- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Sur un cer­tain regard vide

</p>

[inédit, novembre 2009]

Un mythe, disait Sacha Gui­try, pour rire, dans un de ses innom­brables fes­ti­vals d’esprit, « c’est une chose qui n’est pas vraie » Et d’attribuer, dans la fou­lée, aux femmes, son objet d’étude pri­vi­lé­gié, une congé­ni­tale mytho­ma­nie, qui leur assu­rait, disait-il, une si grande supé­rio­ri­té sur l’homme dans l’art de la comé­die, et le goût des « choses fausses », sauf des bijoux tou­te­fois ! Sacré Sacha ! Mais le « mythe » est quelque chose de bien plus sérieux, que les mytho­graphes ont réper­to­riés, et que les mytho­logues pré­tendent expli­quer ou inter­pré­ter. Les mythes sont alors des récits, ima­gés, sym­bo­liques, par les­quels les hommes ont ten­té d’expliquer l’univers, son ori­gine, et son his­toire. Ils sont aus­si des conden­sés d’expériences, qui, sous une forme plus ou moins voi­lée, sont cen­sés conser­ver l’expérience vécue, dès les temps les plus anciens, pour les faire ser­vir, à pré­sent, à la lutte pour la vie, à la solu­tion des pro­blèmes que l’humanité se pose de siècle en siècle. Les mythes pul­lulent dans la lit­té­ra­ture reli­gieuse, dans les récits des grandes épo­pées lit­té­raires. Ils per­durent au cœur même de la moder­ni­té, sous des formes nou­velles. Les gad­gets de la tech­nique la plus avan­cée y ont rem­pla­cé les arti­fices magiques de l’antiquité. Mais les héli­co­ptères ont rem­pla­cé Pégase, Fro­don pour­rait bien évo­quer Ulysse, et James Bond Hérak­lès. La struc­ture du mythe est tou­jours pré­sente, tou­jours pré­gnante, et l’on sait l’usage qu’ont fait, avec des for­tunes diverses, de l’analyse des mythes, et pour nous en tenir à la psy­cho­lo­gie, un Freud, un C‑G.Jung, pour rendre compte des pro­fon­deurs du psy­chisme humain. Dans Le regard vide((. Jean-Fran­çois Mat­tei, Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture euro­péenne, Flam­ma­rion, 2007.)), le phi­lo­sophe Jean-Fran­çois Mat­téi a recours au mythe pour ten­ter de per­cer le secret de l’Europe, pour ten­ter de sai­sir l’essence de cette civi­li­sa­tion, et la nature de la mala­die qui, pré­sen­te­ment l’affecte et la dévore.

