Revue de réflexion politique et religieuse.

L’espace litur­gique retour­né

Article publié le 29 Juin 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[une ver­sion plus courte de cet entre­tien a été publié dans le numé­ro 104 – été 2009 – de la revue. Les pro­pos recueillis par le P. Jean-Paul Mai­son­neuve]

CATHOLICA – En matière reli­gieuse, on s’attend à ce que le géo­graphe observe la place des édi­fices du culte dans l’espace ter­ri­to­rial d’une ville ou d’un pays. Il est plus inat­ten­du de le voir s’intéresser à l’aménagement inté­rieur du lieu de culte, ce qui sur­pren­drait moins de la part d’un archi­tecte. Pou­vez-vous expli­quer votre choix et le jus­ti­fier du point de vue de la méthode propre à votre dis­ci­pline ?

Marc Leva­tois – La géo­gra­phie, pour ce qui est de la France, notam­ment, a trou­vé sa place à l’université à la fin du XIXe siècle, dans une ambiance ratio­na­liste et natu­ra­liste peu pro­pice à la prise en compte du fait reli­gieux. Il a fal­lu attendre le len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale pour voir publier un livre tout entier consa­cré à l’étude géo­gra­phique du fait reli­gieux, sous la plume de Pierre Def­fon­taines, et encore avec la reven­di­ca­tion de « réduire le point de vue reli­gieux à ses seuls élé­ments visibles et phy­sio­no­miques, lais­sant déli­bé­ré­ment de côté le domaine majeur de la vie inté­rieure » ((. P. Def­fon­taines, Géo­gra­phie et reli­gions, Gal­li­mard, 1948, p. 10.)) . C’est plus tard, dans un déve­lop­pe­ment de l’approche cultu­relle au sein de la géo­gra­phie humaine, pour lequel l’impulsion de Paul Cla­val a été déci­sive ((. Paul Cla­val, Reli­gion et idéo­lo­gie, Pers­pec­tives géo­gra­phiques, PUPS, 2008.)) , que le phé­no­mène reli­gieux a pu être étu­dié non seule­ment dans ses mani­fes­ta­tions pay­sa­gères mais encore par son rôle struc­tu­rant dans la per­cep­tion et l’organisation de l’espace. Dans ce cas, on parle plus volon­tiers de « géo­gra­phie reli­gieuse » que de « géo­gra­phie des reli­gions » ((. Jean-Ber­nard Racine, Oli­vier Wal­ther, « Géo­gra­phie et reli­gions : une approche ter­ri­to­riale du reli­gieux et du sacré », L’information géo­gra­phique, n° 3, 2003, p. 193–221. )) . L’inspiration est ici en grande par­tie venue, comme le montre la vision syn­thé­tique de Paul Cla­val elle-même, des Amé­ri­cains, notam­ment de Yi-Fu Tuan pour la com­pré­hen­sion sym­bo­lique du posi­tion­ne­ment cor­po­rel ((. Yi-Fu Tuan, Topo­phi­lia, A stu­dy of envi­ron­men­tal per­cep­tion, atti­tudes and values, New-York, Colum­bia Uni­ver­si­ty Press, 1990, 260 p. )) . Il faut aus­si faire réfé­rence à l’apport un peu plus ancien, dans l’anthropologie cultu­relle, d’Edward‑T. Hall, dont l’ouvrage le plus connu, La dimen­sion cachée, tra­duit en fran­çais dès le début des années soixante-dix ((. Edward‑T. Hall, La dimen­sion cachée, Seuil, 1971, 253 p. )) , expose l’influence de l’organisation spa­tiale de l’environnement humain sur les struc­tures de la com­mu­ni­ca­tion mais aus­si son rôle pos­sible dans un  condi­tion­ne­ment cultu­rel ou, plus géné­ra­le­ment, dans une édu­ca­tion. En France, cette der­nière inter­ac­tion avait été sou­li­gnée jusqu’à la cari­ca­ture, avec une assi­mi­la­tion contem­po­raine et facile entre édu­ca­tion et répres­sion, par le Michel Fou­cault de Sur­veiller et punir ((. Michel Fou­cault, Sur­veiller et punir, nais­sance de la pri­son, Gal­li­mard, 1975,  318 p.  )) . Il res­sort de ces quelques réfé­rences qu’il n’est pas insen­sé de cher­cher à com­prendre non seule­ment la signi­fi­ca­tion de l’organisation spa­tiale inté­rieure des églises mais encore le sens propre, éga­le­ment dans ses influences directes ou indi­rectes sur les men­ta­li­tés croyantes, du bou­le­ver­se­ment majeur et géné­ra­li­sé du retour­ne­ment des autels, vers le milieu des années soixante. Il est aus­si pos­sible d’avancer la légi­ti­mi­té de la géo­gra­phie à s’engager dans cette inter­pré­ta­tion.
Pri­vi­lé­gier l’espace inté­rieur des églises, c’est donc prendre le par­ti de s’attacher d’abord à la dimen­sion intime des repré­sen­ta­tions et du culte mais ce n’est pas un repli, un renon­ce­ment à consta­ter la sécu­la­ri­sa­tion géné­ra­li­sée de l’ancienne catho­li­ci­té, visible dans le refus, impo­sé ou vou­lu, de la visi­bi­li­té exté­rieure du lieu sacré chré­tien. La sécu­la­ri­sa­tion de l’environnement cultu­rel et social, en Occi­dent, peut aisé­ment être asso­ciée à un mou­ve­ment contem­po­rain de désa­cra­li­sa­tion – quelles qu’en soient les éva­lua­tions – comme le montre la grande syn­thèse d’Alphonse Dupront, appli­quée notam­ment au catho­li­cisme ((Alphonse Dupront,  Du sacré. Croi­sades et pèle­ri­nages. Images et lan­gages, Paris, Gal­li­mard, 1987, 541 p.  et Puis­sances et latences de la reli­gion catho­lique, Paris, Gal­li­mard, 1993, 116 p. )) . Il est éga­le­ment pos­sible d’évoquer un rap­port d’échelle entre la sécu­la­ri­sa­tion exté­rieure de l’espace, notam­ment dans les villes nou­velles, et le mou­ve­ment vers un espace litur­gique inté­rieur moins dif­fé­rent de l’espace humain envi­ron­nant, c’est à dire moins sacré, dans la mesure où le sacré est aus­si fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rence et  s’avère plus ou moins irré­duc­tible à  la ratio­na­li­sa­tion tech­ni­cienne, telle qu’elle a été décrite – et dénon­cée – par Jacques Ellul dans Les Nou­veaux pos­sé­dés ((Jacques  Ellul, Les nou­veaux pos­sé­dés, Paris, Mille et une nuits, 2003, 348 p. )) . Les deux pro­ces­sus, de sécu­la­ri­sa­tion et d’atténuation de la sacra­li­té visible inté­rieure et exté­rieure des églises, sont contem­po­rains ou presque, même si des excep­tions existent, notam­ment pour cer­taines créa­tions urbaines monu­men­tales, visibles non seule­ment à Brasí­lia mais encore à Yamous­sou­kro. Ne fau­drait-il pas cher­cher, en fait, au moins en Europe, plus dans l’attitude des auto­ri­tés épis­co­pales que des admi­nis­tra­tions civiles, l’élément le plus déter­mi­nant sur la pré­sence archi­tec­tu­rale visible de l’Eglise dans la ville ? Il est alors pos­sible d’opposer le défi du futur Jean-Paul II, arche­vêque de Cra­co­vie dans les années soixante, pour doter d’une église la ville nou­velle com­mu­niste de Nowa Huta, et les fortes réti­cences ini­tiales de Mgr Her­bu­lot d‘accepter le pro­jet de la cathé­drale d’Evry, pro­jet pour­tant sou­te­nu par les auto­ri­tés civiles ((Claire de Galem­bert, « Cathé­drale d’Etat ? Cathé­drale catho­lique ? Cathé­drale de la ville d’Evry ? Les équi­voques de la cathé­drale d’Evry », Archives de sciences sociales des reli­gions, n° 107, juil-sept 1999, p. 115)) . L’évolution des églises nou­vel­le­ment construite est paral­lèle aux muta­tions des anciennes. Si la cathé­drale d’Evry, inau­gu­rée par le Pape en 1997, marque le rela­tif déclin d’un enfouis­se­ment volon­taire pro­mu depuis le milieu du siècle, il faut aus­si conce­voir cet enfouis­se­ment dans une atmo­sphère intel­lec­tuelle de néga­tion du sacré. Le brû­lot du P. Antoine publié dans les célèbres Etudes en 1967, au len­de­main de Vati­can II, reven­di­quait à la fois l’abdication du carac­tère sacré des églises et leur rem­pla­ce­ment par des lieux neutres, indif­fé­ren­ciés et fes­tifs, au pre­mier rang des­quels il éri­geait en modèle le stade ou la salle de mee­ting ((Pierre Antoine, « L’église est-elle un lieu sacré ? », Etudes, vol. 326, mars 1967, p. 432–447)) .

