Revue de réflexion politique et religieuse.

Fran­co Roda­no, arché­type du catho­lique com­mu­niste

Article publié le 14 Juil 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Côté catho­lique, Roda­no ne se réfère pra­ti­que­ment qu’à Stur­zo et à De Gas­pe­ri, en met­tant en valeur l’aconfessionnalisme de leurs par­tis qui a per­mis d’atteindre un sens plus pous­sé de la laï­ci­té, Stur­zo ouvrant ain­si la voie à Togliat­ti… Tout cela, évi­dem­ment, a un cer­tain sens si l’on admet l’inaccomplissement du pro­jet de don Stur­zo, et aus­si l’objectif de Togliat­ti, et si on consi­dère le rôle média­teur déci­sif que Roda­no attri­bue à sa propre stra­té­gie, fon­dée sur le carac­tère cen­tral de l’action poli­tique, ce qui donne rai­son à Machia­vel et tort aux « pro­phètes désar­més » du type de Savo­na­role (d’où l’éloignement, qui est deve­nu consciente oppo­si­tion, entre Roda­no et La Pira ren­voyé à sa source ‑savo­na­ro­lienne).
Dans la recons­truc­tion des affi­ni­tés et des aver­sions, Roda­no est celui qui réaf­firme l’autonomie de la poli­tique que Machia­vel a le pre­mier posée, comme le sug­gèrent à Roda­no lui-même les inter­pré­ta­tions de Croce et de ‑Gram­sci.
Et cepen­dant l’ambition théo­rique de Roda­no atteint son point culmi­nant quand il en vient à exa­mi­ner le thème du Risor­gi­men­to ita­lien, à ses yeux une renais­sance incom­plète que seule la conci­lia­tion effec­tive entre com­mu­nistes et catho­liques pour­rait ame­ner à un achè­ve­ment défi­ni­tif. Dans la même ligne que la mise en paral­lèle de Stur­zo et Togliat­ti, on pour­rait, semble-t-il, révi­ser ((  « Inve­rare ». Voir note 4 supra. [-NDLR]))  le Risor­gi­men­to lui-même, et ame­ner à son achè­ve­ment les espé­rances de Cavour le « modé­ré » (qui avait lan­cé la célèbre for­mule « l’Eglise libre dans l’Etat libre »), reje­tant le radi­ca­lisme roman­tique (qui était le ferment viru­lent de Gari­bal­di à Gobet­ti) res­pon­sable, par ses options extré­mistes, d’avoir éloi­gné les grandes masses de l’adhésion au ‑Risor­gi­men­to.
5. Cher­chons main­te­nant, en sui­vant la posi­tion de Del Noce, à redon­ner une cer­taine saveur théo­rique, mais aus­si exis­ten­tielle, à la très sin­gu­lière aven­ture des catho­liques com­mu­nistes ita­liens, ayant pré­sent à l’esprit l’actualité plus proche de nous et la dis­tance des années qui nous séparent de la publi­ca­tion de Il cat­to­li­co comu­nis­ta (1981). Certes, le cli­mat cultu­rel et poli­tique paraît entiè­re­ment trans­for­mé, le com­mu­nisme par­tout déclas­sé et reje­té, et son attrait presque entiè­re­ment dis­pa­ru. Pour­tant un juge­ment de ce genre, pour com­mun qu’il soit, me semble assez super­fi­ciel et ignore diverses ten­dances en sens contraire. Tout récem­ment en Rus­sie, en sep­tembre 1998, beau­coup d’anciens com­mu­nistes sont reve­nus au pou­voir, et c’est un phé­no­mène qui touche aus­si divers pays de la zone anté­rieu­re­ment sous hégé­mo­nie sovié­tique (Rou­ma­nie, etc.). Dans un mélange mar­xis­to-popu­liste confus, le mar­xisme donne l’impression d’offrir à nou­veau une arma­ture théo­rique pos­sible à la colère des pauvres tou­jours plus pauvres, des tiers et quart mondes au point qu’on a pu sou­li­gner avec à pro­pos qu’aujourd’hui « Marx vit à Cal­cut­ta ». Enfin, en Ita­lie même, qui consti­tue l’horizon cultu­rel pré­do­mi­nant de l’analyse de Del Noce, c’est une coa­li­tion pro­gres­siste qui est au pou­voir, dans laquelle les Démo­crates de gauche (Demo­cra­ti­ci del­la sinis­tra, héri­tiers du Par­ti com­mu­niste) tiennent un rôle cen­tral ((  Depuis la rédac­tion de cet article, l’ancien diri­geant com­mu­niste Mas­si­mo D’Alema est deve­nu, on le sait, pré­sident du Conseil. [-NDLR])) . Tout cela doit pous­ser à appro­fon­dir, à mieux éclair­cir, dans le sens même de l’élan don­né par Del ‑Noce.
