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Fran­co Roda­no, arché­type du catho­lique com­mu­niste

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca n. 62, hiver 1998–99]

Un livre d’Augusto Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, per­met de repen­ser le lien entre idées de fond et for­mules poli­tiques dans l’histoire de l’Europe du XXe siècle, spé­cia­le­ment en ce qui concerne ‑l’Italie ((  A. Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, Rus­co­ni, Milan, ‑1981.)) .

1. Trop sou­vent l’effondrement du com­mu­nisme sovié­tique et le rapide déclin de la fas­ci­na­tion du mar­xisme théo­rique ont été admis comme un état de fait, comme s’ils ne méri­taient pas une inter­ro­ga­tion plus pro­fonde, cher­chant à éclair­cir les moti­va­tions véri­tables d’une adhé­sion qui, dans les milieux intel­lec­tuels en par­ti­cu­lier, s’était mani­fes­tée avec une fougue et une expan­si­vi­té extra­or­di­naires. La mise entre paren­thèses de cin­quante ans de mar­xisme théo­rique et de com­mu­nisme mili­tant a été faci­li­tée en Ita­lie par le pro­fond oppor­tu­nisme qui règne par­mi les intel­lec­tuels plus encore que dans les milieux popu­laires. En un ins­tant, dans ces milieux intel­lec­tuels, l’adhésion au mar­xisme s’est habi­le­ment trans­for­mée en un vague pro­gres­sisme : il n’y a pas que dans la comé­die de Poli­chi­nelle que « celui qui a don­né a don­né, celui qui a eu a eu, débar­ras­sons-nous du pas­sé ». Au moins en ce qui concerne les milieux uni­ver­si­taires, per­sonne ne songe à s’en prendre aux camps retran­chés de la célé­bri­té, pour délo­ger les pro­gres­sistes de l’après-communisme de leurs rentes de situa­tion et des postes de pou­voir qu’ils ont défi­ni­ti­ve­ment ‑conquis.
Pour ce qui touche aux milieux catho­liques, les anciens enthou­siastes du dia­logue à tout prix et d’une col­la­bo­ra­tion les yeux fer­més paraissent aujourd’hui n’avoir consti­tué qu’une infime dévia­tion, une minus­cule erreur de par­cours qui n’infirmerait pas la marche triom­phale de la catho­li­ci­té, de la dimen­sion anti­mo­derne au dia­logue tou­jours plus étroit avec l’esprit de la ‑moder­ni­té.
Ce que l’on ne réus­sit pas à aper­ce­voir, ce qu’on ne veut pas com­prendre, c’est que les erreurs d’un pas­sé proche consti­tuent les pré­misses de la fra­gi­li­té d’aujourd’hui, cultu­relle et en consé­quence, poli­tique, en pré­sence de la mon­tée du per­mis­si­visme, qui est bien la carac­té­ris­tique saillante des mœurs de la socié­té au sein de laquelle nous vivons : opu­lente, tech­no­cra­tique et enva­hie par un liber­ti­nage de masse, une socié­té qui repré­sente la forme, jusqu’ici inédite, d’un tota­li­ta­risme éva­nes­cent mais enva­his­sant, auquel nous ris­quons tous dans une mesure ou une autre de ‑suc­com­ber ((  A. Del Noce, Fas­cis­mo e anti­fas­cis­mo — Erro­ri del­la cultu­ra, sous la dir. de B. Casa­dei, S. Ver­tone, Leo­nar­do, Milan, 1995, chap. ‑8.)) .

2. On a dit, non sans quelque malice, que Del Noce, avec Il cat­to­li­co comu­nis­ta, avait éri­gé un véri­table monu­ment à Fran­co Roda­no, en lui don­nant une impor­tance et une sta­ture que bien peu auraient été dis­po­sés à lui accor­der de son vivant. Mais il faut bien com­prendre la ten­ta­tive de Del Noce : dans son livre, Roda­no devient l’archétype du catho­lique com­mu­niste. Ce n’est plus un homme en chair et en os, insé­ré dans une série de rela­tions humaines plus ou moins signi­fi­ca­tives, plus ou moins enga­gées. Pour Del Noce, ce qui importe n’est pas qui pro­nonce cer­taines affir­ma­tions, mais quelles sont les affir­ma­tions pro­non­cées et com­ment elles sont avan­cées : la psy­cho­lo­gie est mise de côté, ce qui compte étant la rigueur des idées qui suivent, petit à petit, une cer­taine cadence et conduisent iné­luc­ta­ble­ment vers cer­tains résul­tats, éven­tuel­le­ment non dési­rés ni même pré­vus. C’est ain­si que Roda­no, d’éminence grise et conseiller de Togliat­ti puis de Ber­lin­guer, devient le stra­tège lucide et très cohé­rent de la ren­contre entre la tra­di­tion catho­lique et le com­mu­nisme, en pas­sant par une qua­ran­taine d’années de liens tis­sés sur le plan poli­ti­co-diplo­ma­tique, et de remo­de­lages théo­riques. (En cohé­rence avec son génie, Del Noce éclaire de manière déci­sive ce deuxième aspect de l’engagement de ‑Roda­no.)
