Revue de réflexion politique et religieuse.

Sombres « Lumières »

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ces pré­ten­tions à régen­ter la cir­cu­la­tion des indi­vi­dus et des idées, ne sont pas le triste apa­nage du mar­xisme, elles pré­sident éga­le­ment à la concep­tion nazie de l’histoire ; car il ne faut pas oublier de mettre en paral­lèle le mar­xisme et le nazisme, sans se réfé­rer au pacte ger­ma­no-sovié­tique, mais en remon­tant à Dar­win. Marx écri­vait à Las­salle le 16 jan­vier 1861 : « Le livre de Dar­win est très impor­tant et me sert à fon­der par les sciences natu­relles la lutte des classes dans l’histoire » ; si Marx, Lénine, Sta­line et Mao expliquent le sens de l’histoire par la lutte des classes, Hit­ler l’explique par la lutte des races. Le mar­xisme veut ins­ti­tuer une dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, le nazisme une dic­ta­ture des aryens ; le mar­xisme dénonce l’art déca­dent, le nazisme l’art dégé­né­ré ; le mar­xisme prend l’individualisme bour­geois comme bouc émis­saire, le nazisme choi­sit le juif comme cible ; le mar­xisme dénonce le capi­ta­lisme, le nazisme la plou­to­cra­tie. Dans un cas comme dans l’autre, nous nous trou­vons en pré­sence de véri­tés car­cé­rales, voire péni­ten­tiaires, qui débouchent sur un uni­vers concen­tra­tion­naire où les éclai­rés des deux camps se retrouvent sous les pro­jec­teurs des camps d’extermination.
Ces ter­ro­rismes par les Lumières sont com­plé­tés par une fré­né­sie ration­nelle qui pré­tend faire régner les lumières dans tous les domaines et dis­si­per par consé­quent toutes les ombres.
La rai­son qui veut faire des­cendre la Lumière du ciel sur la terre finit par consta­ter que la véri­té en deçà des Pyré­nées est erreur au-delà. Mon­taigne avait fait un constat désa­bu­sé de toutes ces pré­ten­dues véri­tés qui se contre­disent et il en avait conclu : « Cha­cun appelle bar­ba­rie ce qui n’est pas de son usage ». Le XVIIIe siècle se pro­po­sa de don­ner aux esprits « éclai­rés » le sens et le goût du rela­tif ; s’y atta­chèrent les récits de Swift, les Lettres per­sanes de Mon­tes­quieu et tous ces ouvrages qui vou­lurent mon­trer que ce que nous consi­dé­rions comme vrai, beau et sage était tenu ailleurs pour faux, laid et dément et que, inver­se­ment, ce que nous jugions absurde, hor­rible et fou parais­sait à d’autres évident, sédui­sant et plein de sens.
L’apparition de la socio­lo­gie éri­gea de telles consta­ta­tions en sys­tème. Pour Dur­kheim et pour Lévy-Bruhl, la morale doit céder la place à une « science des moeurs » ; il ne s’agit pas, en effet, de dire ce que les hommes devraient faire, car per­sonne n’a auto­ri­té pour en déci­der, mais d’observer et de savoir ce que les hommes font. Fai­sant de la socié­té le réser­voir et le moteur de toutes les normes, Dur­kheim ne craint pas d’affirmer qu’il ne faut pas dire que la socié­té condamne un acte parce qu’il est mau­vais, mais qu’il faut com­prendre qu’un acte est mau­vais puisque la socié­té le condamne ; c’est la peine qui fait le crime et non pas le crime qui jus­ti­fie la peine. Il n’y a donc pas de mal en soi ; la rai­son nous fait prendre conscience qu’existe dans le temps et dans l’espace un plu­ra­lisme des moeurs ; ces moeurs dif­fé­rentes et variables ont toutes « droit à la dif­fé­rence » et nous ne sau­rions pré­fé­rer tel sys­tème à tel autre puisque cha­cun d’eux existe et a été adop­té par la socié­té dont il était une expres­sion jus­ti­fiée par sa seule ins­ti­tu­tion. Comme l’avait déjà vou­lu Jere­my Ben­tham la morale est désor­mais consi­dé­rée comme « ce qui plaît au plus grand nombre ».