Ce qui frappe, avant tout, c’est la capa­ci­té d’auto-illusion des Roda­no, Bal­bo et de leurs com­pa­gnons. On est impres­sion­né par leur fra­gi­li­té de sub­stance théo­rique. Bien que Del Noce ait constam­ment sou­li­gné leur cohé­rence, il reste stu­pé­fiant de voir à quel point ils se sont trom­pés, non seule­ment sur des ques­tions de détail, mais sur des points déci­sifs et essen­tiels, sous-éva­luant le ter­rain des prin­cipes, et la phi­lo­so­phie de type méta­phy­sique qui, seule à mon sens, per­met de cadrer prin­cipes et argu­ments sur ce sujet. La théo­lo­gie des catho­liques com­mu­nistes ita­liens — liée à une accen­tua­tion pri­vi­lé­giant l’économie et la socio­lo­gie — se dis­tingue par une suite de sauts irra­tion­nels ; quant à la sous-éva­lua­tion qu’ils font de la phi­lo­so­phie, elle me paraît être un pro­blème qui est loin d’être dépas­sé au sein de la culture des catho­liques, en Ita­lie comme dans le reste de ‑l’Europe.
L’insistance qua­si obses­sion­nelle sur l’exigence d’un chris­tia­nisme « qui parle à l’homme d’aujourd’hui » a conduit les catho­liques com­mu­nistes à ber­cer bien des illu­sions après les avoir accueillies. La volon­té de liqui­der toute trace de mani­chéisme et de rési­dus païens les a entraî­nés à iso­ler le catho­li­cisme d’éléments qui rele­vaient de sa tra­di­tion, et à l’exposer au risque mor­tel d’une inféo­da­tion aux formes les plus insi­dieuses de l’esprit moderne. C’est certes une chose qui peut encore arri­ver aujourd’hui, et même avec une plus grande viru­lence, et c’est même ce qui se passe déjà sous nos yeux avec le rôle gran­dis­sant des intel­lec­tuels à l’intérieur de l’Eglise, plus néo-gnos­tiques que témoins ‑cou­ra­geux.
Le cœur de l’affaire Roda­no nous amène tout près du triomphe de l’esprit bour­geois, aus­si n’est-ce pas sans rai­son qu’un ban­quier ultra-laïque comme Raf­faele Mat­tio­li, et la fille de Croce elle-même, Ele­na, ont constam­ment regar­dé son enga­ge­ment avec une bien­veillante ‑sym­pa­thie.
Quel fut le résul­tat des qua­rante années de cet enga­ge­ment, une fois blo­quée la voie révo­lu­tion­naire ? Une élite catho­lique s’est per­sua­dée que le véri­table enne­mi, l’unique enne­mi était l’intégralisme, enten­dant par cette expres­sion non pas tant la réduc­tion de la vali­di­té du catho­li­cisme à un cycle déter­mi­né de l’histoire, et à un ordre poli­tique, que le ver­ti­ca­lisme — le terme est de Roda­no — qui rat­tache l’homme créa­ture de Dieu à son Créa­teur. Que la prin­ci­pale tâche de com­battre l’intégrisme soit assu­mée par des catho­liques rom­pant la concorde interne de l’Eglise est un choix qui peut réjouir ceux qui rêvent d’une tech­no­cra­tie douce d’une socié­té opu­lente bien polie, répu­tée assu­rer une liber­té sans entraves et qui décrète, au contraire, en réa­li­té une forme indé­pas­sable de tota­li­ta­risme d’autant plus cui­ras­sé que son emprise est hyp­no­tique et ‑insen­sible ((  AA. VV., Ripen­sare la liber­tà per vin­cere il nichi­lis­mo, Anna­li (1996) du Cen­tro Stu­di A. Del Noce, Savi­glia­no, pp. 11–49.)) .