A l’origine

Il y a trois mille ans, il n’y a pas encore de civi­li­sa­tion euro­péenne. Elle va sur­gir et se for­mer peu à peu. J‑F Mat­téi a recours au mythe pour en décrire la genèse. Plus pré­ci­sé­ment au mythe d’Europé, la mer­veilleuse fille du roi Agé­nor, de Tyr, que Zeus trou­va si belle, que pour la séduire il se trans­for­ma en un magni­fique tau­reau blanc, que la jeune fille ravie che­vau­cha pour s’amuser, mais qui aus­si­tôt s’éloigna du rivage, l’emportant jusqu’en Crète, mais pas au-delà. Dès l’antiquité grecque, l’épopée d’Europé fut ana­ly­sée, sous divers angles. Euro­pé vient d’Asie comme on dénom­mait alors le moyen orient. Elle fut à l’origine de la déno­mi­na­tion d’un conti­nent que pour­tant elle n’abordera pas. Ses frères, (son sang) par­tis à sa recherche ne la rejoin­dront pas, mais fon­de­ront des villes.
D’emblée, s’affirment les thèmes de l’insatisfaction, et de l’édification. Ety­mo­lo­gi­que­ment, Euro­pé ren­voie à la forme ver­bale grecque « opo­pa » : le fait de voir. Pour les Grecs le mot « ops » désigne le regard, c’est-à-dire ce qui tient à dis­tance l’objet que l’on observe, pour le consi­dé­rer d’un œil cri­tique, avec objec­ti­vi­té. Regard de savant, de théo­ri­cien de l’objectivité, qui sous-tend la pen­sée euro­péenne tout au long de son his­toire. Mat­téi résume en voyant dans l’Europe une civi­li­sa­tion qui n’a pas sa source en elle-même, mais dont le regard est orien­té vers l’extérieur ; une culture qui a connu un des­tin d’arrachement au sol où elle est née ; une culture de fon­da­tion de « villes ». Dépla­ce­ment, mou­ve­ment, fon­da­tion. Déjà, bien avant Mon­tes­quieu, le Grec Hip­po­crate, le patron de la méde­cine, avait noté autre chose : l’influence des cli­mats sur les peuples. Or la diver­si­té, le chan­ge­ment per­ma­nent des cli­mats en Europe, oblige celle-ci, pour sur­vivre, au chan­ge­ment, à l’adaptation.
Pas de repos pour les Euro­péens. Avec cette consé­quence, évo­quée par Aris­tote dans sa Poli­tique : « les bar­bares sont plus enclins à la ser­vi­tude que les Grecs, et les Asia­tiques que les Euro­péens ». A la sil­houette qui se pro­file, viennent s’ajouter d’autres lignes. Celles qu’apporte le récit biblique. Denis de Rou­ge­mont note des simi­li­tudes entre le païen Agé­nor, et Chnas, ou Canaan, dans la Bible. Les voyages des fils d’Agénor, auraient pour équi­va­lents l’exode des fils de Cham, fuyant l’esclavage auquel ils auraient été pro­mis. Le chris­tia­nisme enfin ajoute sa note par­ti­cu­lière et capi­tale à la for­ma­tion de l’identité euro­péenne. On sait que les Grecs dis­tin­guaient le monde des Hel­lènes, et celui des bar­bares, que les Romains fai­saient de même, le « limes » (la fron­tière) étant la ligne de démar­ca­tion entre la civi­li­sa­tion et le reste.
Après la conver­sion de l’empire romain au chris­tia­nisme cette fron­tière cesse d’être géo­gra­phique. Le couple signi­fi­ca­tif est désor­mais celui du chré­tien et du païen. Le « limes » (la ligne de par­tage) devient inté­rieur, spi­ri­tuel, et passe à l’intérieur de cha­cun. Méta­mor­phose capi­tale, puisque avec l’avènement (pro­gres­sif) de la chré­tien­té, « l’européanité », si j’ose dire, cesse d’être bio­lo­gique, raciale, géo­gra­phique, etc, pour deve­nir spi­ri­tuelle, puisqu’on peut être un des­cen­dant de Romu­lus, et pour­tant être un pauvre païen, un esclave, et cepen­dant un bon chré­tien. Mieux, comme le sou­ligne, alors, St-Augus­tin, le paga­nisme (nou­velle déno­mi­na­tion de la bar­ba­rie) passe désor­mais en nous. Et le tra­vail de civi­li­sa­tion passe par une acti­vi­té constante d’arrachement aux forces qui nous éloignent de la per­fec­tion. L’Europe, qui naît alors et se déve­lop­pe­ra tout au long du moyen âge, ajoute à son désir d’être, le sou­ci du per­fec­tion­ne­ment indé­fi­ni, par l’analyse de soi, la connais­sance, non plus seule­ment du monde exté­rieur, mais de soi-même, de la vie inté­rieure, orien­tée vers l’idéal. Et elle conserve, dans son être le plus pro­fond cette insa­tis­fac­tion, à l’égard d’elle-même et du monde, que lui lègue ses ori­gines. Pour résu­mer l’analyse disons que :
Le mythe phé­ni­cien avait conduit la prin­cesse Euro­pé vers les terres loin­taines où por­tait le regard.
Les Grecs, puis les Romains ont creu­sé la dis­tance, non plus seule­ment géo­gra­phique, mais cultu­relle avec les « bar­bares ».
Cette dif­fé­rence est deve­nue plus pro­fonde avec le chris­tia­nisme dont la fin devient encore plus loin­taine : la parou­sie, ou attente du retour du Christ en gloire.
L’attente du Christ creuse en l’âme une inquié­tude qui ne peut être com­blée que par l’infini. Ain­si se consti­tue la culture euro­péenne, alors en bonne san­té. La culture, c’est-à-dire la for­ma­tion du regard et du « bien choi­sir », ou comme dira Nietzsche : « édu­quer un peuple à la culture, c’est essen­tiel­le­ment l’accoutumer à de bons modèles, et lui incul­quer de nobles besoins ». Pour­sui­vant son ana­lyse Jean-Fran­çois Mat­téi dis­tingue, dans le regard euro­péen, trois direc­tion prin­ci­pales : Le regard sur le monde, le regard sur la cité, et celui sur l’âme.