Aujourd’hui les vues de Dur­kheim ont été mises à jour par le struc­tu­ra­lisme à la lumière de la ter­mi­no­lo­gie de la lin­guis­tique et de la pho­no­lo­gie aux­quelles cette concep­tion du monde a emprun­té leur méthode et leurs théo­ries.
On affirme en effet que tout est lan­gage, c’est-à-dire sys­tème de codes com­po­sé de signes qui ne débouchent sur rien d’autre que sur eux-mêmes et dont la vali­di­té repose seule­ment sur la cohé­rence interne de leurs syn­taxes res­pec­tives. Il n’y a donc pas lieu de se deman­der si un acte est mau­vais ou bon en soi, comme les mora­lismes répres­sifs nous invi­taient à le faire, mais à les obser­ver en cher­chant à en repé­rer les struc­tures pour fina­le­ment consta­ter « c’est ain­si et pas autre­ment ». On ne va pas cor­ri­ger une dic­tée fran­çaise à par­tir des règles de la gram­maire anglaise, on ne va pas se poser la ques­tion de savoir quelle est la vraie cui­sine par­mi toutes celles que Chi­nois, Ita­liens, Espa­gnols ou Fran­çais pro­posent à nos dégus­ta­tions. On ne doit plus par­ler d’écarts abso­lus, mais seule­ment d’écarts réfé­ren­tiels, car il n’existe pas de bel­vé­dère fixe du haut duquel nous pour­rions dis­tri­buer les appro­ba­tions et les condam­na­tions.
Le règne des Lumières a ain­si conduit à enter­rer la Véri­té pour célé­brer l’avènement, la pro­li­fé­ra­tion et la géné­ra­tion spon­ta­née de véri­tés donc aucune n’est pré­fé­rable à une autre puisqu’elles sont toutes vraies et que tout est che­min. L’intensification du pou­voir des Lumières, dans leur sou­ci de faire éva­nouir toutes les ombres, a conduit fina­le­ment à éli­mi­ner le sujet lui-même, consi­dé­ré comme un simple acci­dent de la lumière. La per­sonne est don­née, en effet, pour un faux être-là et défi­nie comme un lieu, comme le lieu engen­dré par le recou­pe­ment de lignes de forces venues de l’extérieur.
Une fois de plus nous nous trou­vons en pré­sence de ces vieilles expli­ca­tions par le milieu qui font d’un être le pro­duit des influences reçues de la nature, du cli­mat, de la famille, des dif­fé­rents groupes sociaux, etc. Expli­ca­tion qui n’est que l’expression d’un pré­ju­gé propre à ce monde de l’homo faber qui ne pense qu’en termes de pro­duits.
Cette éli­mi­na­tion du sujet se ren­force du « maté­ria­lisme vul­gaire » dont se réclame Lévi-Strauss qui se pro­pose de réin­té­grer l’homme dans la nature jusqu’à le dis­soudre. L’homme, nous dit-on, en effet, n’est qu’un ensemble de molé­cules acci­den­tel­le­ment coa­li­sées et appe­lées un jour à se désa­gré­ger. L’homme fait par­tie de la nature au même titre que les pierres, les fleuves et les nuages et c’est au nom d’une insup­por­table pré­ten­tion qu’il s’est pris pour le roi de la Créa­tion ou pour le maître de la nature. Tout vient de la nature, y com­pris l’homme lui-même et l’ensemble de ses com­por­te­ments. Michel Fou­cault en tire alors la conclu­sion que « rien n’est contre nature puisque tout vient de la nature ». Dès lors, nous n’avons plus qu’une chose à faire, adap­ter notre com­por­te­ment à celui de l’ensemble dont nous fai­sons par­tie ; autre­ment dit nous devons « suivre l’évolution des moeurs », évo­lu­tion qui pro­cède par muta­tions brusques et qui n’est diri­gée par aucune fina­li­té.