Il ne suf­fit pas de dire : « ortho­doxie, ortho­doxie… » : dans le défi que lance Roda­no aux catho­liques, la symé­trie ne règne pas. Ce sont les catho­liques qui doivent faire le pre­mier pas, dans l’incertitude de la réci­pro­ci­té. A l’alliance entre révo­lu­tion­naires et héré­tiques, on pro­pose de sub­sti­tuer l’action uni­fiée entre com­mu­nistes et catho­liques ortho­doxes, mais ce qui les unit pour­rait n’être qu’une pas­sion pour le pou­voir, obs­cure et gri­sante, un cer­tain mépris inqui­si­to­rial pour la créa­ture humaine — que les com­mu­nistes, par ailleurs, pour­raient avoir atteint en s’appuyant sur les aspects les plus néga­tifs de l’histoire et de l’organisation catho­liques… Suf­fit-il de se décla­rer ortho­doxe pour l’être en esprit et véri­té ? Del Noce nous donne une leçon que nous ne devons pas oublier : toute asser­tion doit être mesu­rée à son fond théo­lo­gique, et com­pa­rée avec les grands débats que la tra­di­tion théo­lo­gique nous offre. Après avoir ten­té d’interpréter le catho­li­cisme com­mu­niste de Roda­no comme une revi­vis­cence du péla­gia­nisme dans un contexte nou­veau, il pousse les com­pa­rai­sons et remonte à la théo­lo­gie moli­niste et au sépa­ra­tisme carac­té­ris­tique de Des­cartes (selon l’interprétation par­ti­cu­lière à laquelle Del Noce se ral­lie). Ce n’est pas le lieu ici de tirer au clair le sens de ces ana­lo­gies, mais elles sonnent comme une invi­ta­tion à appro­fon­dir, se sou­ve­nant de l’avertissement de Prou­dhon, pour qui der­rière toute poli­tique se cache tou­jours une hypo­thèse théo­lo­gique, bonne ou mau­vaise. Une invi­ta­tion à appro­fon­dir à laquelle les catho­liques d’aujourd’hui devraient faire bon accueil s’ils ne veulent pas périr dans cette silen­cieuse « auto-eutha­na­sie du catho­li­cisme » que Del Noce a dénon­cée avec tant de ‑force ((  Ce sont peut-être les pages les plus pro­fondes du volume qui sont consa­crées à la mise en rap­port du roda­nisme avec ses racines théo­lo­giques, ibid., pp. 391–409.)) .
Si le com­mu­nisme — au moins dans sa ver­sion inté­grale — n’est plus désor­mais qu’un amour per­du pour beau­coup de catho­liques, des méta­mor­phoses en sont tout à fait pos­sibles, éven­tuel­le­ment extra­or­di­naires : le syn­cré­tisme reli­gieux et l’éclectisme phi­lo­so­phique sont là pour dévoyer le fidèle le plus cré­dule, avant tout pré­oc­cu­pé par sa propre soli­tude et aveu­glé par une géné­ro­si­té mal ‑com­prise.
La concep­tion de l’activité humaine doit être repen­sée à la lumière du pri­mat de la contem­pla­tion. C’est dans ce cadre, auquel Del Noce nous ramène, qu’il faut sur­mon­ter les erreurs du sépa­ra­tisme, de l’extrinsécisme et du ‑prag­ma­tisme.
Pen­dant que catho­liques et com­mu­nistes, de leurs retran­che­ments res­pec­tifs, se fixaient comme s’ils étaient aveu­glés — que ce soit dans l’antagonisme ou la col­la­bo­ra­tion plus ou moins ins­tru­men­tale —, un tiers gênant leur est tom­bé des­sus : l’esprit tech­no­cra­tique, qui semble avoir déclas­sé les deux anciens pro­ta­go­nistes. Aujourd’hui un savoir indif­fé­rent aux valeurs traite désor­mais le com­mu­nisme et le catho­li­cisme comme deux croyances à peine tolé­rables, mais qu’il s’agit de conte­nir dans leurs effets éco­no­miques et poli­tiques. Et l’expérience de qua­rante années d’un com­mu­nisme qui a prê­ché la révo­lu­tion mais pra­ti­qué l’adaptation, n’a‑t-elle pas habi­tué beau­coup de gens à se rési­gner face à l’inéluctable pri­mat de l’économie tel qu’il s’instaure en effet ? Roda­no, pro­ba­ble­ment sans le vou­loir, a appor­té sa contri­bu­tion à tout cela, en s’efforçant de rendre inopé­rante la trans­cen­dance dans le catho­li­cisme, et l’utopie révo­lu­tion­naire dans le com­mu­nisme, à l’exception de sa forme saint-simo­nienne qui reste le cœur caché de l’esprit ‑tech­no­cra­tique.