Catho­li­ca — La place accor­dée aux sym­boles reli­gieux, et avant tout aux lieux de culte, dans la socié­té tra­di­tion­nelle et celle qui leur revient dans la socié­té actuelle sont en claire oppo­si­tion, soit que ces sym­boles et lieux dis­pa­raissent pure­ment et sim­ple­ment, soit qu’ils s’adaptent à l’enfouissement qui leur est réser­vé et qui est accep­té au nom de cer­taines théo­ries (ali­gne­ment des formes archi­tec­tu­rales sur le décor urbain) soit encore qu’ils se montrent, mais déna­tu­rés par la recherche d’une esthé­tique pleine d’ambiguïté, répon­dant aux requêtes d’un « sacré » tota­le­ment imma­nent. Quant à l’intérieur des églises, des plus véné­rables aux plus récentes, une rup­ture est inter­ve­nue mas­si­ve­ment depuis qua­rante ans, qui consti­tue l’objet prin­ci­pal de votre livre, don­née comme le signe immé­dia­te­ment visible d’un vaste chan­ge­ment de pers­pec­tive : le retour­ne­ment des autels, ou plus exac­te­ment leur dou­ble­ment (l’autel d’avant, celui d’après, dos à dos).
Pen­sez-vous que l’on puisse sug­gé­rer un paral­lé­lisme avec l’opposition pré­cé­dente, et jusqu’à quel point ? Et si cela est pos­sible, en quoi et de quelle manière l’immédiate visi­bi­li­té du « retour­ne­ment » et le carac­tère inso­lite du dédou­ble­ment peuvent-ils être per­çus par des obser­va­teurs pas néces­sai­re­ment au fait des réa­li­tés du culte chré­tien et de l’histoire catho­lique récente ?

Il y a bien un paral­lé­lisme cer­tain entre l’évolution de l’architecture exté­rieure des églises et celle de leur orga­ni­sa­tion spa­tiale inté­rieure. D’une façon géné­rale, le monu­ment sacré est habi­tuel­le­ment ce qui donne son iden­ti­té reli­gieuse à l’espace envi­ron­nant, lui-même pro­fane (car tout ne peut être sacré) mais tra­di­tion­nel­le­ment dans une situa­tion de dépen­dance à l’égard du sacré. Ces signes sont l’église, l’oratoire ou la croix des che­mins pour la ville ou la cam­pagne, aux­quels répondent le cru­ci­fix ou l’icône pour l’espace domes­tique. Avec leur dimen­sion dyna­mique, les pro­ces­sions ont aus­si cette voca­tion d’affirmation iden­ti­taire, par­ti­cu­liè­re­ment celle de la Fête-Dieu, ce que montrent a contra­rio d’une façon conver­gente, en France, l’hostilité des muni­ci­pa­li­tés anti­clé­ri­cales à l’encontre du « culte public », à la fin du XIXe siècle ((. Jac­que­line Lalouette, L’Etat et les cultes (1789–1905), La décou­verte, 2005, 124 p.)) , et l’abandon géné­ra­li­sé des pro­ces­sions, voire des son­ne­ries de cloches, par le cler­gé de la seconde moi­tié du XXe, quels que soient deve­nus les impé­ra­tifs de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile.

La force du rap­port entre le dehors et le dedans est évi­dente dans l’évolution de l’orientation des églises, même bien avant Vati­can II, dès l’époque clas­sique. En Europe, encore à la fin du Moyen-Age, l’orientation des églises était une orien­ta­tion réelle, astro­no­mique, l’autel et l’ensemble du vais­seau archi­tec­tu­ral étant tour­nés vers le levant, vers l’orient au sens strict. A la fin du XIIIe siècle, Guillaume Durand dut même tran­cher, dans le Ratio­nal des divins offices, sur une incer­ti­tude qui exis­tait entre le levant du sol­stice et celui de l’équinoxe. C’est l’orient équi­noxial qui fut choi­si. L’orientation astro­no­mique était alors un prin­cipe presque abso­lu qui s’étendait au monde pro­fane, même jusqu’aux repré­sen­ta­tions car­to­gra­phiques, envi­ron jusqu’au XIIIe siècle. Avant que l’usage de la bous­sole ou com­pas magné­tique n’impose la réfé­rence du nord, les cartes étaient orien­tées vers l’est. Le mou­ve­ment de trans­for­ma­tion inté­rieure des églises après le concile de Trente, avec une ouver­ture nou­velle du chœur, liée à la volon­té expli­cite d’une plus grande visi­bi­li­té des céré­mo­nies, mise en lumière par Ber­nard Ché­do­zeau ((. Ber­nard Che­do­zeau, Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médié­vale à l’église tri­den­tine (France XVIIe-XVIIIe siècles), Cerf, 1998.)) , est très exac­te­ment contem­po­rain d’un aban­don pra­tique de l’orientation astro­no­mique. Le vieux prin­cipe de l’abside au levant est tou­jours affir­mé mais il perd son carac­tère obli­ga­toire. Les églises nou­velles ou recons­truites sont, sur­tout en ville, alors ali­gnées sur les façades sur rue, selon le pro­jet urbain, comme le montre la situa­tion pari­sienne dès les pre­mières décen­nies du XVIIe siècle. L’orientation est comme inté­rio­ri­sée : l’orientation com­mune du célé­brant et de l’assemblée reste une évi­dence claire mais décon­nec­tée de sa concor­dance réelle avec l’orient des points car­di­naux. L’église est tou­jours tour­née inté­rieu­re­ment vers le maître-autel mais c’est désor­mais géné­ra­le­ment le retable monu­men­tal et non plus la ver­rière ouverte sur le soleil levant qui mani­feste cette orien­ta­tion. Doit-on tra­duire cette évo­lu­tion des âges clas­siques dans le sens d’une atté­nua­tion de la sacra­li­té des églises ? Le point est déli­cat. Une diver­gence de fait se mani­feste avec l’Orient byzan­tin, qui conserve l’orientation astro­no­mique et un iso­le­ment net du sanc­tuaire mar­qué par l’iconostase mais le maître-autel des âges clas­siques est aus­si un trône pour le Saint-Sacre­ment, avec l’installation visible de la réserve eucha­ris­tique en son centre, dans un taber­nacle deve­nu monu­men­tal. La sacra­li­té de l’espace litur­gique s’affirme alors plus net­te­ment eucha­ris­tique, ce qui peut légi­ti­mer ici l’usage de l’expression Contre-Réforme, face aux concep­tions des Réfor­més sur la pré­sence réelle.
Pour la seconde moi­tié du XXe siècle, l’idée d’une atté­nua­tion volon­taire du carac­tère sacré de l’espace litur­gique peut être avan­cée avec cer­ti­tude ; les témoi­gnages le per­mettent, dans une contes­ta­tion qui se pour­suit au moins jusqu’au milieu des années soixante-dix ((. Phi­lippe Rouillard, « Litur­gie », in  Catho­li­cisme hier, aujourd’hui, demain, ency­clo­pé­die publiée sous la direc­tion du Centre inter­dis­ci­pli­naire des facul­tés catho­liques de Lille, Letou­zey et Ané, 1975, col. 891–892.)) . Le paral­lé­lisme entre l’intérieur et l’extérieur est alors, bien sûr, tou­jours évident, avec une évo­lu­tion ultime de l’orientation vers son aban­don total, non seule­ment pra­tique mais aus­si théo­rique, alors que la bâti­ment lui-même de l’église devient de plus en plus homo­gène à la réa­li­té archi­tec­tu­rale pro­fane qui l’environne, tant à l’intérieur, par son registre déco­ra­tif qu’au dehors, par la réduc­tion des volumes exté­rieurs, la renon­cia­tion au clo­cher ou l’abandon de tout signe dis­tinc­tif. La conco­mi­tance des évo­lu­tions monu­men­tales et litur­giques n’est pas ici abso­lue, dans la mesure où des liber­tés plus grandes ont sans doute été accor­dées aux maîtres d’œuvre et au cler­gé sous les pon­ti­fi­cats de Pie XII et Jean XXIII, dans l’organisation des volumes archi­tec­tu­raux, alors que les com­mis­sions d’art sacré veillaient encore stric­te­ment sur le carac­tère propre de l’espace de l’action pro­pre­ment litur­gique, le lieu de l’accomplissement du sacri­fice eucha­ris­tique. On peut ain­si évo­quer des édi­fices annon­çant les nou­velles formes archi­tec­tu­rales et pour­tant construits encore pour la célé­bra­tion tri­den­tine, à la veille du concile Vati­can II. J’ai per­son­nel­le­ment été par­ti­cu­liè­re­ment frap­pé par l’opposition entre le carac­tère révo­lu­tion­naire de l’architecture de Le Cor­bu­sier et la struc­ture litur­gique tra­di­tion­nelle de la cha­pelle de Ron­champ qu’il a construite, sous le contrôle actif de la com­mis­sion dio­cé­saine d’art sacré. Dans les pre­mières années de Ron­champ, la célé­bra­tion était stric­te­ment orien­tée, l’oratoire exté­rieur étant seul conçu pour la messe face au peuple à l’occasion des grands pèle­ri­nages esti­vaux. Depuis, le taber­nacle des­si­né par Le Cor­bu­sier a été déso­li­da­ri­sé de l’autel et ins­tal­lé à proxi­mi­té, selon les recom­man­da­tions d’Inter Oecu­me­ni­ci, pour per­mettre le retour­ne­ment de la célé­bra­tion au maître-autel. Il y a ain­si une cer­taine décon­nexion entre le registre esthé­tique ou déco­ra­tif des église modernes à la veille de Vati­can II et la per­ma­nence, toute pro­por­tion gar­dée, des règles d’organisation spa­tiales héri­tées de la pra­tique clas­sique. Peut-on par­ler d’exception pour la basi­lique sou­ter­raine St-Pie X  de Lourdes, inau­gu­rée dans les der­niers mois du pon­ti­fi­cat de Pie XII, dont la forme d’ellipse, décon­cer­tante et sans orien­ta­tion réelle,  peut être aus­si liée à son acces­si­bi­li­té par les voi­tures des han­di­ca­pés. On peut même se deman­der en quelle mesure la remise en cause de l’orientation com­mune est réel­le­ment envi­sa­gée au moment où débute le concile Vati­can II. Il faut, en effet, rap­pe­ler que la consti­tu­tion sur la litur­gie est la pre­mière de celles qui ont été votées et qu’elle cor­res­pond au sché­ma de la com­mis­sion pré­pa­ra­toire au concile ((. Pierre-Marie Gy, « Situa­tion his­to­rique de la consti­tu­tion » in Jean-Pierre Jos­sua et Yves Congar (dir.), La litur­gie après Vati­can II, Bilan, études pros­pec­tives, Cerf, 1967, p. 122.)) . Cette consti­tu­tion, Sacro­sanc­tum conci­lium, aborde le thème du sacré dans le cadre de l’art, défi­nis­sant l’art sacré comme « som­met de l’art »  ((. Consti­tu­tion Sacro­sanc­tum conci­lium, n° 122.))  mais sans asso­cier ce concept à l’espace. De plus, il n’est nul­le­ment ques­tion de la struc­ture archi­tec­tu­rale des églises, au-delà du registre déco­ra­tif, dans un texte où se lit le sou­ve­nir d’un débat récent sur le renou­vel­le­ment de l’art sacré ((. Sabine de Lavergne, Art sacré et moder­ni­té, Les grandes années de la revue « L’art sacré », Namur, Culture et véri­té, 1992.
)) , débat dans lequel le Clau­del de « La messe à l’envers » avait fait le choix des « modernes ». On peut pen­ser que si une trans­for­ma­tion de telle ampleur, devant tou­cher presque toutes les églises de la catho­li­ci­té, avait été envi­sa­gée au moment des débats conci­liaires, elle aurait fait l’objet au moins d’une men­tion dans la consti­tu­tion sur la litur­gie. Le carac­tère mas­sif du retour­ne­ment des autels demeure éton­nant, que ne par­viennent tota­le­ment à expli­quer ni les recom­man­da­tions affir­mées d’Inter Œcu­me­ni­ci, en 1964, ni l’exemple télé­vi­sé des célé­bra­tions pon­ti­fi­cales de Paul VI, à par­tir de 1965.