Un regard sur le monde

Regard, et davan­tage, sou­ci, pour suivre cor­rec­te­ment la pen­sée de notre phi­lo­sophe. Il y a dans le sou­ci, plus que dans le regard. Par le sou­ci, regar­der devient une tâche inquiète, et pas­sion­née, par delà la maté­ria­li­té plate du monde, s’en arra­cher par un effort héroïque, pour en extraire le sens, s’en extraire pour échap­per à la quié­tude de la vision immé­diate des choses pour se por­ter vers un au-delà des fron­tières de l’âme et du monde, vers l’instance ultime de l’Idée. A tra­vers un long voyage dans les méandres de la culture euro­péenne, Mat­téi s’appuie sur la pen­sée de nom­breux phi­lo­sophes, d’où se détachent, par la fré­quence des réfé­rences à leur pen­sée, les noms de Pla­ton, de Plo­tin, de Hei­deg­ger, de Pato­cka, Pes­soa, et peut-être sur­tout Emma­nuel Kant. Le regard euro­péen, nous dit-il, après avoir scru­té ces œuvres cano­niques, est un regard trans­cen­dan­tal, qui de ce fait uni­fie l’ensemble de nos repré­sen­ta­tions en une seule conscience dont la signi­fi­ca­tion est uni­ver­selle. C’est une obser­va­tion impor­tante. Contrai­re­ment à d’autres cultures, fer­mées sur elles-mêmes, qui n’ont pas l’idée que leurs prin­cipes et croyances puissent être mises en doute, cultures dirais-je « pro­vin­ciales », la culture euro­péenne, à tort ou à rai­son, pense, et se pense, en termes d’universalité. Mat­téi est, là-des­sus sans équi­voque : « La thèse que je sou­tiens dans cet ouvrage sur la culture de l’Europe est bien d’origine kan­tienne ; mais il n’est pas dif­fi­cile de lui recon­naître une ascen­dance grecque, plus pré­ci­sé­ment pla­to­ni­cienne, en rai­son de ce voca­bu­laire de l’idéalité que par­tagent tous les pen­seurs euro­péens, les maté­ria­listes aus­si bien que les idéa­listes. En clair, c’est la consti­tu­tion de l’homme telle que l’a pen­sée notre culture dans ses plus hautes réa­li­sa­tions, ce que Kant nomme le « sujet trans­cen­dan­tal » et que j’appelle plus sim­ple­ment le « regard », qui a déployé cette concep­tion d’une âme sus­cep­tible de décou­vrir les formes aux­quelles se plient toutes les expé­riences pos­sibles. Et cette consti­tu­tion est l’œuvre de la culture euro­péenne qui l’a uni­ver­sa­li­sée au pro­fit de l’humanité entière. En éla­bo­rant le concept de trans­cen­dan­tal, Kant n’a fait que tirer les consé­quences méta­phy­siques de ce que la réflexion des pen­seurs occi­den­taux avaient déve­lop­pé depuis les Grecs ». (pages 93–94). Il ne s’agit pas, pour­tant, selon notre auteur d’un « euro­cen­trisme » facile et de mau­vais aloi. Mon­taigne est aus­si par­mi ses réfé­rences, pour­tant peu sus­pect d’étroitesse d’esprit et de pro­vin­cia­lisme cultu­rel. Pré­ci­sé­ment, Mon­taigne est celui, qui par­tant de l’observation concrète de lui-même, et de son envi­ron­ne­ment, chez lui et dans ses voyages, de la lec­ture des plus grands pen­seurs, avec les­quels il s’entretient dans le silence de sa biblio­thèque, a le sou­ci de peindre et décou­vrir par delà les idio­syn­cra­sies per­son­nelles, « la forme entière de l’humaine condi­tion ». Et puis l’auteur n’a aucune peine à démon­trer que la cri­tique de l’eurocentrisme est d’abord une cri­tique qui vient de l’Europe elle-même. Les lumières par exemple, deux siècles après Mon­taigne, remettent en ques­tion la vision de l’Europe par elle-même par com­pa­rai­son aux autres cultures. C’est l’époque de la dif­fu­sion du mythe du « bon sau­vage », auquel sont liés les noms (héri­tage encore de Mon­taigne) de Rous­seau, de Mon­tes­quieu de Bou­gain­ville, de Dide­rot. Dans sa fic­tion cri­tique des « Lettres per­sanes », Mon­tes­quieu fait visi­ter la France par deux Per­sans qui jettent un regard aigu sur la per­sonne invi­tante. Ce n’est plus le civi­li­sé qui étu­die le pri­mi­tif, mais le pri­mi­tif a qui le civi­li­sé a don­né la parole, qui décrit le civi­li­sé. Regard typi­que­ment euro­péen. Dans cet ouvrage le regard de l’autre sur soi per­met d’établir une dis­tance cri­tique.
