Revue de réflexion politique et religieuse.

La res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de Jean XXIII

Article publié le 1 Juin 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le troi­sième des quatre points liti­gieux avan­cés par Pas­qua­luc­ci nous semble assez proche de ce que O’Mal­ley déclare du genre pané­gy­rique, rhé­to­rique de l’in­vi­ta­tion se refu­sant à toute condam­na­tion. Quelle réfu­ta­tion en fait Pas­qua­luc­ci ? Il note d’a­bord que pour Pie IX, dans la lettre Gra­vis­si­mas inter du 11 décembre 1862, puis le Concile Vati­can I, l’E­glise n’a pas seule­ment le droit de condam­ner, elle en a le devoir. Ain­si la consti­tu­tion De fide catho­li­ca du concile Vati­can I déclare-t-elle, en son cha­pitre 4 : « L’E­glise, en outre, qui, avec la charge apos­to­lique d’en­sei­gner, a reçu le man­dat de gar­der le dépôt de la foi, a aus­si de par Dieu le droit et le devoir de pros­crire la fausse science, afin que per­sonne ne soit trom­pé par la phi­lo­so­phie et les fausses appa­rences. » (cité p. 160) Repre­nant la démons­tra­tion de Roma­no Ame­rio dans Iota unum, l’au­teur, quelques pages aupa­ra­vant, s’é­tait de plus appuyé, non sur l’ar­gu­ment d’au­to­ri­té, mais sur une démons­tra­tion ration­nelle : Jean XXIII confond l’er­reur et celui qui la com­met ; si la misé­ri­corde est pro­po­sée à celui qui erre, la ques­tion de la véri­té est une ques­tion d’un ordre dif­fé­rent, logique. De plus, Jean XXIII oublie que « la condam­na­tion de l’er­reur a tou­jours été conçue en soi comme une œuvre de misé­ri­corde envers celui qui erre puis­qu’elle contri­bue à son repen­tir, sans oublier qu’elle sau­ve­garde la foi du trou­peau » (p. 154). Là encore, nos deux auteurs se rejoignent, car O’Mal­ley, dans son article, accorde que la forme cano­nique des conciles anté­rieurs à Vati­can II doit être lue aus­si selon « une her­mé­neu­tique de la com­pas­sion » : nous « devons recon­naître que, même dans l’E­glise, le contrôle et la condam­na­tion sont par­fois le seul moyen pra­tique d’ac­tion si l’on veut chan­ger les opi­nions. [… ] Bien que les canons s’in­té­ressent d’a­bord à l’ex­té­rieur, on doit pré­su­mer qu’é­tant ins­pi­rés par les prin­cipes chré­tiens, ils ne sont pas sans rela­tion avec la conver­sion inté­rieure. »
Sur ce point du refus de condam­ner, Pao­lo Pas­qua­luc­ci avance deux remarques corol­laires : en pre­mier lieu, l’op­ti­misme du pape lui fai­sait envi­sa­ger une uni­té doc­tri­nale de l’E­glise qui n’exis­tait pas ou, plus
gra­ve­ment, cou­vrait le désac­cord entre les sché­mas pré­pa­ra­toires de la Curie et les posi­tions de cer­tains théo­lo­giens dénon­cés par ces mêmes sché­mas, théo­lo­giens non seule­ment pro­té­gés par des épis­co­pats occi­den­taux, mais encore intro­duits par eux dans ces com­mis­sions pré­pa­ra­toires. De plus — second point -, par son refus de condam­ner, Jean XXIII ne tom­bait-il pas en pra­tique dans l’a­mé­ri­ca­nisme qui pro­pose d’a­ban­don­ner des par­ties caduques du dépôt de la foi ou de taire celles qui sont trop dif­fi­ciles pour les contem­po­rains ? Une sorte de rhé­to­rique de la récon­ci­lia­tion, qui pro­meut « ce que tous ont en com­mun plu­tôt que ce qui pour­rait les divi­ser » (O’Mal­ley, Did any­thing…).
