle). Saint Augus­tin, dans son trai­té De doc­tri­na chris­tia­na, offre le pre­mier exemple d’une théo­rie de l’interprétation scrip­tu­raire et théo­lo­gique. Dans les temps modernes, ce fut Schleier­ma­cher (Bres­lau, 1768 – Ber­lin 1834) qui don­na sa signi­fi­ca­tion à l’herméneutique biblique, mais en par­tant des prin­cipes roman­tiques et imma­nen­tistes, jetant ain­si l’herméneutique dans les bras de la phi­lo­so­phie. W. Dil­they (1833–1911) fit revivre diverses idées de Schleier­ma­cher, en appli­quant aux « sciences de l’esprit » (Geist­wis­sen­schaf­ten) quelques pos­tu­lats du phi­lo­sophe et théo­lo­gien de Bres­lau. Dil­they adop­tait l’expérience vécue (Erleib­nis) comme méthode d’interprétation de l’histoire, mais sépa­rait net­te­ment l’interprète de l’interprété, le sen­ti­ment vécu de l’unité objec­tive de l’histoire uni­ver­selle. C’est Hei­deg­ger qui a four­ni à Gada­mer sa clé pour uni­fier dans le sujet la réa­li­té his­to­rique et son inter­prète. C’est ain­si qu’est née une her­mé­neu­tique uni­ver­selle, s’appliquant aus­si bien à la phi­lo­so­phie qui pense l’univers à tra­vers l’œuvre inter­pré­ta­tive de l’herméneute (art, éthique, droit, his­toire, théo­lo­gie morale, dog­ma­tique, biblique) qu’aux sciences de la nature, qui deviennent des sys­tèmes fon­dés sur la décons­truc­tion du lan­gage humain, par sou­ci d’édifier un méta­lan­gage affran­chi des pré­ju­gés de la langue mater­nelle. Mais Gada­mer n’est pas le seul à s’exprimer dans le concert gran­dis­sant de l’herméneutique. J. Blei­cher dis­tingue trois cercles : a) la théo­rie d’Emilio Bet­ti, un Ita­lien ; b) la phi­lo­so­phie de Hei­deg­ger, de Gada­mer et du Fran­çais Paul Ricœur. Nous ajou­te­rons aus­si de L. Parey­son, de Turin ; c) l’herméneutique cri­tique de J. Haber­mas et K. O. Appel ((. J. Blei­cher, Contem­po­ra­ry Her­me­neu­tics, Londres, 1986. Il fau­drait encore ajou­ter l’herméneutique luthé­rienne dont Bult­mann est le chef de file. Cf. Glau­ben und Vers­te­hen, Tübin­gen, 1952. )) . L’herméneutique n’est donc pas un pri­vi­lège ni un mono­pole alle­mand. Depuis une décen­nie envi­ron, elle pénètre éga­le­ment la culture anglo-saxonne (T. S. Kuhn, P. Feyer­band, et plus récem­ment R. Ror­ty). Gada­mer n’a pas fon­dé son her­mé­neu­tique uni­ver­selle (ou phi­lo­so­phie her­mé­neu­tique) sans oppo­si­tions. Il a dû se battre avec Bet­ti, les gens de l’Ecole de Franc­fort, à com­men­cer par Haber­mas, et même avec Hei­deg­ger. Emi­lio Bet­ti, avec sa grande étude sur l’exégèse juri­dique, Die Her­me­neu­tik als all­ge­meine Metho­dik der Geis­tes­wis­sen­schaf­ten, se pro­pose de renou­ve­ler les règles d’interprétation des lois posi­tives en par­tant des prin­cipes de Vico. Son her­mé­neu­tique n’est pas une phi­lo­so­phie mais une méthode qui s’oblige à la lec­ture des textes légis­la­tifs en tant que réa­li­tés objec­tives dis­tinctes de l’interprète ((. Cette méthode refuse en consé­quence le « cercle her­mé­neu­tique », la « pré­com­pré­hen­sion », et accède au concept d’histoire au sens objec­tif de Dil­they.)). Gada­mer lui oppose le fait que l’interprète n’accède pas à l’examen des textes à l’état neutre. Il pos­sède des pré-jugés, qui condi­tionnent son inter­pré­ta­tion. Plus ser­rée a été la polé­mique avec Haber­mas. Celui-ci avait déjà expri­mé des réserves avant 1960. Mais la dis­cus­sion a écla­té vers les années 1970. Il obser­vait que si l’homme en géné­ral, et le phi­lo­sophe en par­ti­cu­lier, ne peuvent se libé­rer des pré­ju­gés dans l’acte d’interpréter, l’herméneutique n’est plus qu’une splen­dide idéo­lo­gie impé­ria­liste et conser­va­trice qui fonde ses affir­ma­tions sur le pas­sé et la tra­di­tion acri­tique. En outre, les pré­ju­gés seraient tou­jours légi­times, d’où il résul­te­rait que l’herméneutique est une méthode d’un opti­misme risible ((. J. Haber­mas, Her­me­neu­tik und Dia­lek­tik, 1970.)) .
Gada­mer s’est défen­du en répli­quant qu’on ne donne jamais une véri­té his­to­rique objec­ti­ve­ment neutre. Mais il dut admettre que tous les pré-jugés ne pou­vaient être éga­le­ment légi­times dans la recons­truc­tion her­mé­neu­tique. La ques­tion des liens de dépen­dance de Gada­mer envers Hei­deg­ger est plus com­plexe. Nous en repar­le­rons plus loin. Pour le moment, conten­tons-nous d’observer que Hei­deg­ger était obsé­dé par le pro­blème du « fon­de­ment » (Grund) de son ana­ly­tique exis­ten­tielle. Gada­mer était d’accord avec lui pour admettre l’historicisme, l’immanentisme, le sub­jec­ti­visme (pour lequel croire qu’il existe un au-delà de la pen­sée n’est qu’une vaine illu­sion) mais il rete­nait comme objet de la com­pré­hen­sion non pas l’être-dans-le-monde (Dasein ou In-der-Welt-Sein), mais l’interprétation du lan­gage dans l’horizon de l’histoire ((. Cf. G. San­so­net­ti, Il pen­sie­ro di Gada­mer, Bres­cia, 1988, p. 6. Gada­mer a tou­jours été atta­ché à la tra­di­tion post­kan­tienne de toute la phi­lo­so­phie alle­mande offi­cielle. L’ascèse du connaître ne peut pas enga­ger le sujet (Gada­mer, Kleine Schrif­ten, I). Croire qu’au-delà de la pen­sée existe un objet relè­ve­rait de la banale illu­sion (ibid., p. 12). Il n’existe pas de neu­tra­li­té objec­tive (Vom Zir­kel, Kleine Schrif­ten, trad. ital., Milan, p. 84).)) . Pour Gada­mer, le noyau cen­tral de tout pro­blème phi­lo­so­phique est en effet le lan­gage. Celui-ci est la condi­tion essen­tielle de la culture, comme il en résulte à son avis du fait qu’entre phi­lo­so­phie et poé­sie, il existe un échange et une influence réci­proques. Ain­si, Kant a influé sur Goethe, Hegel sur Höl­der­lin, Bal­zac sur Rilke.

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