Pour quelle rai­son, aux yeux de Del Noce, la posi­tion de Roda­no a‑t-elle ain­si une impor­tance si grande, au point de par­ler, au sens propre et véri­table, de « révo­lu­tion roda­niste », révo­lu­tion dont Del Noce illustre par moments lui-même le pou­voir de fas­ci­na­tion intense ? A y regar­der plus en pro­fon­deur, Roda­no consti­tue un exem­plaire concen­tré de la syn­thèse entre catho­li­cisme et com­mu­nisme, signi­fi­ca­tive aus­si bien par son exem­pla­ri­té que par l’originalité aiguë de sa posi­tion ; rele­vant de la « cohé­rence froide » du mar­xisme — pour par­ler comme Bloch —, éloi­gnée de tout popu­lisme géné­reux et irré­flé­chi. Roda­no a posé avec une grande rigueur les pré­misses de la ren­contre sur le plan poli­tique entre catho­liques et com­mu­nistes, en favo­ri­sant deux pro­ces­sus paral­lèles de libé­ra­tion : celui de la pen­sée mar­xiste révo­lu­tion­naire, déga­gée des élé­ments gnos­tiques, et celui, paral­lèle, d’un catho­li­cisme libé­ré de l’horizon pré­ter­na­tu­rel. En favo­ri­sant cette double libé­ra­tion, l’ambition de Roda­no s’élargira à la fon­da­tion d’une laï­ci­té véri­table, et donc à atteindre le visage le plus authen­tique de la ‑démo­cra­tie ((  A. Del Noce, I cat­to­li­ci e il pro­gres­sis­mo, Leo­nar­do, Milan ‑1994.)) .
Décrit aus­si rapi­de­ment, ce rêve d’un intel­lec­tuel qui pré­tend non seule­ment orien­ter l’histoire, mais aus­si en dic­ter les condi­tions et en com­prendre d’avance les pas­sages les plus signi­fi­ca­tifs peut faire figure d’accès de délire démiur­gique… Cela n’empêche pas Del Noce de démon­trer la valeur poli­tique extra­or­di­naire du pro­jet de Roda­no, même s’il a échoué dans sa conclu­sion et s’est trou­vé aux prises avec une sin­gu­lière « hété­ro­ge­nèse des fins ». Ce pro­jet dépasse la fusion concep­tuelle ((  Endia­di, dans l’original ita­lien. La figure rhé­to­rique de l’hendiadyn consiste à signi­fier un concept au moyen de deux nor­ma­le­ment dis­tincts. [-NDLR])) , encore gros­sière, qui carac­té­rise la figure des com­pa­gnons de route : catho­liques et com­mu­nistes, en ris­quant de réunir les élé­ments les plus mar­gi­naux des deux milieux. Au-delà des sim­pli­fi­ca­tions de pro­pa­gande fon­dées sur le néo­lo­gisme « catho-com­mu­nistes » (ce monstre à deux têtes illus­tré par des jour­na­listes comme I. Mon­ta­nel­li, E. Bet­ti­za ((  Il s’agit de fai­seurs d’opinion ita­liens com­pa­rables à ce que sont en France un Jean Daniel ou un Jacques Jul­liard. [-NDLR])) , une appel­la­tion des­ti­née aux adver­saires), la rigou­reuse cohorte des catho­liques com­mu­nistes ita­liens — qui a che­mi­né der­rière Roda­no depuis la fin des années qua­rante — se pose en avant-garde consciente, toute ten­due, avec Gram­sci et après lui, vers la réa­li­sa­tion d’une révo­lu­tion dans les « sec­teurs les plus avan­cés » de l’Occident, « révé­lant » ((  Dans l’original ita­lien, « inve­ran­do », de inve­rare, inve­ra­men­to, concept intra­dui­sible en fran­çais, sor­ti du jar­gon du mar­xisme cri­tique, avec le sens de puri­fier, rec­ti­fier, dépas­ser dans une syn­thèse plus haute, etc. Augus­to Del Noce, qui se réfère assez sou­vent à ce terme, le défi­nit ain­si : « énu­cléa­tion de la véri­té interne déga­gée des super­struc­tures » (Il cat­to­li­co comu­nis­ta, op. cit., p. 248). [-NDLR])) , par une révi­sion déchi­rante, la tra­di­tion catho­lique elle-même, y com­pris au prix de la dis­so­lu­tion de l’équipe ecclé­siale. L’échec final du pro­jet des catho­liques com­mu­nistes incar­né par Roda­no indique, par voie néga­tive et à tra­vers l’approfondissement d’une longue erreur, la ligne juste à par­cou­rir. Le pré­sup­po­sé qui motive la tra­gique céci­té des catho­liques com­mu­nistes est que le sujet de l’histoire de notre époque est la révo­lu­tion, en même temps que sa catas­trophe et son sui­cide, comme Del Noce lui-même l’a mon­tré dans l’un de ses écrits essen­tiels, et à peu près contem­po­rain. Il cat­to­li­co comu­nis­ta n’est pas, comme il le paraît, un écrit polé­mique : à mes yeux, il est l’une des œuvres les plus denses du pen­seur de Savi­glia­no, par­mi tant d’autres au pre­mier abord chao­tiques, et qui sont en réa­li­té si denses de sti­mu­lantes ‑médi­ta­tions ((  L’œuvre essen­tielle à laquelle je fais réfé­rence est : A. Del Noce, Il sui­ci­dio del­la rivo­lu­zione, Rus­co­ni, Milan, 1978. Voir aus­si A. Del Noce, T. Mol­nar, J.-M. Dome­nach, Il vico­lo cie­co del­la sinis­tra [L’impasse de la gauche], Rus­co­ni, Milan, ‑1970.)) .