L’ou­vrage du pro­fes­seur Pas­qua­luc­ci accorde la plus grande part à la réfu­ta­tion du qua­trième point pro­blé­ma­tique : la mise en avant de la tâche d’œu­vrer pour l’u­ni­té du genre humain, à un point tel qu’elle paraît deve­nir la fin ultime du concile et, peut-être, du chris­tia­nisme. Sont alors oubliées, en amont, la néces­si­té du bap­tême et, en aval, la fin ultime : la vie éter­nelle au para­dis. La démons­tra­tion com­mence par mettre en évi­dence qu’ef­fec­ti­ve­ment le dis­cours de Jean XXIII oublie ces deux dimen­sions, puis que cet oubli, s’il est repla­cé dans un contexte idéo­lo­gique plus large, est en défi­ni­tive, non une néga­tion du bap­tême et de la vie éter­nelle, mais pour le pre­mier une rela­ti­vi­sa­tion de sa néces­si­té et pour la seconde une réduc­tion à presque rien de sa dif­fé­rence d’a­vec toute réa­li­té créée, puisque la concep­tion de l’u­ni­té du genre humain visée ici en repren­drait les carac­té­ris­tiques prin­ci­pales. Avouons-le tout de suite : nous avons peine à don­ner notre accord à tous les argu­ments déve­lop­pés. Sui­vons rapi­de­ment la démons­tra­tion : au pre­mier abord, écrit Pao­lo Pas­qua­luc­ci, l’in­ten­tion du pape paraît tra­di­tion­nelle : l’u­ni­té dans le Christ par l’ac­cep­ta­tion de l’en­tière véri­té révé­lée. Tou­te­fois, la rédemp­tion qui y est affir­mée reçoit une for­mu­la­tion ambi­guë : elle appa­raît exclu­si­ve­ment objec­tive (la mort sal­vi­fique du Christ), la dimen­sion sub­jec­tive (la récep­tion par la per­sonne des mérites infi­nis de cette mort) deve­nant comme inutile. La phrase de Jean XXIII visée est celle-ci : « C’est un motif de dou­leur que de consi­dé­rer que la plus grande par­tie du genre humain — alors que tous les hommes qui naissent sont sau­vés dans le sang du Christ — ne par­ti­cipe pas encore à la source de la grâce divine qui se trouve dans l’E­glise catho­lique. » (cité p. 206) On remarque en effet une contra­dic­tion entre le cours prin­ci­pal de la phrase (qui semble poser la néces­si­té d’en­trer dans l’E­glise) et l’in­cise (où la seule condi­tion pour être sau­vé est de naître). Pour l’au­teur, cette incise ne peut expri­mer sim­ple­ment, bien que mal­adroi­te­ment, la volon­té uni­ver­selle du Salut, qui est de foi ; mais elle tend à affir­mer que cette volon­té uni­ver­selle est une réa­li­té uni­ver­selle. Dès lors, com­ment tenir les deux ? Cela ne se peut, pour­suit l’au­teur, que si l’on rabat le sur­na­tu­rel sur la nature : d’a­bord par une vision de l’homme et de sa digni­té qui aurait une vraie consis­tance en elle-même (ce que Pie X avait condam­né dans les posi­tions du Sillon) ((L’in­fluence du père de Lubac et de son livre Sur­na­tu­rel est ici notée. Il convient de pré­ci­ser qu’il s’a­git plus spé­ci­fi­que­ment de la digni­té de l’homme au regard de sa fin, et non pas, par exemple, de cette digni­té en ses impli­ca­tions bioé­thiques de res­pect de l’exis­tence.))  ; ensuite, en posant l’u­ni­té du genre humain sur cette terre, non comme la fin ultime qui reste le para­dis, mais comme une condi­tion obli­gée et natu­relle de cette fin ultime. L’ou­vrage déve­loppe alors assez lon­gue­ment (et cela en devient presque la thèse cen­trale) le mil­lé­na­risme de Jean XXIII et de Vati­can II. Par mil­lé­na­risme, dans le pré­sent ouvrage, il nous faut entendre moins une doc­trine pré­cise, qu’une accoin­tance avec des pen­sées aus­si diverses que celles de Joa­chim de Flore, du moder­niste ita­lien Buo­naiu­ti ((Il fut en par­tie le condis­ciple du sémi­na­riste Ron­cal­li. Pas­qua­luc­ci comme O’Mal­ley notent au pas­sage des points de ren­contre his­to­riques entre le futur Jean XXIII et le moder­nisme : fré­quen­ta­tions, sus­pi­cion sur un devoir don­nant lieu à une enquête. Mais cela est trop rapide pour qu’on puisse en tirer argu­ment, ce que ne font réel­le­ment d’ailleurs ni l’un ni l’autre.))  