Mais qui a éclai­ré le regard de l’autre ? « [O]n aurait pu, écrit J‑F Mat­téi, lais­ser les cultures archaïques à l’écart du mou­ve­ment que l’Europe a insuf­flé à l’histoire en les pro­té­geant par l’insularité des uto­pies ou les réserves de l’ethnologie. C’est oublier que la prise en compte des autres socié­tés est mar­quée jus­te­ment par un tel écart cri­tique et que l’esprit euro­péen vit de la dis­tance exo­tique qui le sépare de l’objet visé. La réci­proque n’est pas vraie. Aucune autre culture n’a jeté de regard éloi­gné, ou abs­trait, sur la culture euro­péenne, et aucune n’a eu le goût de l’exotisme, car le monde pri­mi­tif, plein de forces et de dieux, était refer­mé sur lui-même. La liber­té du regard euro­péen est un luxe de civi­li­sé qui se détache de son monde, au moins depuis le chris­tia­nisme, parce qu’il lui semble vide. C’est là que gît la sépa­ra­tion entre les cultures et entre les regards ». La pen­sée euro­péenne, en son essence (pas en ses cari­ca­tures, ou ses errances, quand elle s’est, trop sou­vent, éloi­gnée d’elle-même, pour retom­ber dans les ornières de la bar­ba­rie ; errances que, seules, retiennent ses enne­mis, prin­ci­pa­le­ment des Euro­péens d’ailleurs), n’est pas le refus de consi­dé­rer toute forme d’architecture, ou de sculp­ture, de musique, de poé­sie, dif­fé­rentes des formes de ces arts dans l’Athènes antique, comme des modes de bar­ba­rie. Ce qu’elle cherche, par delà les dif­fé­rences, ou les sin­gu­la­ri­tés, ce sont les uni­ver­saux, les arché­types uni­ver­sels. Ce qui inté­resse le phi­lo­sophe grec par exemple, c’est l’Homme. Non l’homme indi­vi­duel, qui s’appelle Cal­lias (ou Charles, ou Juliette ou Farid), avec ses par­ti­cu­la­ri­tés stric­te­ment indi­vi­duelles, mais ce par quoi il peut être dit un Homme, son essence, ou sa nature d’Homme, qui seule, si elle existe, est le fon­de­ment d’une juri­di­ci­té uni­ver­selle, le fon­de­ment des « droits de l’homme ».
Dans son style de phi­lo­sophe, dif­fi­cile, tech­nique mais rigou­reux, Mat­téi l’exprime fort bien : « La figure de l’Europe ne s’enracine pas ain­si dans l’univers maté­riel et ne s’incarne pas dans une déter­mi­na­tion raciale ou sociale ; elle s’inscrit dans une « enté­lé­chie » qui domine de part en part le deve­nir de l’Europe dans la diver­si­té de ses figures », ou, plus sim­ple­ment dit, dans un « telos spi­ri­tuel », une fin idéale visée en direc­tion d’un « pôle éter­nel » qui n’est autre qu’une « idée infi­nie, sur laquelle, de manière cachée, l’ensemble du deve­nir de l’esprit » de l’humanité euro­péenne veut débou­cher ». Ain­si la culture euro­péenne ne se confond pas, comme d’autres cultures (la Chi­noise tra­di­tion­nelle, par exemple, même si M.Mattéi ne cite pas cet exemple) avec une expres­sion géo­gra­phique, avec une race, ni même avec aucune des formes que son art, ou sa tech­nique ont pu prendre au cours des siècles. L’Europe, se carac­té­rise par son « telos » (fin, but, visée, et je dirai : ce qui est le nerf de la pen­sée et de l’action), c’est-à-dire, au delà de la légi­ti­mi­té, dans cer­taines limites, du cha­toie­ment des usages et des œuvres, par son goût et sa pas­sion de la véri­té, uni­ver­selle, de ce que peut décou­vrir, dans un esprit de véri­té uni­ver­selle, le Chi­nois, le Fran­çais, le Congo­lais, ou l’amérindien, quand il cherche l’Homme, comme disait avec humour, dans un autre contexte, le célèbre Dio­gène. Et c’est la perte de ce « telos », dans l’Europe moderne, qui ins­pire des inquié­tudes aux esprits lucides, comme l’auteur le sou­ligne, et comme j’y revien­drai un peu plus loin.