3. Le point de départ de l’affaire, sou­vent tor­tueuse, tour­men­tée éga­le­ment, qu’illustre Del Noce d’une manière aus­si magis­trale, est consti­tué par l’amitié entre don Giu­seppe De Luca (un prêtre très éru­dit de l’Italie du sud, qui a étu­dié le sen­ti­ment reli­gieux dans la veine qu’avait sug­gé­rée Hen­ri Bre­mond), et le groupe entou­rant Roda­no, consti­tué d’élèves du lycée Vis­con­ti, de Rome, et d’autres du lycée D’Azeglio, menés par Felice Bal­bo. Au pas­sage, Del Noce — en petit comi­té — a sou­vent mis l’accent sur la nature par­ti­cu­lière de la foi de De Luca, tarau­dée par le doute et en proie à des crises répé­tées. De Luca, qui col­la­bo­rait à la revue Il Fron­tes­pi­zio, avait ten­té, signi­fi­ca­ti­ve­ment, de jeter un pont avec le fas­cisme par l’intermédiaire d’un digni­taire clair­voyant, Giu­seppe Bot­tai. Au cours du second après-guerre, il s’efforcera de faire de même en direc­tion de la gauche poli­tique, par l’intermédiaire cette fois de Togliat­ti, le lea­der indis­cu­té du Par­ti com­mu­niste ‑ita­lien.
Depuis les études de R. Guar­nie­ri et de L. Man­go­ni ((  R. Guar­nie­ri, Don Giu­seppe De Luca. Tra cro­na­ca e sto­ria, San Pao­lo, Milan, 1991 ; L. Man­go­ni, In par­ti­bus infi­de­lium, Einau­di, Turin, ‑1989.)) , la figure de De Luca et son impor­tance dans le monde catho­lique ita­lien appa­raissent incon­tes­tables. Or, pour De Luca, les espé­rances pla­cées dans le groupe des jeunes catho­liques com­mu­nistes étaient extra­or­di­naires, la dif­fé­rence entre ce groupe et un vague pro­gres­sisme étant de nature qua­li­ta­tive. A la racine d’un tel juge­ment, il y a la convic­tion de l’invincibilité de l’erreur moder­niste et donc de l’inanité de toute ten­ta­tive pour endi­guer l’aval : mieux vau­drait au contraire remon­ter vers l’amont, pour y cap­ter les sources de la moder­ni­té et ten­ter d’en régu­ler le cours. Anti­mo­derne et anti­bour­geois in toto, De Luca était cepen­dant pes­si­miste sur la pos­si­bi­li­té d’une issue vic­to­rieuse de la révolte contre le monde moderne. Le seul espoir lui parais­sait rési­der dans la prise de direc­tion, aux sources, de cette révolte contre le monde moderne dont le mar­xisme lui sem­blait être l’incarnation ultime et déci­sive. Dans les pages d’Il Fron­tes­pi­zio, De Luca fai­sait la théo­rie d’une sorte de chan­ge­ment de direc­tion « à trois cent soixante degrés » per­met­tant de conduire « le chré­tien, consi­dé­ré comme anti­bour­geois » de Dono­so Cor­tés à Marx. De là une sym­pa­thie mar­quée pour le groupe roda­niste, vu comme le fer de lance d’une révo­lu­tion anti­bour­geoise fina­le­ment por­teuse ‑d’avenir.
Ces opi­nions d’un prêtre méri­dio­nal, tout atti­rantes qu’elles soient, pour­raient sem­bler en res­ter sur le ter­rain d’un pur archéo­lo­gisme his­to­rio­gra­phique. Mais Del Noce montre com­ment dans un tel uni­vers de pen­sée et d’intuitions s’explicite la phi­lo­so­phie sous-jacente pré­sente, même poten­tiel­le­ment, dans la pra­tique poli­tique de Togliat­ti. Del Noce ajoute que cette expli­ci­ta­tion de la dimen­sion pro­fonde du togliat­tisme per­met de pré­pa­rer la voie du com­pro­mis his­to­rique et de l’eurocommunisme qui auront leur for­mu­la­tion la plus cohé­rente avec Ber­lin­guer, le nou­veau lea­der des com­mu­nistes ita­liens, entre le milieu des années soixante et la fin des années soixante-dix.