ou de la théo­so­phie, des uto­pies sécu­lières ou du New Age. « Les res­sem­blances avec une telle posi­tion dans l’Al­lo­cu­tion nous semblent assez évi­dentes. L’on dira qu’elles ne sont qu’ex­té­rieures. Quand bien même il en irait ain­si, le fait reste que l’op­ti­misme exal­tant l’a­vè­ne­ment désor­mais proche d’un Nou­vel Age de “pro­grès magni­fique” de l’homme en tant qu’­homme, appa­raît conna­tu­rel à la manière de s’ex­pri­mer de Jean XXIII. » (p. 403) L’E­glise est alors sim­ple­ment signe de ce qui existe déjà ou advient indé­pen­dam­ment d’elle. Jean XXIII n’é­nonce pas une telle thèse, mais, selon Pas­qua­luc­ci, ses pro­pos, for­te­ment relayés durant le concile, sont la base de cette dérive imma­nen­tiste bien connue. Cette démons­tra­tion, nous l’a­vons indi­qué, passe par la mise en évi­dence d’une concep­tion erro­née de la digni­té humaine qui aurait une consis­tance en elle-même et ne néces­si­te­rait pas son assomp­tion dans celle de fils de Dieu que pro­cure le bap­tême. Dans son inter­pré­ta­tion d’un pas­sage de l’al­lo­cu­tion, l’au­teur entend mon­trer une telle erreur, car il y man­que­rait la men­tion de la conver­sion. Mais, en une seule phrase, le pape emploie les expres­sions sui­vantes : « Ele­vant les hommes à la digni­té des fils de Dieu [… ] ouvre la fon­taine de sa doc­trine vivi­fiante […] les hommes illu­mi­nés par la lumière du Christ » (cité p. 186).
S’il est vrai que ce qui paraît visé dans l’en­semble du pas­sage est la connais­sance de soi et une vie plus humaine, sans men­tion de la fin sur­na­tu­relle de l’homme, il nous faut quand même faire remar­quer que les trois expres­sions rele­vées s’en­tendent ordi­nai­re­ment de la conver­sion et plus spé­ci­fi­que­ment du bap­tême. Ici, comme en quelques autres endroits, on regrette une ten­dance à vou­loir trop prou­ver… En cer­tains cas, l’au­teur admet qu’il tire de l’al­lo­cu­tion, ou d’un texte connexe, une thèse impli­cite, qu’il for­ma­lise ce qui peut être sim­ple­ment une res­sem­blance. Mais les choses étant ce qu’elles sont, le lec­teur peine à se rap­pe­ler, plu­sieurs pages plus loin, ces res­tric­tions ; il lui reste alors l’im­pres­sion d’une affir­ma­tion claire. Clar­té appa­rente qui gêne­ra aus­si le lec­teur un peu au fait de l’his­toire du mil­lé­na­risme : il est en effet pro­blé­ma­tique de mettre sous le même concept de mil­lé­na­risme des pen­sées aus­si diverses que celles men­tion­nées plus haut, aux­quelles l’au­teur ajoute encore saint Iré­née. On a même l’im­pres­sion qu’est éta­blie une cer­taine généa­lo­gie plus ou moins sou­ter­raine des plus anciennes aux plus récentes. Plus grave nous semble-t-il, puisque cela touche au dogme, il n’est pas juste de consi­dé­rer que saint Iré­née est héré­tique sur ce point : certes saint Augus­tin l’a contre­dit, et saint Tho­mas d’A­quin l’a sui­vi ; pour autant, on ne trou­ve­ra pas de condam­na­tion du Magis­tère, et l’ar­gu­men­ta­tion du Père de l’E­glise et du Doc­teur angé­lique ne peuvent en faire office. En consé­quence, s’il s’a­vé­rait que l’on montre que Jean XXIII était dans la ligne de saint Iré­née, cela n’en ferait ni un héré­tique ni un gnos­tique. Car, autre fai­blesse à notre avis, il y a une asso­cia­tion trop immé­diate entre mil­lé­na­risme et gnos­ti­cisme en cer­taines pages. Là encore, la clar­té affi­chée de cer­taines conclu­sions se devrait d’être à tout le moins tami­sée. Peut-être Pao­lo Pas­qua­luc­ci aurait-il pu suivre la cri­tique d’am­phi­bo­lo­gie (pro­po­si­tion à double sens) qu’A­me­rio avan­çait à l’en­contre de cer­tains textes conci­liaires. La phrase de Jean XXIII rele­vée par Pas­qua­luc­ci et que nous avons citée, où l’in­cise semble affir­mer une réa­li­té uni­ver­selle du salut, en est un exemple typique.