Un regard sur la cité

La phi­lo­so­phie naît de l’étonnement disait Socrate. Pour lui, rien ne va de soi, et comme disait Scho­pen­hauer « plus un homme est infé­rieur par l’intelligence, et moins l’existence pose pour lui de pro­blèmes ». A ce compte l’Europe est (ou du moins a été) des plus intel­li­gente. S’étonner, c’est d’abord prendre conscience que rien ne va de soi : par exemple l’ordre du monde, ou encore l’ordre dans la cité. A cet égard l’Europe, dans son déve­lop­pe­ment spi­ri­tuel est une per­pé­tuelle remise en ques­tion de l’ordre des choses. Cette remise en ques­tion a engen­dré une véri­table culture de l’indignation, et en pre­mier lieu contre l’injustice.

L’idéal de Jus­tice

Cette remise en ques­tion de l’injustice sup­pose une réflexion ration­nelle et métho­dique sur la Jus­tice, une recherche phi­lo­so­phique de l’Idée vraie du Juste. Tou­jours le regard, la mise en pers­pec­tive du tout fait, en fonc­tion de l’idéal, qui, dans la mesure où elle pro­gresse per­met­tra la prise de conscience d’un « ordre » social quel­conque comme désordre. Oui, la pen­sée euro­péenne est trans­cen­dan­tale, pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie évo­quée ci-des­sus.  Cela ne signi­fie pas que la civi­li­sa­tion euro­péenne a tou­jours œuvré jus­te­ment. L’histoire est là pour nous rap­pe­ler ses erre­ments, ses fautes, ses crimes. Mais ceux-ci découlent-ils de son essence, ou de son éloi­gne­ment de cette essence ? L’Europe est à la recherche de la Cité idéale. Sans doute, encore, ce thème de l’utopie n’est pas sans incon­vé­nient. Dans leur recherche, les pen­seurs d’Europe ont sans doute été à l’origine de maints erre­ments, pour par­ler par euphé­misme. Qui donc peut, sérieu­se­ment, affir­mer que pen­ser véri­ta­ble­ment est chose facile ! L’essentiel est ici de consi­dé­rer que l’essence de l’Europe, que nous recher­chons, est dans ce mou­ve­ment vers la Jus­tice. Que ce mou­ve­ment n’a de sens que par l’orientation du regard vers l’Idée du Juste, l’Idée du Bien. Et cette recherche de la jus­tice n’est pos­sible que par la mise en action des prin­cipes de la rai­son « uni­ver­selle », décou­vertes et énon­cées par l’Europe. « Elle en est l’âme, écrit encore Mon­taigne, et par­tie ou effect d’icelle : car la vraye rai­son est essen­tielle, de qui nous des­ro­bons le nom à fauce enseignes, elle loge dans le sein de Dieu ; c’est là son giste et sa retraite, c’est de là où elle part quand il plaist à Dieu nous en faire valoir quelques rayons ».