La pré­oc­cu­pa­tion cen­trale de Roda­no aura été de refor­mu­ler la pen­sée de Marx — mais aus­si celle de Lénine et de Sta­line ! — pour la faire pas­ser du sta­tut d’idéologie à celui de leçon, autre­ment dit, en scin­dant l’action poli­tique quo­ti­dienne de l’idéologie, que Roda­no assi­mile à une croyance. De la sorte, le cre­do chré­tien, tout comme le cre­do mar­xiste, seraient mis hors cir­cuit, la poli­tique étant vue comme une œuvre com­mune, comme action pro­mue par une rai­son que valo­rise son carac­tère d’universalité. De là affleure le nou­veau para­digme du catho­lique com­mu­niste, cet homme capable de mettre hors d’intérêt les mythes et les croyances de toutes caté­go­ries, et par le fait même éla­bo­rant un catho­li­cisme et un com­mu­nisme adap­tés aux « sec­teurs les plus avan­cés » de la culture et de la socié­té ‑occi­den­tales.
Del Noce met à jour avec une extrême acui­té les carac­tères spé­ci­fiques et ori­gi­naux du para­digme catho­lique com­mu­niste incar­né par Roda­no : à dis­tance sidé­rale de tout popu­lisme ingé­nu ou de tout anar­chisme chré­tien, sans lien avec l’impatience révo­lu­tion­naire qui ignore — par sou­ci moral ou pour toute autre rai­son — l’analyse et la com­pré­hen­sion scien­ti­fique des chan­ge­ments his­to­riques et sociaux. Il faut ajou­ter qu’il ne s’agit pas seule­ment de vaine gloire : le patient tra­vail quo­ti­dien d’analyse per­met au groupe roda­niste de retrou­ver dans le Par­ti com­mu­niste ita­lien des points d’application signi­fi­ca­tifs à par­tir des­quels faire pres­sion et agir avec une concen­tra­tion effi­cace. En Ita­lie, entre les cinq der­nières années soixante-dix et les cinq pre­mières années quatre-vingt, le groupe Roda­no s’est employé à sou­te­nir, sans alter­na­tive, le pro­jet poli­tique de Ber­lin­guer, avant même que le cours nou­veau du socia­lisme et le réveil de beau­coup de catho­liques ne viennent battre en brèche ce cou­rant, et avant que l’écroulement du com­mu­nisme réel et la marée noire de la cor­rup­tion ne brouillent radi­ca­le­ment les cartes, en Ita­lie comme dans le reste de ‑l’Europe.
Tou­te­fois, ce qui compte le plus, c’est l’ambition théo­rique qui gou­verne la « révo­lu­tion roda­niste » et que Del Noce met en évi­dence avec péné­tra­tion. Cette ambi­tion condui­ra Roda­no à se prendre pour le média­teur néces­saire des trois puri­fi­ca­tions récla­mées par la socié­té euro­péenne : celle du catho­li­cisme, celle de la pen­sée révo­lu­tion­naire, et enfin celle de la démo­cra­tie elle-même ((  Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, op. cit., p. ‑8.)) .
Del Noce rap­pelle la grande ombre de Prou­dhon au som­met de sa lutte avec Marx et fait sien le juge­ment qu’il por­tait sur l’existence d’une matrice théo­lo­gique néces­sai­re­ment connexe de toute pers­pec­tive poli­tique. Ce cadre d’interprétation élar­git notre com­pré­hen­sion par une série ver­ti­gi­neuse d’analogies : ain­si peut-on voir dans le pro­jet de Roda­no un recours au péla­gia­nisme, autre­ment dit à la reven­di­ca­tion d’une nature pure et auto­suf­fi­sante au regard de l’économie du salut ; ou avec une approche plus fouillée, le roda­nisme peut être consi­dé­ré comme un péla­gia­nisme ana­lo­gique, un péla­gia­nisme sécu­la­ri­sé, voire ‑sépa­ra­tiste…
En défi­ni­tive, non­obs­tant l’étalage d’une super-ortho­doxie pré­ten­dant juger les ensei­gne­ments des pon­tifes eux-mêmes, Roda­no ne fera que remettre en selle des pers­pec­tives théo­lo­giques insuf­fi­santes, et pour le dire plus clai­re­ment, liées à un vieux fond, tou­jours prêt à res­sur­gir, d’hérésie ‑chré­tienne ((  Cf. ses juge­ments très durs, en dépit d’une for­mu­la­tion modé­rée, en par­ti­cu­lier sur l’enseignement de Jean-Paul II, ibid., pp. 391–394.)) .

4. Fran­co Roda­no sort de la recons­ti­tu­tion de Del Noce comme l’architecte véri­table du com­pro­mis his­to­rique : non pas, donc, comme celui qui pro­pose des conseils à un Prince col­lec­tif qui ne les écoute pas, mais bien comme le stra­tège qui for­mule et refor­mule une vision tou­jours plus cohé­rente, et dont les thèses ne varient pas, si ce n’est dans les moda­li­tés d’expression (par ana­lo­gie avec la matière trai­tée, Del Noce affirme lui aus­si n’avoir pas chan­gé d’interprétation tout au long des années soixante-dix et quatre-vingt).