Ces prises de posi­tions débouchent sur une hys­té­rie ludique jus­ti­fiant toutes ses fré­né­sies par un nietz­schéisme rési­duel, elles pro­clament que les Lumières nous ont mon­tré que tout était vrai et que, par consé­quent, tout était per­mis. De même que la vie est un jeu d’atomes, de même l’existence doit deve­nir un jeu tou­jours ouvert au plus grand nombre de par­te­naires pos­sible. Puisque les Lumières ont dis­si­pé toutes les ombres, y com­pris celle du faux, du laid, du mal et du péché, nous n’avons plus qu’à jouer de l’existence comme on joue du saxo­phone, à jouer avec l’existence comme on joue avec des flé­chettes, à jouer à l’existence comme on joue au poker, à jouer l’existence comme on joue une pièce de théâtre. Et puisqu’il n’y a plus de sujet, que la per­sonne n’est qu’un tas de molé­cules, nous devrons tra­vailler à « défon­cer » ce faux être-là, à le faire « écla­ter » en recou­rant pour cela aux drogues chi­miques et idéo­lo­giques qui nous ouvri­ront « les portes de la per­cep­tion », la pri­son des normes et la cage du moi. Nous sommes ain­si deve­nus omni­vores et même copro­phages ((  L’architecte Adolf Loos, ami de Karl Kraus lui-même ami de Schön­berg, écri­vait ces paroles tou­jours d’actualité : « L’homme de notre temps qui pol­lue les murs avec des signes éro­tiques ins­pi­rés par une pul­sion interne est un cri­mi­nel et un dégé­né­ré. On peut juger la culture d’un pays aux graf­fi­tis qui salissent les murs des toi­lettes ».))  au nom de cette idée que nous sommes enfin entrés dans l’âge « post-moral ».
Les Lumières, après avoir annon­cé la mort de Dieu, récla­mé la mort de l’art, célé­bré la mort de l’homme, pro­clament main­te­nant la mort du Sens. Ces prises de posi­tions toni­truantes, parées de l’uniforme ruti­lant de la moder­ni­té, ne sont pour­tant que de vieilles idées, comme il en va sou­vent de ce qui pré­tend être nou­veau. Nous les retrou­ve­rions chez cer­tains gnos­tiques, et entre autres chez les Car­po­cra­tiens, chez Dom Des­champs, ce béné­dic­tin en rup­ture de ban avec son ouvrage La Véri­té ou le Vrai sys­tème, chez le Mar­quis de Sade, chez l’esthéticien dont Kier­ke­gaard a bros­sé un por­trait si lucide et chez l’essayiste dont Mau­rice Blon­del a fait le pro­cès dans des lignes d’une admi­rable luci­di­té.
Dans L’Action de 1893, Mau­rice Blon­del démasque en effet l’esthète et l’essayiste, qui n’est autre que Mau­rice Bar­rès qu’il ne cite pas. Dès le début de sa thèse, il en parle en ces termes : « Il n’y a de véri­té que dans la contra­dic­tion, et les opi­nions ne sont sûres que si l’on en change. […] Tel se plaît à mêler les extrêmes et à com­po­ser dans un seul état de conscience l’érotisme avec l’ascétisme mys­tique ; tel à l’aide de cloi­sons étanches, déve­loppe paral­lè­le­ment un double rôle d’alcoolique et d’idéaliste. […] On a toutes les curio­si­tés. […] Réfu­ter qui ou quoi que ce soit est du der­nier béo­tien. Ni offen­sive ni défen­sive, pour qui joue à qui perd gagne, c’est l’art d’être invin­cible. […] Un jeu, voi­là la sagesse de la vie, […] une illu­sion, vic­to­rieuse de toutes les illu­sions. […] Avec même res­pect et même dédain pour le oui et pour le non, il fait bon les loger ensemble et les lais­ser s’entre-dévorer » ((  Mau­rice Blon­del, L’Action, 1893, pp. 3–6.)) .
Aujourd’hui, Arle­quin est don­né pour le type même de l’homme moderne éclai­ré et libé­ré ; son vête­ment bigar­ré est à l’image de ses errances aven­tu­rières et de ses cock­tails exis­ten­tiels où le toi n’est qu’une liqueur ou une épice sup­plé­men­taire à goû­ter sans tar­der. Mau­rice Blon­del en avait pré­vu la venue : « Le moyen de se fâcher contre Arle­quin ? » ce bala­din qui folâtre avec la vie qui pos­sède « l’inestimable vir­tuo­si­té de l’escrimeur qui, par­tout et nulle part, n’est jamais là où l’on frappe » est un « bouf­fon de l’Eternel » qui n’a nulle crainte puisqu’il a tou­jours été l’avocat de Dieu et du diable ((  Mau­rice Blon­del, op. cit. p. 9.)) . Les caprices de Pro­tée se repaissent du car­nage des idées, car celui-ci a pris pour devise : « Il faut tout connaître ».