L’idéal de liber­té

Un autre des piliers de la culture euro­péenne est l’idéal de liber­té, la prise de conscience de l’abîme qu’il y a entre l’être et le devoir être. Ici encore la réflexion nous ren­voie à la trans­cen­dance de l’Idée qui est la force étran­gère qui nous appelle à nous arra­cher aux adhé­rences, grâce à « une puis­sance désob­jec­ti­vante, une puis­sance de dis­tan­cia­tion à l’égard de tout objet pos­sible ». Et ici, c’est Hegel qui écrit : « Tout comme dans le domaine théo­rique, l’esprit euro­péen cherche à atteindre aus­si dans le domaine pra­tique l’unité à pro­duire entre lui et le monde exté­rieur. Il sou­met le monde exté­rieur à ses buts avec une éner­gie qui lui a assu­ré la domi­na­tion du monde. L’individu part, ici, dans ses actions par­ti­cu­lières, de prin­cipes uni­ver­sels fixes ; et l’Etat repré­sente en Europe, plus ou moins, le déploie­ment et la réa­li­sa­tion effec­tive – arra­chés à l’arbitraire d’un des­pote – la liber­té au moyen d’institutions ration­nelles ».

Le regard sur l’âme

Sous-jacente à ces pré­oc­cu­pa­tions essen­tielles sur le monde — qui dénote bien plus que son appa­rence —,  sur la jus­tice et la liber­té, réside l’âme elle-même. Quand Socrate se pré­oc­cupe de décou­vrir ce qu’est l’Homme en lui-même, c’est qu’il a com­pris que tout le reste est subor­don­né à une sub­stance fon­da­men­tale qui est l’âme elle-même. C’est le pre­mier, en digni­té, des fon­da­men­taux que plus tard on appel­le­ra la per­sonne humaine. On dis­tingue, par exemple, la cithare, du joueur de cithare. De même l’homme est plus que son corps, et ses qua­li­tés. De même l’homme, en lui-même, est dis­tinct de son corps. Et selon le degré de per­fec­tion­ne­ment de son âme, il joue­ra plus ou moins bien de son corps.
Le duo Socrate-Alci­biade, est, à cet égard, révé­la­teur. Socrate, est un modèle de lai­deur, et nul n’a oublié le por­trait charge qu’en a tra­cé Rabe­lais, « le visage bovin, le regard d’un fou ». Alci­biade, au contraire, est une mer­veille de la nature. Il a pour réus­sir en socié­té, tous les atouts, la beau­té, la grâce, le brio intel­lec­tuel. Mais il laisse le sou­ve­nir d’un ratage. Alci­biade est un raté, car il a dédai­gné de culti­ver son âme, concen­trant toute son atten­tion à la réus­site mon­daine. Tan­dis qu’au contraire, Socrate a sur­mon­té tous ces han­di­caps par le soin inverse. C’est lui, le modèle de tout ce qu’il y a de vrai­ment noble à Athènes ; c’est lui, le père de la phi­lo­so­phie, l’initiateur de la sagesse. Et par-des­sus les siècles, il conti­nue à mou­voir l’appétit des âmes culti­vées pour le dépas­se­ment de soi, en direc­tion de l’Idée, de l’idéal. L’introspection, une intros­pec­tion méta­phy­sique, est au fon­de­ment de l’Europe en sa sub­stance la plus vraie, et com­plète. Les pères de l’Eglise, au pre­mier rang des­quels, St-Augus­tin, ne s’y sont pas trom­pés qui ont dis­cer­né en son tes­ta­ment les pro­dromes de l’Evangile.