On peut, il est vrai, dans la plu­part des cas, par­ler de dédou­ble­ment plus que de retour­ne­ment des autels, l’autel ancien ayant été le plus sou­vent conser­vé, mais il faut voir ici un amé­na­ge­ment de la norme qui sup­pose l’unicité du maître-autel de l’église. A Gênes, le car­di­nal Siri avait mis en avant cette norme pour atté­nuer le mou­ve­ment de retour­ne­ment de la célé­bra­tion dans son dio­cèse, au len­de­main du concile.  En géné­ral, comme pour gar­der sauve l’unicité de l’autel, l’ancien maître-autel est déchu de son sta­tut d’autel, dépouillé sou­vent de ses chan­de­liers, voire de sa nappe, même quand son taber­nacle ren­ferme encore la réserve eucha­ris­tique. Ce dédou­ble­ment, en effet, place les autels et les deux façons de célé­brer maté­riel­le­ment dos à dos, ce qui est d’autant plus visible que le chœur de l’église est petit. Pour gagner de la place, dans cer­taines églises, le maître-autel a été ampu­té de sa table, réduit au retable. Ce fut le cas, cette année, dans la cathé­drale-basi­lique de Saint-Denis où l’ancien autel est deve­nu estrade pour le trône épis­co­pal, curieu­se­ment domi­né, désor­mais, par la croix et les six chan­de­liers monu­men­taux. Le dis­po­si­tif spa­tial nou­veau montre clai­re­ment, en effet, une réorien­ta­tion de la litur­gie à la fois vers l’assemblée et vers la célé­bra­tion de la parole, ce qui a été mis en avant au moment de la réforme litur­gique, selon le paral­lé­lisme, depuis clas­sique, entre la litur­gie de la parole et celle de l’eucharistie pro­pre­ment dite. De la même façon, l’adoption rapide de la langue cou­rante pour la célé­bra­tion est liée à son retour­ne­ment, qui sou­ligne le carac­tère dia­lo­gué de la messe, d’autant plus ren­for­cé que, depuis 1969,  le célé­brant fait varier les for­mules. Dans cer­tains cas, quand c’était pos­sible, le nou­vel autel a été avan­cé vers l’assemblée, qui peut alors par­fois l’entourer, sur­tout dans cer­tains ora­toires de semaine, adap­tés à de petits effec­tifs ou lors de cer­taines célé­bra­tions du Jeu­di saint. Il n’y a plus du tout, dans ce cas, d’orientation, de direc­tion,  mais un centre. Cette avan­cée ultime de l’autel a pu éga­le­ment per­mettre de conju­rer par­tiel­le­ment la vacui­té de l’abside quand l’ancien autel a été déchu ou détruit. Elle atté­nue aus­si, en empié­tant sur la nef, le vide créé par la dimi­nu­tion numé­rique de l’assistance dans les terres déchris­tia­ni­sées. La signi­fi­ca­tion de cette dis­po­si­tion « avan­cée » peut-elle être inter­pré­tée dans le sens de la pro­messe évan­gé­lique : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18, 20) ? Tou­te­fois, la pré­sence eucha­ris­tique, pro­mise elle aus­si, a‑t-elle pour fonc­tion d’objectiver cette autre pré­sence, liée à l’assemblée priante ? N’est-elle pas tout autre ? La réponse, sans doute claire, appar­tient ici plus aux théo­lo­giens qu’aux géo­graphes. L’orientation de la célé­bra­tion eucha­ris­tique ne per­met-elle pas, de son côté, à la fois l’accueil et l’attente ? le mou­ve­ment et la marche de l’Eglise ? C’est le sens que lui donne le futur Benoît XVI  dans l’Esprit de la litur­gie ((. Joseph Rat­zin­ger, L’esprit de la litur­gie, Ad Solem, Genève, 2001, p. 68.)) .