Ne peut-on faire l’hy­po­thèse que le style pané­gy­rique, notam­ment s’il est énon­cé par un tem­pé­ra­ment opti­miste — ou dans un cli­mat trop faci­le­ment opti­miste -, est un ter­rain pro­pice pour tom­ber dans une telle amphi­bo­lo­gie, elle-même source pro­bable d’er­reurs ? Sur­tout si la pein­ture idéa­li­sée ten­dant à la récon­ci­lia­tion se donne pour toute proche, à por­tée de main. A nou­veau, une jonc­tion entre le père O’Mal­ley et le pro­fes­seur Pas­qua­luc­ci se ferait. Elle pal­lie­rait ce qui nous paraît
tant une fai­blesse argu­men­ta­tive qu’une exa­gé­ra­tion dans les pro­pos du second ; comme elle pose­rait au pre­mier des ques­tions qu’il ne (se) pose pas : le style de Vati­can II peut-il être un vrai style conci­liaire, magis­té­riel ? La dis­con­ti­nui­té parais­sant si impor­tante, de quel ordre est la conti­nui­té men­tion­née ?

Quoi qu’il en soit de la réponse à ces ques­tions, l’a­na­lyse paral­lèle des deux ouvrages, avec leurs points de conver­gence, per­met d’in­ter­ro­ger les her­mé­neu­tiques trop faciles de la conti­nui­té. Mgr Mar­chet­to — dont l’ou­vrage a don­né lieu à l’in­ter­ven­tion du car­di­nal Rui­ni men­tion­née au com­men­ce­ment — accuse Albe­ri­go, l’é­cole de Bologne, ain­si que d’autres auteurs, d’a prio­ri idéo­lo­gique, parce qu’ils pos­tulent une rup­ture avec Vati­can II ; par exemple, à pro­pos d’un ouvrage col­lec­tif : « Cette his­toire conti­nue à être mar­quée par un élé­ment que nous qua­li­fions d’i­déo­lo­gique en son prin­cipe [… ] Dans cette ligne d’in­ter­pré­ta­tion sub­jec­tive et sans fon­de­ment, appa­raît l’i­dée, sous-jacente à l’her­mé­neu­tique conci­liaire dont cet ouvrage est un exemple très clair, que le grand Concile doit être vu comme “évé­ne­ment”, mais selon une pers­pec­tive his­to­rique de nou­veau­té, de rup­ture avec le pas­sé, et non de conti­nui­té et de res­pect de la Tra­di­tion, jusque dans son juste aggior­na­men­to… » ((Mgr Agos­ti­no Mar­chet­to, Il Conci­lio Ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Contrap­pun­to per la sua sto­ria, Li-bre­ria Edi­trice Vati­ca­na, 2005, p. 5–407, 35 €. Cita­tion de la p. 136 in : Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, « Il Conci­lio Ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Contrap­pun­to per la sua sto­ria », Divi­ni­tas, Anno XLIX, n. 1, 2006, Cité du Vati­can, pp. 87–92 (ici p. 90).))  Ne pour­rait-on retour­ner, comme en un miroir, le reproche d’i­déo­lo­gie ? Disons-le autre­ment, à la manière quelque peu bru­tale et iro­nique de John O’Mal­ley : « Si rien n’a chan­gé [à Vati­can II], alors il ne s’est rien pas­sé », ce à quoi le simple bon sens répugne.

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