Située à la confluence des deux tra­di­tions catho­lique et com­mu­niste, la pers­pec­tive roda­niste mani­feste une abso­lue pré­ten­tion de nou­veau­té : elle n’est plus dans la lignée des catho­liques « déso­béis­sants » qui fut celle des jan­sé­nistes et des moder­nistes (comme l’a retra­cée en Ita­lie, dans une cer­taine veine apo­lo­gé­tique, Loren­zo Bedes­chi), mais l’exigence d’un com­mu­nisme réel­le­ment scien­ti­fique, épu­ré du roman­tisme révo­lu­tion­naire et du néga­ti­visme anar­chiste. En paral­lèle, on y trouve l’exigence d’une réforme théo­lo­gique, liée à la renais­sance catho­lique que Roda­no voyait se pro­fi­ler, comme un nou­veau départ col­lec­tif une fois l’Eglise libé­rée du poids de la richesse et du pou­voir. A l’occasion du concile Vati­can II, Roda­no ver­ra se réa­li­ser cer­tains des aspects de la réforme théo­lo­gique qu’il atten­dait, et s’en réjoui­ra, en pri­vi­lé­giant tou­te­fois constam­ment la cohé­sion ins­ti­tu­tion­nelle par rap­port au levain ‑évan­gé­lique.
Dans les colonnes de « ses » revues (Il dibat­ti­to poli­ti­co, et La rivis­ta tri­mes­trale), Roda­no témoigne à chaque ligne d’une inoxy­dable fidé­li­té non seule­ment à Marx et à Gram­sci, mais encore à Togliat­ti, à Lénine et même à Sta­line, y com­pris après le XXe Congrès qui a mani­fes­té au monde les excès et les erreurs de ce der­nier (la dénon­cia­tion de la réa­li­té des crimes per­son­nels de Sta­line cou­rait déjà de bouche à oreille, mais les intel­lec­tuels ne vou­laient pas accep­ter ce qui rele­vait déjà de l’évidence !). Même en ce qui concerne le com­mu­nisme, une volon­té aus­si achar­née de super-ortho­doxie rece­lait, en pro­fon­deur, une ambi­tion démiur­gique : les visées des per­son­nages qui viennent d’être rap­pe­lés ne pou­vant être recom­po­sées et mises à jour que grâce à la média­tion de Roda­no, au gré de sa rééva­lua­tion per­son­nelle. Il en est ain­si pour Sta­line, pour qui on pri­vi­lé­gie l’interprétation « réa­liste » en sou­li­gnant le mérite qu’il avait eu dans la dis­so­cia­tion défi­ni­tive du com­mu­nisme et de l’anarchisme, ou mieux, de l’inclination des­truc­trice qui serait propre à ce der­nier, conci­liant la pen­sée révo­lu­tion­naire avec les exi­gences du deve­nir his­to­rique et l’intime ratio­na­li­té de la praxis poli­tique. Mais sur ce ver­sant du mar­xisme théo­rique, Roda­no est iso­lé, les exi­gences qu’il exprime étant radi­ca­le­ment à contre-cou­rant, à preuve les cri­tiques très dures qu’il avait adres­sées à Lukács, Althus­ser et sur­tout à ‑Bloch.
Côté catho­lique, Roda­no ne se réfère pra­ti­que­ment qu’à Stur­zo et à De Gas­pe­ri, en met­tant en valeur l’aconfessionnalisme de leurs par­tis qui a per­mis d’atteindre un sens plus pous­sé de la laï­ci­té, Stur­zo ouvrant ain­si la voie à Togliat­ti… Tout cela, évi­dem­ment, a un cer­tain sens si l’on admet l’inaccomplissement du pro­jet de don Stur­zo, et aus­si l’objectif de Togliat­ti, et si on consi­dère le rôle média­teur déci­sif que Roda­no attri­bue à sa propre stra­té­gie, fon­dée sur le carac­tère cen­tral de l’action poli­tique, ce qui donne rai­son à Machia­vel et tort aux « pro­phètes désar­més » du type de Savo­na­role (d’où l’éloignement, qui est deve­nu consciente oppo­si­tion, entre Roda­no et La Pira ren­voyé à sa source ‑savo­na­ro­lienne).
Dans la recons­truc­tion des affi­ni­tés et des aver­sions, Roda­no est celui qui réaf­firme l’autonomie de la poli­tique que Machia­vel a le pre­mier posée, comme le sug­gèrent à Roda­no lui-même les inter­pré­ta­tions de Croce et de ‑Gram­sci.
Et cepen­dant l’ambition théo­rique de Roda­no atteint son point culmi­nant quand il en vient à exa­mi­ner le thème du Risor­gi­men­to ita­lien, à ses yeux une renais­sance incom­plète que seule la conci­lia­tion effec­tive entre com­mu­nistes et catho­liques pour­rait ame­ner à un achè­ve­ment défi­ni­tif. Dans la même ligne que la mise en paral­lèle de Stur­zo et Togliat­ti, on pour­rait, semble-t-il, révi­ser ((  « Inve­rare ». Voir note 4 supra. [-NDLR]))  le Risor­gi­men­to lui-même, et ame­ner à son achè­ve­ment les espé­rances de Cavour le « modé­ré » (qui avait lan­cé la célèbre for­mule « l’Eglise libre dans l’Etat libre »), reje­tant le radi­ca­lisme roman­tique (qui était le ferment viru­lent de Gari­bal­di à Gobet­ti) res­pon­sable, par ses options extré­mistes, d’avoir éloi­gné les grandes masses de l’adhésion au ‑Risor­gi­men­to.