La « messe à l’envers », cor­ré­la­tive du retour­ne­ment-dédou­ble­ment des autels, implique une série de trans­for­ma­tions dans la com­pré­hen­sion de l’action litur­gique, qu’une ana­lyse en termes de ges­tion de l’espace doit per­mettre de mieux sai­sir. On peut essayer de com­prendre le poids sym­bo­lique des deux géo­mé­tries dif­fé­rentes impli­quées par ce chan­ge­ment fon­da­men­tal : dans la dis­po­si­tion anté­rieure, une hié­rar­chi­sa­tion peuple, ministre du Christ (média­teur dans les deux sens), Tri­ni­té est par­fai­te­ment per­çue ; dans la nou­velle dis­po­si­tion : une assem­blée célé­brante sous la pré­si­dence d’un prêtre qui l’anime laisse voir (ou cherche à faire voir) une place très grande accor­dée aux textes sacrés, et met au pinacle l’actualité – ambi­guë – de la com­mu­nau­té réunie autour d’une table de par­tage sym­bo­lique. Il ne va pas de soi que cette ani­ma­tion ait un sens pure­ment imma­nen­tiste (auto­cé­lé­bra­tion du groupe), bien que ce soit sou­vent la dévia­tion pro­duite, mais la topo­lo­gie intro­duite induit pour le moins une foca­li­sa­tion sur le groupe et sa « com­mu­nion ».

La trans­for­ma­tion spa­tiale du chœur des églises, depuis les années soixante, est com­plexe, dans la mesure où elle fait effec­ti­ve­ment suc­cé­der à une struc­ture hié­rar­chi­sée, domi­née par l’autel où trônent la croix et le taber­nacle, une struc­ture poly­cen­trique, tou­jours reven­di­quée comme telle ((. Ber­nard-Domi­nique Mar­lian­geas, « Quand Vati­can II s’incarne dans l’espace litur­gique »,in Chan­tiers du Car­di­nal, n. 182, juin 2008, pp. 4–7. )) . Une impor­tance équi­va­lente est tout d’abord confé­rée à l’autel et au pupitre des lec­tures, en lien direct avec la valo­ri­sa­tion de la litur­gie de la parole. A ces deux pôles, s’ajoute le siège de la pré­si­dence du célé­brant, qui rem­place la simple ban­quette d’autrefois qui, hors du rite pon­ti­fi­cal, devait s’effacer devant la majes­té de l’autel. La célé­bra­tion face au peuple a aus­si dépla­cé, de fait, le taber­nacle, qui consti­tue un qua­trième pôle dans le chœur, quand il n’a pas été ins­tal­lé dans un ora­toire annexe où lui est ren­du un culte désor­mais seule­ment pri­vé. Pour la même rai­son pra­tique de visi­bi­li­té du célé­brant, la croix peut elle-même créer un autre point majeur à côté de l’autel, par­fois asso­ciée à une icône ou une sta­tue, autre point focal, sur­tout dans les églises de pèle­ri­nages. A un niveau moindre mais ren­for­çant le poly­cen­trisme, doivent être aus­si men­tion­nés le pupitre du laïc ani­ma­teur de chants, par­fois le cierge pas­cal ins­tal­lé à demeure, ain­si que la dis­per­sion des chan­de­liers et vases de fleurs, autre­fois réunis sur l’autel. A cette longue liste, il fau­drait aus­si ajou­ter le cas des églises où la vasque des bap­têmes, désor­mais presque tou­jours célé­brés dans le chœur, est ins­tal­lée elle aus­si à demeure. Ce poly­cen­trisme a été certes vou­lu par les pro­mo­teurs d’Inter Œcu­me­ni­ci, en 1964 ((. Cf. « L’instruction Inter oecu­me­ni­ci du 26 sep­tembre 1964 », texte et com­men­taire de P. Jou­nel », in La Mai­son Dieu, n. 80, 1964, pp. 7–125.)) , mais il a été nota­ble­ment accen­tué depuis. Il est sans doute, à mon avis, une des rai­sons de l’appel récent à des archi­tectes ou des artistes de renom pour les réamé­na­ge­ments litur­giques, dans la mesure où les pas­teurs sont confron­tés à la déli­cate néces­si­té de trou­ver un lien qui refasse l’unité entre ces mul­tiples pôles. Le poly­cen­trisme étant un prin­cipe accep­té, il faut cher­cher ce lien, hors du sym­bo­lisme litur­gique clas­sique, du côté des maté­riaux, des effets de pers­pec­tives, des jeux de lumière, etc. Cela donne un résul­tat géné­ra­le­ment sou­mis à une inter­pré­ta­tion com­plexe, par­fois même com­pli­quée.
Les dis­po­si­tions spa­tiales litur­giques envi­sa­gées par le car­di­nal Rat­zin­ger avant l’élection de 2005 et par­tiel­le­ment mise en œuvre ensuite dans les célé­bra­tions pon­ti­fi­cales depuis, visent à atté­nuer le poly­cen­trisme, notam­ment en res­tau­rant la posi­tion émi­nente de l’autel, sou­li­gnée à nou­veau par les chan­de­liers et, au centre, par la croix. L’existence du pôle second que repré­sente le pupitre des lec­tures  n’est, tou­te­fois, pas remise en cause. Ce pôle est même valo­ri­sé et, dans L’esprit de la litur­gie, c’est  son exis­tence qui per­met au car­di­nal Rat­zin­ger de reven­di­quer un retour à l’orientation com­mune pour la par­tie pro­pre­ment eucha­ris­tique de la messe ((. Joseph Rat­zin­ger, L’esprit de la litur­gie, op. cit., p. 69. )) .

La mul­ti­pli­ca­tion des pôles de la célé­bra­tion au chœur et l’association mar­quée des laïcs – en tenue civile le plus sou­vent – à cette célé­bra­tion, notam­ment pour les lec­tures,  sou­lignent une impor­tance spa­tiale plus grande don­née à l’assemblée, en lien aus­si avec la « par­ti­ci­pa­tion active ». Quelle que soit la déli­cate inter­pré­ta­tion de cette notion célèbre et mal­gré cet accent nou­veau, l’assemblée peut, à cer­tains égards et para­doxa­le­ment, paraître aujourd’hui plus spec­ta­trice, moins « mobile » qu’autrefois. Les fidèles n’ont sou­vent plus à se dépla­cer en groupe qu’à la com­mu­nion, depuis la raré­fac­tion des pro­ces­sions, et les atti­tudes cor­po­relles sont désor­mais limi­tées aux deux sta­tions debout et assise. Avec le trans­fert – par­fois per­ma­nent – des fonts bap­tis­maux dans le chœur, ce der­nier voit un regrou­pe­ment de tous les lieux de la célé­bra­tion publique, qui donne à nos églises d’aujourd’hui une confi­gu­ra­tion spa­tiale qui les rap­proche de la salle de spec­tacle. L’esthétique par­fois recher­chée des sièges y signale une des­ti­na­tion par­ti­cu­lière mais les age­nouilloirs ont dis­pa­ru. En dehors du chœur, sauf quand un ora­toire est dévo­lu aux messes de semaine, il n’y a plus  de pié­té que pri­vée. Seul le renou­veau récent du che­min de la croix, qui n’est pas une pra­tique sacra­men­telle, tra­duit ponc­tuel­le­ment un réin­ves­tis­se­ment de l’ensemble de l’espace par l’assemblée priante. Je pré­fère lais­ser, ici encore, aux théo­lo­giens la parole, pour éva­luer la part d’immanence qui s’oppose à la trans­cen­dance dans l’organisation spa­tiale contem­po­raine de la célé­bra­tion. Beau­coup a été dit sur le nou­vel accent mis sur la dimen­sion de repas, aux dépens de la dimen­sion sacri­fi­cielle, que sup­pose le retour­ne­ment de l’autel. De notre point de vue contem­po­rain, le rap­port ne peut être éta­bli que dans la réfé­rence à nos propres repas. Le P. Bouyer a mon­tré, tout au long de son livre Archi­tec­ture et litur­gie ((. Rééd. Cerf, 2009.))  la dif­fi­cul­té de défi­nir avec cer­ti­tude l’organisation spa­tiale ini­tiale du culte chré­tien mais sur­tout de la Cène ori­gi­nelle. De plus, si une assi­mi­la­tion cri­tique a été sou­vent rap­por­tée avec le modèle réfor­mé, depuis le « vague tré­teau recou­vert d’une nappe qui rap­pelle dou­lou­reu­se­ment l’établi cal­vi­niste » de Paul Clau­del en 1955 ((. Paul Clau­del, Sup­plé­ment aux œuvres com­plètes, Tome pre­mier, L’Age d’homme, Col­lec­tion du centre Jacques Petit, Lau­sanne, 1990, p. 294.)) , le main­tien fré­quent de l’orientation com­mune dans les églises luthé­riennes pose pro­blème.
Deve­nue luthé­rienne dans le cadre du concor­dat au XIXe siècle, l’église des Billettes est à Paris l’une des seules de la capi­tale avec un autel demeu­ré dans l’orientation com­mune – ici exacte vers le levant – et domi­né par la croix et les six chan­de­liers.

