Variations doctrinales sur la guerre juste
Remarquons que le fait de souhaiter, dans l’esprit de l’Evangile, la disparition du fléau de la guerre ne l’élimine pas pour autant, pas plus que souhaiter la disparition du péché ne saurait conduire à sa disparition effective sur cette terre. Abandonner le cadre moral d’une attitude responsable face à l’agression (la théorie de la guerre juste n’est-elle pas essentiellement cela ?) débouche d’ailleurs sur des conséquences absurdes. En jetant un discrédit global sur le métier des armes, en donnant mauvaise conscience aux défenseurs de la patrie, en refusant de fournir les repères moraux nécessaires, on risque fort de provoquer l’indifférence ou la libération des instincts violents. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au moment de la guerre d’Algérie au sujet de ce qu’on appelé, à tort ou à raison selon les cas, la torture.
Le fait de prendre pour point de départ une définition de la guerre n’incluant ni la considération des fins ni celle des moyens fausse nécessairement le raisonnement. C’est exactement comme si pour préciser la nature du pouvoir politique, on partait du Prince de Machiavel. Une déformation tout aussi incompréhensible apparaît dans la définition que l’éditorialiste de La Civiltà cattolica donne de la guerre moderne. Pour lui, est moderne la guerre qui emploie des moyens techniques démesurés. La modernité de cette guerre qualitativement nouvelle viendrait donc de la technologie, et d’elle seule. Sans vouloir minimiser la place exorbitante que tient la technologie militaire à l’époque contemporaine, ni la tentation qu’elle engendre de monter très rapidement aux extrêmes, il paraît cependant difficile de s’en tenir là pour rendre intelligible la guerre telle que le monde « moderne » la conçoit. Car le problème est d’abord politique — philosophique et moral, par conséquent, et même religieux — plutôt que technologique, et du fait même, il est plus radical. La guerre moderne est une guerre « autonome », affranchie de toute loi, où certains ont même vu matière à esthétique de la volonté de puissance (D’Annunzio, Marinetti). L’escalade technologique indéfinie que nous avons connue et connaissons encore n’en est que l’une des manifestations les plus symboliques, mais le symbole renvoie à la réalité profonde. Si la proposition avancée par le rédacteur de La Civiltà cattolica peut être jugée irréaliste, ce n’est donc pas seulement par la fausse commodité qu’elle offre — déclarons la guerre abolie, et elle disparaîtra —, mais surtout parce qu’elle passe sous silence la cause principale de tout le mal, cause que l’on pourrait définir comme une justification théorique (bien que souvent hypocrite) de la barbarie. On objectera sans doute les bonnes paroles wilsoniennes remises à l’honneur par le président des Etats-Unis et ceux qui se sont rangés à sa suite. Mais, justement, ces paroles manquent de crédibilité parce qu’elles sont démenties à toute occasion (pour n’en citer qu’une : on s’ingère en Irak pour sauver les Kurdes… pendant qu’on autorise, ou on aide, les Turcs à les réprimer jusqu’en territoire irakien). C’est que depuis Machiavel et quelques autres, « l’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse ».
Une fois de plus, on constatera que sur une question morale très importante règne un flou inacceptable. Le problème disciplinaire en matière morale ne saurait donc se réduire à la seule existence de la contestation, dans le sillage de la prétendue nouvelle morale, simple traduction en termes culturels catholiques de l’utilitarisme libéral. A côté de cette première « hérésie franche » (qui, en l’espèce, n’admet pas qu’un acte puisse par soi-même être immoral, et par conséquent justifie ou condamne la guerre en fonction, notamment, de ses conséquences plus ou moins intéressantes) existe une « semi-hérésie » dont les faiblesses ne font d’ailleurs que conforter la première. C’est la crise rampante de l’approximation, de la confusion conceptuelle, accentuée par la manie de se démarquer du patrimoine des siècles passés.