5. Cher­chons main­te­nant, en sui­vant la posi­tion de Del Noce, à redon­ner une cer­taine saveur théo­rique, mais aus­si exis­ten­tielle, à la très sin­gu­lière aven­ture des catho­liques com­mu­nistes ita­liens, ayant pré­sent à l’esprit l’actualité plus proche de nous et la dis­tance des années qui nous séparent de la publi­ca­tion de Il cat­to­li­co comu­nis­ta (1981). Certes, le cli­mat cultu­rel et poli­tique paraît entiè­re­ment trans­for­mé, le com­mu­nisme par­tout déclas­sé et reje­té, et son attrait presque entiè­re­ment dis­pa­ru. Pour­tant un juge­ment de ce genre, pour com­mun qu’il soit, me semble assez super­fi­ciel et ignore diverses ten­dances en sens contraire. Tout récem­ment en Rus­sie, en sep­tembre 1998, beau­coup d’anciens com­mu­nistes sont reve­nus au pou­voir, et c’est un phé­no­mène qui touche aus­si divers pays de la zone anté­rieu­re­ment sous hégé­mo­nie sovié­tique (Rou­ma­nie, etc.). Dans un mélange mar­xis­to-popu­liste confus, le mar­xisme donne l’impression d’offrir à nou­veau une arma­ture théo­rique pos­sible à la colère des pauvres tou­jours plus pauvres, des tiers et quart mondes au point qu’on a pu sou­li­gner avec à pro­pos qu’aujourd’hui « Marx vit à Cal­cut­ta ». Enfin, en Ita­lie même, qui consti­tue l’horizon cultu­rel pré­do­mi­nant de l’analyse de Del Noce, c’est une coa­li­tion pro­gres­siste qui est au pou­voir, dans laquelle les Démo­crates de gauche (Demo­cra­ti­ci del­la sinis­tra, héri­tiers du Par­ti com­mu­niste) tiennent un rôle cen­tral ((  Depuis la rédac­tion de cet article, l’ancien diri­geant com­mu­niste Mas­si­mo D’Alema est deve­nu, on le sait, pré­sident du Conseil. [-NDLR])) . Tout cela doit pous­ser à appro­fon­dir, à mieux éclair­cir, dans le sens même de l’élan don­né par Del ‑Noce.
Ce qui frappe, avant tout, c’est la capa­ci­té d’auto-illusion des Roda­no, Bal­bo et de leurs com­pa­gnons. On est impres­sion­né par leur fra­gi­li­té de sub­stance théo­rique. Bien que Del Noce ait constam­ment sou­li­gné leur cohé­rence, il reste stu­pé­fiant de voir à quel point ils se sont trom­pés, non seule­ment sur des ques­tions de détail, mais sur des points déci­sifs et essen­tiels, sous-éva­luant le ter­rain des prin­cipes, et la phi­lo­so­phie de type méta­phy­sique qui, seule à mon sens, per­met de cadrer prin­cipes et argu­ments sur ce sujet. La théo­lo­gie des catho­liques com­mu­nistes ita­liens — liée à une accen­tua­tion pri­vi­lé­giant l’économie et la socio­lo­gie — se dis­tingue par une suite de sauts irra­tion­nels ; quant à la sous-éva­lua­tion qu’ils font de la phi­lo­so­phie, elle me paraît être un pro­blème qui est loin d’être dépas­sé au sein de la culture des catho­liques, en Ita­lie comme dans le reste de ‑l’Europe.
L’insistance qua­si obses­sion­nelle sur l’exigence d’un chris­tia­nisme « qui parle à l’homme d’aujourd’hui » a conduit les catho­liques com­mu­nistes à ber­cer bien des illu­sions après les avoir accueillies. La volon­té de liqui­der toute trace de mani­chéisme et de rési­dus païens les a entraî­nés à iso­ler le catho­li­cisme d’éléments qui rele­vaient de sa tra­di­tion, et à l’exposer au risque mor­tel d’une inféo­da­tion aux formes les plus insi­dieuses de l’esprit moderne. C’est certes une chose qui peut encore arri­ver aujourd’hui, et même avec une plus grande viru­lence, et c’est même ce qui se passe déjà sous nos yeux avec le rôle gran­dis­sant des intel­lec­tuels à l’intérieur de l’Eglise, plus néo-gnos­tiques que témoins ‑cou­ra­geux.
Le cœur de l’affaire Roda­no nous amène tout près du triomphe de l’esprit bour­geois, aus­si n’est-ce pas sans rai­son qu’un ban­quier ultra-laïque comme Raf­faele Mat­tio­li, et la fille de Croce elle-même, Ele­na, ont constam­ment regar­dé son enga­ge­ment avec une bien­veillante ‑sym­pa­thie.