Le regard aveu­glé, ou le déclin

La culture euro­péenne est donc une culture du regard. Son sou­ci, dont dépend le bon­heur, l’équilibre, la réus­site humaine, pos­tule cet objet divin que Pla­ton, dans sa Répu­blique appe­lait l’idée du Bien. Saint Augus­tin au livre VII des Confes­sions évoque ce regard : « J’entrai, et avec l’œil de mon âme, quelque médiocre que fut son état, je vis au-des­sus de ce même oeil de mon âme, au-des­sus de mon intel­li­gence, une lumière immuable, non pas cette lumière ordi­naire per­cep­tible à tout regard char­nel (…). Elle était d’un autre ordre que tout ce monde d’ici-bas ». Mais cette vision euro­péenne s’est obs­cur­cie, cette foi en la lumière s’est engour­die. Le regard est désor­mais vide, comme celui des sta­tues antiques des musées, qui ont per­du les cou­leurs qu’elles por­taient jadis. Cela s’est accom­pli peu à peu. Beau­coup font remon­ter la crise (para­doxa­le­ment) aux lumières et au XVIIIe siècle. D’autres remontent plus loin en arrière. L’auteur y consacre des pages nom­breuses et éclai­rantes, qu’il ne me sera pas pos­sible de résu­mer en quelques pages.
Mais il y a crise de l’Europe. Elle existe tou­jours. Para­doxa­le­ment une part d’elle-même s’est éten­due au monde entier. L’Amérique est euro­péenne. L’Asie en voie d’européanisation. Si le Japon, hier, la Chine aujourd’hui, sont entrés dans le concert des grandes puis­sances mon­diales, c’est en adop­tant les tech­niques de mana­ge­ment de l’occident. Mais dans le même temps, l’Europe se trouve refou­lée, confi­née au conti­nent qui porte ce nom, « ce petit cap avan­cé du conti­nent asia­tique ». Elle a ces­sé de croire en elle, et se trouve en butte à des cri­tiques, même à une haine qui peut faire peur. Les plus viru­lents de ses contemp­teurs sont des euro­péens mêmes, sur­tout des intel­lec­tuels, qui se livrent à un jeu mor­tel de décons­truc­tion des valeurs les plus émi­nentes, qui ont été évo­quées plus haut. Il ne s’agit pas, pour eux, de repé­rer pour les vitu­pé­rer, et cor­ri­ger, les fautes, erreurs, crimes, ces man­que­ments à l’idéal. Nous serions alors dans le registre de la cri­tique légi­time (et de l’auto cri­tique, qui est au cœur de l’examen de conscience) dont nous avons vu qu’elle étaient consub­stan­tielles à l’Europe. Il s’agit d’une entre­prise, dou­lou­reuse, et déli­rante de haine de soi dont ce texte de l’écrivain Suzanne Son­tag donne une idée assez exacte : « La véri­té est que Mozart, Pas­cal, l’algèbre de Boole, Sha­kes­peare, le régime par­le­men­taire, les églises baroques, New­ton, l’émancipation des femmes, Kant, Marx, les bal­lets de Balan­chine etc, ne rachètent pas ce que cette civi­li­sa­tion par­ti­cu­lière a déver­sé sur le monde. La race blanche est le can­cer de l’humanité. C’est la race blanche, et elle seule ‑ses idées, et ses inven­tions – qui éra­diquent les civi­li­sa­tions auto­nomes par­tout où elle s’étend, qui a bou­le­ver­sé l’équilibre éco­lo­gique de la pla­nète, et qui menace main­te­nant l’existence de la vie elle-même » (sic).
L’auteur de cette bouf­fée déli­rante jette le bébé avec l’eau du bain, les erre­ments à l’écart de l’idéal avec l’idéal lui-même. Camus l’avait dit : « [L]e drame de l’Europe actuelle, c’est qu’elle n’aime plus la vie » Elle n’aime pas la vie parce qu’elle en a exclu l’Esprit, la rédui­sant à un pur jeu d’atomes, ini­tié par le… hasard ! Le drame de l’Europe, c’est l’embourbement dans le maté­ria­lisme, le refus de tout ce qui l’a fon­dé : la recherche de la trans­cen­dance, la foi dans le pou­voir de l’esprit de libé­rer l’homme de l’animalité, de l’inviter à la com­mu­nion en cette lumière qu’évoquent Pla­ton, St-Augus­tin, et même Nietzsche encore, et qui s’appelle le Bien, l’Amour pour les chré­tiens. Dès lors la notion de « per­sonne humaine » dis­pa­raît pour lais­ser place à l’individu moderne qu’un Gilles Deleuze décrit comme une « machine dési­rante ». Et les machines dési­rantes « ça fonc­tionne par­tout, tan­tôt sans arrêt, tan­tôt dis­con­ti­nu. Ca res­pire, ça chauffe, ça mange, ça b[…] ! […] Par­tout ce sont des machines, pas du tout méta­pho­ri­que­ment : des machines de machines, avec leur cou­plages, leurs connexions. […] Le sein est une machine qui pro­duit du lait et la bouche une machine cou­plée sur celle-là. », etc.