L’épuisement de l’idéologie a conduit à la dis­pa­ri­tion de l’espoir en la révo­lu­tion, mais aus­si, dans cer­tains milieux catho­liques, à l’exténuation de la soif de trans­cen­dance, entraî­nant la résorp­tion finale de l’individualité humaine dans la col­lec­ti­vi­té de l’humanité géné­rique. De la réfu­ta­tion qui émerge en der­nière ana­lyse de la pen­sée stra­té­gique roda­niste, de la sur­pre­nante hété­ro­ge­nèse des fins qui se mani­feste au terme de son pro­ces­sus entier, nous sommes rame­nés au début d’un che­min nou­veau et pro­met­teur : au centre de tout, il y a le défi pour ou contre Dieu, qui est, simul­ta­né­ment, un défi pour ou contre ‑l’homme.
Après la culture de l’expropriation et de la red­di­tion incon­di­tion­nelle, retis­ser la trame d’une anthro­po­lo­gie qui évi­te­rait certes l’absorption de la reli­gion dans la poli­tique, mais sur­tout leur sépa­ra­tion cou­pant la poli­tique des lumières que la foi nous donne, et non pas suivre le che­min inverse qui, comme le montre l’échec final de Roda­no, se révèle obs­trué et défi­ni­ti­ve­ment impra­ti­cable. Enfin, comme ne se lasse pas de le répé­ter Jean-Paul II, mettre au centre l’homme et sa culture, éta­blie sur les valeurs les plus pro­fondes, et non pas l’économie comme on conti­nue à le faire en aggra­vant chaque jour un peu plus la crise de notre ‑socié­té.
Réunir et hié­rar­chi­ser, non pas sépa­rer : il y a là une ligne de cohé­rence qui explique le contexte actuel de nos socié­tés. Repen­ser la période de la fas­ci­na­tion com­mu­niste est essen­tiel, à mon avis, pour com­prendre à fond l’actualité, car ce n’est qu’en sai­sis­sant com­ment on a réduit la véri­té à l’idéologie que l’on pour­ra faire com­prendre le pas­sage sui­vant de l’idéologie à l’actuelle phase de dési­déo­lo­gi­sa­tion. Nous sommes à l’intérieur d’un unique mou­ve­ment qui reprend conti­nuel­le­ment son élan, et dont les pré­misses doivent être fouillées pour éclai­rer les ‑résul­tats.
En face d’un tel mou­ve­ment, à la fois unique et écla­té, les capa­ci­tés les plus éle­vées de résis­tance n’ont pas été mani­fes­tées par le catho­li­cisme moder­niste, mais plu­tôt par celui qui est à domi­nante tra­di­tion­nelle (témoin la capa­ci­té de résis­tance de l’Eglise catho­lique de ‑Pologne).
En conclu­sion, alors, revi­si­ter de manière cri­tique le para­digme du catho­lique com­mu­niste incar­né par Roda­no (et, à un moindre degré, par Bal­bo) n’est pas faire œuvre de curio­si­té éru­dite, mise en lumière d’un uni­vers idéo-poli­tique d’intérêt pure­ment archéo­lo­gique ; tout au contraire, « c’est une exem­pla­ri­té qui mérite réflexion parce que la rup­ture entre la culture et la poli­tique dans le monde catho­lique est visible à l’extrême, et coïn­cide avec sa propre crise. Mais que signi­fie cette rup­ture ? Non pas le silence com­plet, mais pire : elle signi­fie que, pla­cés devant les pro­blèmes de notre époque, les catho­liques acceptent for­mel­le­ment les modèles inter­pré­ta­tifs des autres cultures, sans aller aux fon­de­ments ‑ultimes » ((  Ibid., p. 418. Cf. C. Rui­ni, A. Del Noce, L. Negri, « L’evangelizzazione cris­tia­na oggi », Qua­der­ni per il Sino­do, Savi­glia­no, 1997, pp. 11–20.)) .

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