 

L’autel nou­veau pré­sente dans la qua­si-tota­li­té des cas une dif­fi­cul­té d’ordre esthé­tique, qui n’est cer­tai­ne­ment pas sans signi­fi­ca­tion (en dépit du peu de réac­tions conscientes de la part des pra­ti­quants qui l’ont accep­té plu­tôt pas­si­ve­ment). Il arrive fré­quem­ment que même là où il y a très peu d’espace, l’ancien autel, même très pré­cieux, soit dou­blé par un autre, ordi­nai­re­ment net­te­ment moins esthé­tique. Dans les édi­fices les plus riches, un nou­vel autel peut rem­pla­cer l’ancien, mais il est dans ce cas géné­ra­le­ment tri­bu­taire d’une esthé­tique en rup­ture avec le prin­cipe de l’autel tra­di­tion­nel, rup­ture mani­fes­tée de plu­sieurs façons dif­fé­rentes. Par exemple, l’abbaye de Saint-Mau­rice, en Suisse, pos­sède un cube de marbre entiè­re­ment noir et dépour­vu de quelque acces­soire que ce soit, au centre de l’édifice ; on peut en rap­pro­cher l’autel de N.-D. de l’Arche d’Alliance à Paris, car­ré de marbre, blanc cette fois mais aus­si dénu­dé. Ailleurs, et fré­quem­ment, ce sont de modestes planches sur tré­teaux (ce que cer­tains ont sur­nom­mé mécham­ment les « tables à repas­ser »), voire des tables à rou­lettes, ou des tables de cam­ping, ou encore d’immenses plaques cir­cu­laires de contre-pla­qué autour de laquelle peut se réunir l’assemblée entière et pas seule­ment le célé­brant et ses aco­lytes… Ces dif­fé­rences, mais aus­si ces res­sem­blances dans la dis­tinc­tion d’avec l’ancien autel, ont-elles un sens par­ti­cu­lier dans le nou­vel amé­na­ge­ment de l’espace cultuel ? Cela signi­fie-t-il que l’on ait vou­lu pas­ser de l’autel du Sacri­fice à la table du repas de com­mu­nion, ou bien peut-on sug­gé­rer d’autres inter­pré­ta­tions – on peut pen­ser à la cathé­drale d’Evry, dont la struc­ture interne ne paraît pas devoir entrer dans l’un des deux termes de cette alter­na­tive.

On est pas­sé, depuis les années soixante,  de l’autel pro­vi­soire à des construc­tions qui reven­diquent désor­mais d’atteindre à la péren­ni­té. Il y a ici un enra­ci­ne­ment cer­tain d’une pra­tique désor­mais plus que qua­ran­te­naire dans la plu­part des cas, avant laquelle remontent seuls les sou­ve­nirs d’anciens qui, par las­si­tude ou avec enthou­siasme, se sont adap­tés. Tant et si bien que c’est, face à la nou­velle tra­di­tion ins­tau­rée après Vati­can II, le retour à l’orientation anté­rieure qui peut être qua­li­fié de « messe à l’envers ». Plu­sieurs témoi­gnages en ce sens ont été rap­por­tés ces der­nières années !  Faut-il voir dans la façon récente de « monu­men­ta­li­ser » l’organisation contem­po­raine du sanc­tuaire la volon­té de la défendre, en la dotant d’une valeur patri­mo­niale, au moment où res­sur­git le débat à son sujet ? Cela implique-t-il la mise en œuvre d’une esthé­tique néces­sai­re­ment nova­trice ? Quelle est ici la part de déci­sion des archi­tectes des monu­ments his­to­riques, réso­lus peut-être à reprendre une ini­tia­tive dont ils ont été par­fois un peu dépos­sé­dés par le cler­gé affec­ta­taire, il y a quelques décen­nies ? La réponse à ces ques­tions ne va pas de soi. Au-delà d’un esthé­tisme pos­sible mais coû­teux pour nos dio­cèses, l’appel réa­li­sé à des artistes et archi­tectes de renom pour ces tra­vaux est sans doute, on peut le répé­ter, éga­le­ment des­ti­né à res­tau­rer une uni­té dis­sé­mi­née par le poly­cen­trisme. Il s’agit aus­si vrai­sem­bla­ble­ment de mettre en lumière la cohé­rence litur­gique propre, auto­nome, de cet ensemble de nou­veaux meubles dans un cadre qui n’a pas été conçu pour lui. Une des solu­tions pour sou­li­gner cette cohé­rence peut être de décon­nec­ter net­te­ment le nou­veau mobi­lier de son cadre envi­ron­nant, par une rup­ture consciente du registre déco­ra­tif. Ces affron­te­ments esthé­tiques sont aus­si dans l’air du temps depuis les années quatre-vingt, avec leur part d’incongruité vou­lue, de l’opéra de Lyon aux exemples pari­siens de la Pyra­mide du Louvre ou des colonnes de Buren, dans le péri­style clas­sique du Palais-Royal. Paral­lè­le­ment, d’autres exemples montrent, sur­tout dans des église neuves, la recherche d’une cer­taine har­mo­nie. Somme toute, l’organisation inté­rieure de la cathé­drale d’Evry est beau­coup moins décon­cer­tante que son aspect exté­rieur. Elle tra­duit une esthé­tique plus consen­suelle, avec une lisi­bi­li­té plus clas­sique des sym­boles déco­ra­tifs choi­sis, à l’image du consen­sus qui a accom­pa­gné sa réa­li­sa­tion finale.
Les autels cubiques, de plus en plus fré­quents, dans des édi­fices anciens ou dans des églises nou­velles comme Notre-Dame de l’Arche d’Alliance à Paris,  posent en effet un pro­blème, sur­tout celui d’un autel réduit à son centre, sans côté droit ni côté gauche, même inver­sés. Il n’y a certes plus de dis­tinc­tion entre le côté de l’épître et celui de l’évangile dans la « forme ordi­naire du rite romain » mais il est aus­si pos­sible, quels que soient les ves­tiges d’autels paléo­chré­tiens étroits connus, d’envisager cette indif­fé­ren­cia­tion actuelle comme rup­ture avec les repré­sen­ta­tions sacrales qui pou­vaient ani­mer les Anciens, même si le chris­tia­nisme a été une libé­ra­tion du déter­mi­nisme spa­tial des aus­pices ((. Michel Mes­lin, L’homme romain : des ori­gines au pre­mier siècle de notre ère, Com­plexe, Bruxelles, 2001, pp. 88–90.)) . Dans l’orientation litur­gique anté­rieure à Vati­can II, sur­tout quand elle cor­res­pon­dait à l’orient géo­gra­phique, les quatre points car­di­naux avaient tous leur signi­fi­ca­tion. Roma­no Guar­di­ni l’a déve­lop­pé dans Les signes sacrés : « L’espace natu­rel com­porte les trois dimen­sions, car il n’est point chaos […] L’église s’oriente de l’Est à l’Ouest, du levant au cou­chant. C’est le soleil qui donne la direc­tion à son vais­seau. Les pre­miers rayons du jour doivent la cares­ser, et les der­niers. Dans le monde des âmes, le soleil, c’est Jésus : vers lui tou­jours on doit s’orienter, car nos actes et nos cœurs prennent ain­si valeur d’éternité. Pour lire l’Evangile, on trans­porte le mis­sel de droite à gauche, c’est à dire vers le Nord car l’autel fait face à l’Orient […] Le Sud est la patrie de la lumière éblouis­sante, signe de la clar­té des cieux ; et le Nord, le pays des hori­zons froids et gris. L’Evangile vient du pays de la lumière […] Il y a enfin une troi­sième dimen­sion qui va de bas en haut. Le prêtre qui pré­pare la vic­time, élève vers le ciel la patène et le calice ; ses yeux et ses mains montent de pro­fun­dis vers la divi­ni­té car Dieu est en haut […] Ain­si s’oriente le monde reli­gieux. » ((. Roma­no Guar­di­ni, Les signes sacrés,  Spes, 1930, pp. 72–73. ))  De la même façon, le nar­thex de l’église, très déve­lop­pé au début du Moyen Age, sou­li­gnait la signi­fi­ca­tion propre de la façade occi­den­tale. L’ouest a eu aus­si, très tôt, un rôle propre dans les céré­mo­nies du bap­tême, pour oppo­ser, comme l’a rap­pe­lé le car­di­nal Danié­lou dans les années cin­quante, la renon­cia­tion à Satan (vers l’ouest) et l’adhésion au Christ (vers l’est) ((. Jean Danié­lou, Bible et litur­gie, La théo­lo­gie biblique des sacre­ments et des fêtes d’après les Pères de l’Eglise, Cerf, 1951, pp. 38–39 et 43–44.)) . Dans le rituel tra­di­tion­nel du bap­tême, le dépla­ce­ment ini­tia­tique du caté­chu­mène, de l’extérieur de l’église vers les fonts, tra­duit encore cette dimen­sion, aban­don­née quand toute la céré­mo­nie se déroule dans le chœur.