Quel fut le résul­tat des qua­rante années de cet enga­ge­ment, une fois blo­quée la voie révo­lu­tion­naire ? Une élite catho­lique s’est per­sua­dée que le véri­table enne­mi, l’unique enne­mi était l’intégralisme, enten­dant par cette expres­sion non pas tant la réduc­tion de la vali­di­té du catho­li­cisme à un cycle déter­mi­né de l’histoire, et à un ordre poli­tique, que le ver­ti­ca­lisme — le terme est de Roda­no — qui rat­tache l’homme créa­ture de Dieu à son Créa­teur. Que la prin­ci­pale tâche de com­battre l’intégrisme soit assu­mée par des catho­liques rom­pant la concorde interne de l’Eglise est un choix qui peut réjouir ceux qui rêvent d’une tech­no­cra­tie douce d’une socié­té opu­lente bien polie, répu­tée assu­rer une liber­té sans entraves et qui décrète, au contraire, en réa­li­té une forme indé­pas­sable de tota­li­ta­risme d’autant plus cui­ras­sé que son emprise est hyp­no­tique et ‑insen­sible ((  AA. VV., Ripen­sare la liber­tà per vin­cere il nichi­lis­mo, Anna­li (1996) du Cen­tro Stu­di A. Del Noce, Savi­glia­no, pp. 11–49.)) .
Il ne suf­fit pas de dire : « ortho­doxie, ortho­doxie… » : dans le défi que lance Roda­no aux catho­liques, la symé­trie ne règne pas. Ce sont les catho­liques qui doivent faire le pre­mier pas, dans l’incertitude de la réci­pro­ci­té. A l’alliance entre révo­lu­tion­naires et héré­tiques, on pro­pose de sub­sti­tuer l’action uni­fiée entre com­mu­nistes et catho­liques ortho­doxes, mais ce qui les unit pour­rait n’être qu’une pas­sion pour le pou­voir, obs­cure et gri­sante, un cer­tain mépris inqui­si­to­rial pour la créa­ture humaine — que les com­mu­nistes, par ailleurs, pour­raient avoir atteint en s’appuyant sur les aspects les plus néga­tifs de l’histoire et de l’organisation catho­liques… Suf­fit-il de se décla­rer ortho­doxe pour l’être en esprit et véri­té ? Del Noce nous donne une leçon que nous ne devons pas oublier : toute asser­tion doit être mesu­rée à son fond théo­lo­gique, et com­pa­rée avec les grands débats que la tra­di­tion théo­lo­gique nous offre. Après avoir ten­té d’interpréter le catho­li­cisme com­mu­niste de Roda­no comme une revi­vis­cence du péla­gia­nisme dans un contexte nou­veau, il pousse les com­pa­rai­sons et remonte à la théo­lo­gie moli­niste et au sépa­ra­tisme carac­té­ris­tique de Des­cartes (selon l’interprétation par­ti­cu­lière à laquelle Del Noce se ral­lie). Ce n’est pas le lieu ici de tirer au clair le sens de ces ana­lo­gies, mais elles sonnent comme une invi­ta­tion à appro­fon­dir, se sou­ve­nant de l’avertissement de Prou­dhon, pour qui der­rière toute poli­tique se cache tou­jours une hypo­thèse théo­lo­gique, bonne ou mau­vaise. Une invi­ta­tion à appro­fon­dir à laquelle les catho­liques d’aujourd’hui devraient faire bon accueil s’ils ne veulent pas périr dans cette silen­cieuse « auto-eutha­na­sie du catho­li­cisme » que Del Noce a dénon­cée avec tant de ‑force ((  Ce sont peut-être les pages les plus pro­fondes du volume qui sont consa­crées à la mise en rap­port du roda­nisme avec ses racines théo­lo­giques, ibid., pp. 391–409.)) .
Si le com­mu­nisme — au moins dans sa ver­sion inté­grale — n’est plus désor­mais qu’un amour per­du pour beau­coup de catho­liques, des méta­mor­phoses en sont tout à fait pos­sibles, éven­tuel­le­ment extra­or­di­naires : le syn­cré­tisme reli­gieux et l’éclectisme phi­lo­so­phique sont là pour dévoyer le fidèle le plus cré­dule, avant tout pré­oc­cu­pé par sa propre soli­tude et aveu­glé par une géné­ro­si­té mal ‑com­prise.
La concep­tion de l’activité humaine doit être repen­sée à la lumière du pri­mat de la contem­pla­tion. C’est dans ce cadre, auquel Del Noce nous ramène, qu’il faut sur­mon­ter les erreurs du sépa­ra­tisme, de l’extrinsécisme et du ‑prag­ma­tisme.