Les Lumières ont direc­te­ment engen­dré soit des délires de la puis­sance, soit les ébrié­tés de la licence ; soit la dic­ta­ture, soit la pour­ri­ture. Elles ont fait des hommes ou bien des galé­riens qui rament selon les rythmes que leur imposent les Condu­ca­tor de l’histoire, ou bien des nau­fra­gés du radeau de la Méduse qui s’entre-dévorent dans une danse hys­té­rique. Elles ont engen­dré une lumière pola­ri­sée qui ignore les cou­leurs ou une Lumière aveu­glante qui fait éva­nouir ce qu’elle pré­tend éclai­rer et qui décide qu’elle a défi­ni­ti­ve­ment éli­mi­né les ombres, le sujet, le mal et le sens lui-même.
Face à ces pré­ten­dues Lumières, le chris­tia­nisme nous apporte un mes­sage tout autre qui n’est nul­le­ment celui d’une cré­dule mys­ti­fi­ca­tion obs­cu­ran­tiste. Il nous invite à cor­ro­der tous les rela­ti­vismes à la pierre de touche de l’Absolu. La Lumière n’est ni ce qui nous appar­tient ni ce dont nous sommes dépos­sé­dés, elle est ce à quoi nous appar­te­nons, non comme des esclaves, mais comme des ser­vi­teurs qui doivent en témoi­gner. De la lumière que nous lisons dans l’ordre des choses et dans les lumières arti­fi­cielles que nous allu­mons, nous atten­dons qu’elle réa­lise la pro­messe du « Vous serez comme des dieux » ; mais les branches de l’Arbre de la connais­sance finissent tou­jours par étouf­fer l’Arbre de vie à qui elles cachent la Lumière du ciel ((  Rap­pe­lons cette remarque iro­nique de Robert Musil, dans L’homme sans qua­li­tés, qui parle de ceux « qui consi­dèrent les légumes en conserve comme l’essence des légumes frais ».)) . Leurs hor­ti­cul­teurs y réus­sissent d’autant mieux qu’ils se recrutent par­mi les déma­gogues du pro­grès qui recourent à l’argument suprême : Vous avez peur du pro­grès parce que vous êtes vieux, tan­dis que les modernes « coquettes de Robes­pierre » ((  Rap­pe­lons qu’il s’agit là d’une for­mule uti­li­sée pen­dant la Ter­reur.))  trouvent beau­coup de charmes aux assas­sins de Dieu. La jeu­nesse est ain­si scan­da­leu­se­ment domes­ti­quée par des négriers mer­can­tiles ou média­tiques qui se vantent de la défendre en bran­dis­sant l’épouvantail du « racisme anti­jeune » et en la ravi­taillant en transes de toutes sortes ; les déma­gogues s’ingénient à faire croire « aux jeunes » que, comme les nobles sur les­quels iro­ni­sait Beau­mar­chais, ils savent tout sans jamais avoir rien appris et leur demandent de comp­ter sur l’inévitable « créa­ti­vi­té » pour méta­mor­pho­ser spon­ta­né­ment l’ignorance en com­pé­tence omni­sciente.
L’homme d’aujourd’hui est un être dés-orien­té ; c’est à dire un être qui a per­du l’Orient, ce pays sym­bo­lique où la Lumière se lève ; il sait dis­cer­ner l’aspect du ciel, mais est inca­pable de dis­cer­ner les signes des temps ((  Mat­thieu, 16, 3.)) ; car il reste satel­li­sé autour de lui-même, et consom­mant des véri­tés sans Véri­té il se grise de jeux de lumières sans Lumière. Car si nous sommes atten­tifs aux lits que creusent les rivières, l’éclairage que nous pro­je­tons sur eux nous fait oublier la source d’où les fleuves sont nés et l’océan dans lequel cha­cun d’eux s’engloutit.
Jean BRUN

(cet article a été publié dans la revue n. 43).

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