La mul­ti­pli­ca­tion des autels cubiques a sans doute aus­si  par­tie liée avec le déve­lop­pe­ment de la concé­lé­bra­tion eucha­ris­tique, puisque l’autel cubique per­met une dis­po­si­tion des prêtres concé­lé­brants en arc de cercle, pour sou­li­gner leur uni­té. Il limite aus­si l’effet para­doxal de bar­rière de l’autel face au peuple qui, alors qu’il est cen­sé rap­pro­cher le célé­brant des fidèles, les sépare de fait, rédui­sant le célé­brant à un homme-tronc. Plus que la forme de l’autel, il faut sans doute insis­ter sur la dis­po­si­tion spa­tiale de la célé­bra­tion qu’elle implique. His­to­ri­que­ment, les deux ne coïn­cident pas tou­jours. Il y a, en effet, des autels anciens aux lignes curieuses, sur­tout à l’époque baroque, cor­res­pon­dant à une forme très clas­sique de célé­bra­tion. On peut, dans cet ordre d’idées, évo­quer le maître autel semi-cir­cu­laire de la cathé­drale de Noyon, construit à la croi­sée du tran­sept au XVIIIe siècle, sans ins­tau­ra­tion d’une par­ti­cu­la­ri­té locale dans la célé­bra­tion.

L’aménagement de l’espace inté­rieur ne concerne pas que la dis­po­si­tion de l’autel. Il com­porte bien d’autres trans­for­ma­tions depuis la fin du Concile : entre autres, la dis­pa­ri­tion de la chaire rem­pla­cée par l’ambon, celle très fré­quente des age­nouilloirs, de la table de com­mu­nion, un usage dis­tinct des « degrés » de l’autel, aban­don­nés mais assez sou­vent rem­pla­cés par les gra­dins d’une estrade. Les confes­sion­naux ont sou­vent dis­pa­ru (ou sont uti­li­sés comme pla­cards), de même sou­vent que les « sta­tions » du che­min de croix. Sont appa­rus, en revanche, les grands pan­neaux revê­tus de mots d’ordre, éven­tuel­le­ment les affiches repré­sen­tant cer­tains per­son­nages offerts en modèles (comme un temps Mar­tin Luther King, Oza­nam, l’abbé Pierre… à Notre-Dame de Paris). Quelle signi­fi­ca­tion accor­der à ce genre de modi­fi­ca­tions ?