C’est cette Europe là qui est une catas­trophe, dans l’exacte mesure où sa mala­die, qui est le nihi­lisme, est l’exact contraire de la san­té per­due. J‑F Mat­téi en donne une des­crip­tion fort exacte et lucide. Il évoque la dés­in­té­gra­tion de la langue, celle de l’art, dans la mesure où ce qui se pré­sente sous la déno­mi­na­tion d’art moderne en mérite encore le nom. Il donne de remar­quables exemples de cette déchéance vou­lue : « Car c’est bien de néant qu’il s’agit dans une culture frap­pée de nihi­lisme. On régresse abs­trai­te­ment de la pein­ture à la toile, de la toile à l’objet, de l’objet au cadre et du cadre à l’artiste afin que la pla­néi­té du tableau mette un terme à la hau­teur de l’œuvre. Lorsque l’artiste en arrive à exhi­ber le rien, ou à s’exhiber lui-même, ce qui est sou­vent lié, il peut pro­cla­mer, avec la vacui­té de l’art, la mort de l’œuvre. C’est l’existence propre de l’objet artis­tique, pri­vé de beau­té et de signi­fi­ca­tion, qui est mena­cée dans son inté­gri­té onto­lo­gique quand on la réduit à une confu­sion d’éléments esthé­ti­sables selon le décret de l’artiste. La mort de l’œuvre est alors pro­gram­mée à tra­vers ce que Lévi-Strauss appelle « les pro­duc­tions les plus sor­dides de la culture ». J’en cite­rai quelques exemples dans le désordre de leur insi­gni­fiance : les pou­belles de Spoer­ri, les boîtes de tam­pon à récu­rer de Warhol, les images d’abattoirs d’Éli Lotar, les nus enca­drés d’étrons humains de Gil­bert et George, les ima­ge­ries fécales de Nori­to­shi Hira­ka­wa, les gorets en putré­fac­tion de Chris­tian Lem­mez, et pour reprendre une illus­tra­tion emblé­ma­tique, la Mer­da d’artista de Pie­ro Man­zo­ni dans ses 90 boîtes ven­dues au prix de l’or. On fouille et l’on touille l’inhumain dans l’homme, non pas pour trans­cen­der l’humanité vers la créa­tion, mais pour explo­rer ce qu’il y a, dans l’immanence du geste quel­conque, de pauvre, de repous­sant ou d’insignifiant. La rup­ture avec la trans­cen­dance consom­mée, nul n’attend plus rien des splen­deurs der­rière les tom­beaux car les tom­beaux sont vides et ne laissent aucun espoir de résur­rec­tion. L’art lui-même est vide ».

Un com­bat pour la vie

Cette mala­die de l’Europe, qui est une mala­die du monde tout entier, vue son impré­gna­tion des « valeurs » euro­péennes, il est urgent pour la sau­ver de recou­rir aux thé­ra­peu­tiques les mieux adap­tées. Le grand corps malade a encore des res­sources vitales. C’est à for­mu­ler le meilleur diag­nos­tic que le phi­lo­sophe Mat­téi, pro­fes­seur des uni­ver­si­tés, membre de l’Institut, l’une des têtes pen­santes majeures aujourd’hui en France, s’est atta­ché. Il se situe dans la mou­vance de cette nou­velle évan­gé­li­sa­tion que pro­mut naguère Jean-Paul II, et que pour­suit l’Eglise catho­lique (elle n’est pas la seule). C’est par la tête que le pois­son pour­rit dit le pro­verbe. C’est à lui remettre les idées en ordre, en lui réap­pre­nant le meilleur de sa tra­di­tion que l’on arra­che­ra l’Europe à sa névrose actuelle.
L’inauguration, (la res­tau­ra­tion pour être plus exact) il y a quelques mois à Paris, par le pape Benoît XVI, du  col­lège des Ber­nar­dins, s’inscrit dans ce com­bat pour la Vie