Pen­dant que catho­liques et com­mu­nistes, de leurs retran­che­ments res­pec­tifs, se fixaient comme s’ils étaient aveu­glés — que ce soit dans l’antagonisme ou la col­la­bo­ra­tion plus ou moins ins­tru­men­tale —, un tiers gênant leur est tom­bé des­sus : l’esprit tech­no­cra­tique, qui semble avoir déclas­sé les deux anciens pro­ta­go­nistes. Aujourd’hui un savoir indif­fé­rent aux valeurs traite désor­mais le com­mu­nisme et le catho­li­cisme comme deux croyances à peine tolé­rables, mais qu’il s’agit de conte­nir dans leurs effets éco­no­miques et poli­tiques. Et l’expérience de qua­rante années d’un com­mu­nisme qui a prê­ché la révo­lu­tion mais pra­ti­qué l’adaptation, n’a‑t-elle pas habi­tué beau­coup de gens à se rési­gner face à l’inéluctable pri­mat de l’économie tel qu’il s’instaure en effet ? Roda­no, pro­ba­ble­ment sans le vou­loir, a appor­té sa contri­bu­tion à tout cela, en s’efforçant de rendre inopé­rante la trans­cen­dance dans le catho­li­cisme, et l’utopie révo­lu­tion­naire dans le com­mu­nisme, à l’exception de sa forme saint-simo­nienne qui reste le cœur caché de l’esprit ‑tech­no­cra­tique.
L’épuisement de l’idéologie a conduit à la dis­pa­ri­tion de l’espoir en la révo­lu­tion, mais aus­si, dans cer­tains milieux catho­liques, à l’exténuation de la soif de trans­cen­dance, entraî­nant la résorp­tion finale de l’individualité humaine dans la col­lec­ti­vi­té de l’humanité géné­rique. De la réfu­ta­tion qui émerge en der­nière ana­lyse de la pen­sée stra­té­gique roda­niste, de la sur­pre­nante hété­ro­ge­nèse des fins qui se mani­feste au terme de son pro­ces­sus entier, nous sommes rame­nés au début d’un che­min nou­veau et pro­met­teur : au centre de tout, il y a le défi pour ou contre Dieu, qui est, simul­ta­né­ment, un défi pour ou contre ‑l’homme.
Après la culture de l’expropriation et de la red­di­tion incon­di­tion­nelle, retis­ser la trame d’une anthro­po­lo­gie qui évi­te­rait certes l’absorption de la reli­gion dans la poli­tique, mais sur­tout leur sépa­ra­tion cou­pant la poli­tique des lumières que la foi nous donne, et non pas suivre le che­min inverse qui, comme le montre l’échec final de Roda­no, se révèle obs­trué et défi­ni­ti­ve­ment impra­ti­cable. Enfin, comme ne se lasse pas de le répé­ter Jean-Paul II, mettre au centre l’homme et sa culture, éta­blie sur les valeurs les plus pro­fondes, et non pas l’économie comme on conti­nue à le faire en aggra­vant chaque jour un peu plus la crise de notre ‑socié­té.
Réunir et hié­rar­chi­ser, non pas sépa­rer : il y a là une ligne de cohé­rence qui explique le contexte actuel de nos socié­tés. Repen­ser la période de la fas­ci­na­tion com­mu­niste est essen­tiel, à mon avis, pour com­prendre à fond l’actualité, car ce n’est qu’en sai­sis­sant com­ment on a réduit la véri­té à l’idéologie que l’on pour­ra faire com­prendre le pas­sage sui­vant de l’idéologie à l’actuelle phase de dési­déo­lo­gi­sa­tion. Nous sommes à l’intérieur d’un unique mou­ve­ment qui reprend conti­nuel­le­ment son élan, et dont les pré­misses doivent être fouillées pour éclai­rer les ‑résul­tats.
En face d’un tel mou­ve­ment, à la fois unique et écla­té, les capa­ci­tés les plus éle­vées de résis­tance n’ont pas été mani­fes­tées par le catho­li­cisme moder­niste, mais plu­tôt par celui qui est à domi­nante tra­di­tion­nelle (témoin la capa­ci­té de résis­tance de l’Eglise catho­lique de ‑Pologne).
En conclu­sion, alors, revi­si­ter de manière cri­tique le para­digme du catho­lique com­mu­niste incar­né par Roda­no (et, à un moindre degré, par Bal­bo) n’est pas faire œuvre de curio­si­té éru­dite, mise en lumière d’un uni­vers idéo-poli­tique d’intérêt pure­ment archéo­lo­gique ; tout au contraire, « c’est une exem­pla­ri­té qui mérite réflexion parce que la rup­ture entre la culture et la poli­tique dans le monde catho­lique est visible à l’extrême, et coïn­cide avec sa propre crise. Mais que signi­fie cette rup­ture ? Non pas le silence com­plet, mais pire : elle signi­fie que, pla­cés devant les pro­blèmes de notre époque, les catho­liques acceptent for­mel­le­ment les modèles inter­pré­ta­tifs des autres cultures, sans aller aux fon­de­ments ‑ultimes » ((  Ibid., p. 418. Cf. C. Rui­ni, A. Del Noce, L. Negri, « L’evangelizzazione cris­tia­na oggi », Qua­der­ni per il Sino­do, Savi­glia­no, 1997, pp. 11–20.)) .