L’orientation n’est pas le seul trait dis­tinc­tif de sacra­li­té d’un bâti­ment. Tout aus­si nette, peut-être plus, est la dis­tance sacrée. Le sacré est, en effet, sépa­ra­tion ; l’espace sacré est par essence dis­tinct de l’espace pro­fane. Il s’agit ici de la sépa­ra­tion de l’église d’avec le monde envi­ron­nant, lisible dans le rituel de la dédi­cace, mais aus­si, par gra­da­tion, de la clô­ture interne à l’église, qui déli­mite l’espace propre de l’action litur­gique, le sanc­tuaire. Il fau­drait accor­der éga­le­ment une place par­ti­cu­lière à la clô­ture monas­tique dans les édi­fices des ordres reli­gieux. De la même façon, le silence du canon a pu être assi­mi­lé à une mise à dis­tance de l’action eucha­ris­tique, équi­valent occi­den­tal de la clô­ture maté­rielle de l’iconostase en Orient ((. I. ‑H. Dal­mais, P. Dourthe, P.-M. Gy, J.-Y. Hame­line, « Com­ment la litur­gie est elle célé­brée dans son espace, Table ronde de litur­gistes », La Mai­son-Dieu, n° 193, 1993, p. 114–116.)) . Si la signi­fi­ca­tion des témoi­gnages archéo­lo­giques sur l’orientation de la célé­bra­tion aux pre­miers siècles chré­tiens a pu don­ner nais­sance, ces der­nières décen­nies, à des débats hou­leux, il y a au moins un accord sur l’idée d’un mou­ve­ment vers la géné­ra­li­sa­tion de l’orientation com­mune du célé­brant et des fidèles, nette en Occi­dent avec l’époque caro­lin­gienne, sans doute beau­coup plus pré­coce et sys­té­ma­tique en Orient. Il y a aus­si accord plus cer­tain pour admettre l’existence, très tôt, d’une déli­mi­ta­tion interne du sanc­tuaire dans les églises, quelle que soit la forme de cette clô­ture, qu’il s’agisse d’un por­tique, comme celui de l’ancienne basi­lique romaine de Saint-Pierre, connu par des repré­sen­ta­tions pic­tu­rales, ou de la claus­tra qui entoure l’autel de l’église de Tyr et dont Eusèbe de Césa­rée décrit la réa­li­sa­tion au début du IVe siècle :  « Ensuite, il dis­po­sa au milieu le saint autel des saints mys­tères ; et, pour qu’il demeu­rât inac­ces­sible à la mul­ti­tude, il l’entoura de bar­rières en bois réti­cu­lé qui, jusqu’au som­met, étaient tra­vaillées avec un art déli­cat […] » ((. Eusèbe de Césa­rée, His­toire ecclé­sias­tique, Livres VIII‑X, texte grec, tra­duc­tions et notes par Gus­tave Bar­dy, Cerf, coll. Sources chré­tiennes n. 55, 1958, p. 96.)) . A l’époque clas­sique, une volon­té d’ouverture du chœur a suc­cé­dé à la période d’élévation de la clô­ture qui avait mar­qué l’érection de jubés monu­men­taux, à la fin du Moyen Age, paral­lèle à la mon­tée de l’iconostase en Orient. Tou­te­fois, l’idée d’une clô­ture du chœur n’était pas alors aban­don­née, ne serait-ce que par la clas­sique grille de com­mu­nion, omni­pré­sente jusqu’au début des années soixante.  Une ouver­ture totale du chœur a résul­té de la dis­pa­ri­tion de cette der­nière dans la très grande majo­ri­té des églises, en lien avec la dis­tri­bu­tion de la com­mu­nion debout – autre modi­fi­ca­tion de la posi­tion cor­po­relle des fidèles – mais aus­si avec les mou­ve­ments deve­nus fré­quents des laïcs entre la nef et le sanc­tuaire, pour leur par­ti­ci­pa­tion à l’action litur­gique. La volon­té d’une com­mu­ni­ca­tion directe et tota­le­ment ouverte entre l’autel et l’assemblée n’est pas seule­ment issue d’un sou­ci pra­tique et le sta­tut du podium d’aujourd’hui n’est plus celui du sanc­tuaire d’autrefois. La liber­té de son accès est telle que, en dehors des céré­mo­nies, dans les grandes églises fré­quen­tées par les tou­ristes, on y dépose la plu­part du temps une pan­carte pour indi­quer que ce n’est pas un lieu auto­ri­sé à la visite. Cette ouver­ture, qui atté­nue sans doute le carac­tère sacré du lieu de la célé­bra­tion est aus­si émi­nem­ment moderne, dans la mesure où la libre com­mu­ni­ca­tion de l’espace est un carac­tère notable en ce sens. Il est pos­sible de faire réfé­rence ici à cette cri­tique fil­mée de la moder­ni­té du milieu du XXe siècle qu’est Mon oncle, de Jacques Tati, tour­né à la fin des années cin­quante. L’archétype de la moder­ni­té tech­ni­cienne et fonc­tion­nelle est repré­sen­té, dans le film, par la vil­la de la famille Arpel. Quand Madame Arpel fait visi­ter sa vil­la, elle pro­nonce imman­qua­ble­ment la phrase rituelle : « C’est moderne ; tout com­mu­nique ».
Cette homo­gé­néi­té, deve­nue mani­feste, de l’espace inté­rieur des églises se tra­duit éga­le­ment dans un carac­tère de plus en plus homo­gène avec le monde pro­fane envi­ron­nant. L’église a sans doute été long­temps, sur­tout en cam­pagne, un espace qua­si-domes­tique où se pro­je­tait l’assemblée des fidèles, d’autant plus qu’elle était très habi­tuel­le­ment fré­quen­tée. Le goût du XIXe siècle pour les repré­sen­ta­tions un peu dou­ce­reuses de l’artisanat sul­pi­cien a pu être asso­cié à cette atti­tude, à ce mode d’investissement de l’espace de l’église par le quo­ti­dien des fidèles. Sans doute aurait-il été au moins aus­si fort à l’ère des confré­ries et cor­po­ra­tions. Les ex-voto sont aus­si tra­di­tion­nel­le­ment une pré­sence du monde exté­rieur dans l’église mais, quelle que puisse être la part de vani­té de cer­tains, l’intention et l’idée qu’ils apportent dans l’église ne sont pas d’essence pro­fane.  Aujourd’hui, la rela­tion avec l’espace de la vie quo­ti­dienne est d’un autre ordre, issue d’un mou­ve­ment de nature oppo­sée : il s’agit d’une pré­sence – plus ou moins évi­dente – du  monde pro­fane en tant que pro­fane dans l’église. Sans doute fau­drait-il évo­quer la dif­fi­cul­té de nombre de nos contem­po­rains à dépas­ser leur propre « vécu », notam­ment lors des célé­bra­tions de mariages ou d’obsèques, d’autant plus que la céré­mo­nie est par­fois cen­trée sur ce vécu. De la même façon, l’introduction de la « prière uni­ver­selle » tous les dimanches, dans les années soixante, a vu sou­vent la  mul­ti­pli­ca­tion des inten­tions reliées à l’actualité la plus immé­diate. Il n’est pas alors éton­nant, d’autant que la mon­tée de l’Action catho­lique ren­for­çait les enga­ge­ments dans le monde, que les images de ce monde, avec ses joies et ses peines mais aus­si ses mots d’ordre, aient péné­tré de plus en plus dans l’église. Paral­lè­le­ment, ce qui don­nait sons sens sacré à l’espace inté­rieur des églises, en dehors du chœur, a été plus ou moins éva­cué depuis le « net­toyage » (terme par­fois alors reven­di­qué ) des années soixante : autels secon­daires, confes­sion­naux (démon­tés ou trans­for­més), moins sou­vent sta­tues et sta­tions du che­min de croix.
Le cas de la chaire est plus déli­cat, dans la mesure où sa dis­pa­ri­tion  (au moins sa relé­ga­tion) est aus­si liée à la sono­ri­sa­tion, contem­po­raine du retour­ne­ment, qui ren­force l’homogénéité nou­velle de l’église par une dif­fu­sion tota­le­ment égale des paroles et des chants, quel que soit leur lieu d’origine. Tou­te­fois le main­tien fré­quent actuel de la chaire chez les réfor­més, y com­pris dans le cal­vi­nisme, tend à mon­trer que l’explication tech­nique n’est pas suf­fi­sante. La chaire n’a pas été vain­cue par le micro mais sans doute par le désir d’un rap­port dif­fé­rent à l’enseignement, en rup­ture avec une concep­tion hié­rar­chi­sée dont la domi­na­tion spa­tiale du pré­di­ca­teur pou­vait appa­raître sym­bo­lique. Le pas­sage du ser­mon d’autrefois au style plus libre de l’homélie, la dis­pa­ri­tion des prières du prône domi­ni­cal ont sans doute tenu un rôle mais le refus d’une situa­tion spa­tia­le­ment domi­nante, liée à la dis­tance ver­ti­cale, a été sans doute l’élément déter­mi­nant. Il est vrai que l’implantation acous­tique de la chaire dans les grandes églises sup­po­sait que la moi­tié de l’assemblée ait le pré­di­ca­teur der­rière soi. Certes, mais les chaires dis­po­sées à l’entrée du chœur, voire les ambons monu­men­taux des recons­ti­tu­tions paléo­chré­tiennes du début  du XXe siècle ont aus­si été aban­don­nés. C’est bien le refus de la domi­na­tion spa­tiale de l’enseignant qui a sur­tout joué, à une époque où des évo­lu­tions ana­logues, accen­tuées avec Mai 1968, trans­for­maient l’école et l’université, de l’abolition des estrades pro­fes­so­rales à une concep­tion plus convi­viale des cours.

Le « retour­ne­ment » post­con­ci­liaire est inter­ve­nu alors qu’on n’était pas encore entré dans la trans­va­lua­tion des valeurs carac­té­ri­sant la post­mo­der­ni­té. Aujourd’hui que c’est le cas, com­ment esti­mez-vous les effets de ce chan­ge­ment : est-il désor­mais usé sous l’effet d’un déca­lage d’époque, ou bien au contraire pour­rait-il être consi­dé­ré, après-coup, comme ayant été en avance sur cette décom­po­si­tion du « grand récit » chré­tien ?

Le retour­ne­ment des autels est un mou­ve­ment com­plexe, enga­gé dans une Eglise qui n’est déjà plus la nôtre, mar­quée alors par un cler­gé encore puis­sant et nom­breux. C’est d’une mise en œuvre clé­ri­cale qu’il s’agit, même si elle a été lar­ge­ment sui­vie par les mou­ve­ments d’action catho­lique de la jeu­nesse d’alors, eux-mêmes très enca­drés par le cler­gé. Il y a ici un prin­cipe d’autorité, l’affirmation d’une règle, d’autant plus sûre d’elle qu’elle ne repose sur aucune obli­ga­tion écrite éma­nant de Rome et nul­le­ment sur la consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie, mal­gré l’invocation conti­nue des déci­sions conci­liaires à son sujet. A mon sens, le retour­ne­ment des années soixante est plus moderne que post­mo­derne, même s’il abou­tit plus, au bilan, à décons­truire qu’à construire, sur­tout au moment des ins­tal­la­tions ini­tiales, sou­vent bri­co­lées. On peut sans doute évo­quer la post­mo­der­ni­té pour une période plus récente, avec de nou­velles habi­tudes de pié­té, dans le cadre notam­ment des com­mu­nau­tés nou­velles. La réforme des années soixante est beau­coup plus tour­née vers la trans­for­ma­tion du monde et le « chris­tia­nisme adulte » au nom duquel ont été reje­tées des atti­tudes cor­po­relles jugées infan­ti­li­santes, comme l’agenouillement. La réforme est aus­si à visées ratio­na­li­santes, ce qui trans­pa­raît même, d’une cer­taine façon, dans le texte de la consti­tu­tion conci­liaire, avec l’intention répé­tée de sup­pri­mer tout ce qui, fêtes ou rites, est redon­dant et fait double emploi. C’est aus­si à la part de ratio­na­li­té liée à l’intelligibilité que l’on peut rat­ta­cher le recours – par­tiel au départ – à la langue cou­rante, expli­cite et com­pré­hen­sible par tous. Moderne aus­si est spé­ci­fi­que­ment la réforme de l’espace litur­gique dans son sou­ci de fonc­tion­na­li­té. D’une cer­taine façon, la mul­ti­pli­ca­tion des pôles de la célé­bra­tion est issue de l’attribution à dif­fé­rents lieux des diverses fonc­tions (pré­si­dence, rite eucha­ris­tique, lec­tures…), ce qui peut la rap­pro­cher – toutes pro­por­tions gar­dées – de la dis­so­cia­tion spa­tiale des dif­fé­rentes fonc­tions urbaines dans le pro­jet de ville moderne défi­ni par la Charte d’Athènes, publiée en 1943 et mise en œuvre après guerre, notam­ment dans les grands ensembles.

Que la réforme, notam­ment dans sa restruc­tu­ra­tion spa­tiale, soit d’essence moderne est assez géné­ra­le­ment admis ((. Cf. entre autres : Aidan Nichols, Regards sur la litur­gie et la moder­ni­té, Ad Solem, Genève, 1998 ; David Tore­vell, Losing the sacred, Ritual, moder­ni­ty and litur­gi­cal reform,T&T Clark, Edim­bourg, 2000, p. 1.)) . Au moment où s’affirme cette vic­toire de la moder­ni­té dans l’Eglise à la fin des années soixante, pointe déjà la post­mo­der­ni­té. Les géo­graphes se sont inté­res­sés à la post­mo­der­ni­té, dans la mesure où, tout autant et peut être plus que la moder­ni­té, elle repose sur un cadre spa­tial. C’est ce que sou­ligne Paul Cla­val : « La condi­tion post-moderne se carac­té­rise à la fois par la mon­dia­li­sa­tion des échanges et des rela­tions, et par la frag­men­ta­tion de l’expérience vécue : elle naît d’une restruc­tu­ra­tion de l’espace. Cela explique la place qu’accordent pour la pre­mière fois les sciences sociales à la dimen­sion géo­gra­phique des réa­li­tés col­lec­tives  ((. Paul Cla­val, « Post­mo­der­nisme et géo­gra­phie », Géo­gra­phie et cultures, n. 4, 1992, p. 15. )) . » Il est notable que l’un des géo­graphes les plus inves­tis dans cette recherche sur la post­mo­der­ni­té, quels que soient les pré­sup­po­sés de ses études, David Har­vey, place son pre­mier avè­ne­ment au début des années soixante-dix, avec la pre­mière remise en cause réelle du modèle urbain moderne par la pre­mière démo­li­tion d’un grand ensemble en 1972, à Saint-Louis, aux Etats-Unis ((. David Har­vey, The condi­tion of Post­mo­der­ni­ty, Bla­ck­well, Cam­bridge-Oxford, 1989, p. 39. )) . La réforme de l’espace litur­gique s’affirme donc presque au moment où la post­mo­der­ni­té com­mence à se mani­fes­ter. Pour la suite, il est déli­cat d’adapter le thème de la post­mo­der­ni­té à l’espace inté­rieur des églises, dans la mesure où, si cer­tains élé­ments de décons­truc­tion sont lisibles dans la réforme, celle-ci est bien d’inspiration ini­tiale moderne. De plus, depuis Inter Oecu­me­ni­ci, en 1964, il n’y a eu aucune ten­ta­tive de remise en cause du modèle spa­tial fon­da­men­tal alors éta­bli, avant la réflexion du futur Benoît XVI, hor­mis la mon­tée du tra­di­tio­na­lisme et le recours, plus limi­té, de cer­tains à la litur­gie orien­tale. Le déve­lop­pe­ment des com­mu­nau­tés cha­ris­ma­tiques, cen­trées à nou­veau sur la pié­té mais avec des formes nou­velles, ain­si que les grandes assem­blées des JMJ ont fait varier les expres­sions de la prière litur­gique, avec, entre autres, un retour de l’adoration eucha­ris­tique et un accent remis sur la dimen­sion cor­po­relle de la prière, mais sans remettre en cause de façon déci­sive le modèle mis en place dans les années soixante.
La reven­di­ca­tion tra­di­tio­na­liste, dans laquelle se mani­feste l’attitude la plus tran­chée à l’égard du modèle spa­tial litur­gique post­con­ci­liaire peut-elle être com­prise dans une rela­tion à la post­mo­der­ni­té ? La ques­tion peut paraître incon­grue. Elle est tou­te­fois sous-jacente à plu­sieurs des réflexions menées lors des ren­contres litur­giques de Font­gom­bault, sous la pré­si­dence du car­di­nal Rat­zin­ger, en juillet 2001, telle que le recon­naît Dom Cou­rau, dans sa pré­face aux actes du col­loque, en jouant sur la signi­fi­ca­tion du concept de devo­tio moder­na (« pre­mier usage du mot moderne », rap­pelle-t-il) : « La réflexion de ces jour­nées m’a paru s’orienter vers une devo­tio post­mo­der­na renouant avec la devo­tio anti­qua, sans remettre en cause les apports de la théo­lo­gie spi­ri­tuelle du deuxième mil­lé­naire.  ((. Autour de la ques­tion litur­gique avec le car­di­nal Rat­zin­ger, Actes des Jour­nées litur­giques de Font­gom­bault, 22–24 juillet 2001, Abbaye Notre-Dame de Font­gom­bault, 2001, p. 4. ))  » Lors du col­loque, Rober­to de Mat­tei a même envi­sa­gé ici un risque de dérive, bien que, selon lui, la post­mo­der­ni­té s’applique sans doute plus à cer­taines formes de créa­ti­vi­té ou d’inculturation dans la nou­velle litur­gie : « A l’intérieur de cet hori­zon de “tri­ba­lisme litur­gique”, on pour­rait donc aus­si pré­voir la créa­tion d’un “ghet­to” tra­di­tio­na­liste recon­nu cano­ni­que­ment comme Eglise locale de ceux qui veulent res­ter “incul­tu­rés” au pas­sé. Cepen­dant, ce “mul­ti­ri­tua­lisme” post­mo­derne n’a rien à voir avec la plu­ra­li­té des rites recon­nue tra­di­tion­nel­le­ment par l’Eglise à l’intérieur d’une même uni­té de foi et d’une seule lex cre­den­di dont les dif­fé­rents rites sont l’expression ((. Rober­to de Mat­tei, « Consi­dé­ra­tions sur la réforme litur­gique », ibid. p. 169.)) . »
De fait, la pro­mo­tion du modèle d’orientation com­mune de la célé­bra­tion, qu’il est pos­sible de qua­li­fier de pré­con­ci­liaire dans l’Eglise latine, dépasse la reven­di­ca­tion tra­di­tio­na­liste, maté­ria­li­sée dans la réfé­rence à la « forme extra­or­di­naire du rite romain ». C’est ain­si dans une pers­pec­tive plus glo­bale, asso­ciant éga­le­ment le mis­sel de Paul VI, que se situe la réflexion du car­di­nal Rat­zin­ger, futur Benoît XVI. Quel que soit son des­sein d’une « réforme de la réforme », sa lec­ture de l’espace litur­gique peut-être selon moi regar­dée avant tout comme la réin­tro­duc­tion de l’espace dans la réflexion litur­gique, ce que mani­feste notam­ment une longue atten­tion por­tée à l’espace, plus qu’au temps, dans la deuxième par­tie de L’esprit de la litur­gie, sous le titre  « Le temps et l’espace dans la litur­gie », alors que plu­sieurs élé­ments de la qua­trième par­tie consa­crés à l’attitude cor­po­relle peuvent lui être aus­si rat­ta­chés. Cette domi­nante spa­tiale et cor­po­relle est sans doute éga­le­ment un fil direc­teur per­met­tant, depuis l’élection de 2005, de mettre en pers­pec­tive quelques-unes unes des mesures sou­vent rap­pe­lées concer­nant les céré­mo­nies pon­ti­fi­cales, comme la réin­tro­duc­tion de l’agenouillement à la com­mu­nion ou la res­ti­tu­tion de la croix et de chan­de­liers sur l’autel. Par­mi les déci­sions, il faut aus­si rap­pe­ler la res­tau­ra­tion, pour le Carême 2009, de la litur­gie sta­tion­nale à Rome, élé­ment spé­ci­fi­que­ment spa­tial, selon la suc­ces­sion tra­di­tion­nelle des sta­tions dans les église romaines. Il y a aus­si quelques expli­ca­tions don­nées lors des audiences du mer­cre­di où domine la réfé­rence, chère au Pape, à la « litur­gie cos­mique », défi­nie pré­cé­dem­ment dans Un chant nou­veau pour le Sei­gneur ((. Joseph Rat­zin­ger, Un chant nou­veau pour le Sei­gneur, Paris, Des­clée-Mame, 2005, pp. 233–234.)) , comme der­niè­re­ment, le 7 jan­vier 2009, dans une longue médi­ta­tion sur le culte selon saint Paul. Quelles que soient les évo­lu­tions du sacré dans la litur­gie, elles devront, prendre corps dans nos églises, dans les lieux sacrés, loca sacra, tels que les défi­nit le code de droit cano­nique ((. Jean Wer­ck­meis­ter, Petit dic­tion­naire de droit cano­nique, Paris, Cerf, 1993, p. 132. ))  et où se forme la pié­té du peuple chré­tien, dans son espace propre.

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