Plaidoyer pour le sacré
« Participation pleine, consciente et active de tous les fidèles aux célébrations » ; « grande valeur pédagogique de la liturgie » ; admission « des différences légitimes et des adaptations à la diversité des assemblées, des régions, des peuples, surtout dans les missions », pourvu que soit sauvegardée « l’unité substantielle du rite romain » : on ne peut qu’adhérer aux altiora principia exprimés par la constitution Sacrosanctum Concilium (( Il faut mentionner à ce propos les sacramentaux récemment ajoutés à la célébration du sacrement de mariage en Zambie : bénédiction de la chambre nuptiale où l’on dépose une image sacrée, bénédiction commune de la belle-mère et de la belle-fille pour qu’elles vivent en harmonie, dons d’objets de piété par le père de l’épouse, etc. (Adista, 25 juin 1990). Remarquons au passage que le thème de l’inculturation n’est pas forcément interprétable en un sens subversif. Les théologiens d’avant-garde l’ont si bien compris que la dernière théologie à la mode est la théologie de la contextualisation, laquelle prendrait mieux en compte la réalité de l’oppression des peuples que la théologie de l’inculturation (Emefie Ikenga-Metuh, « Contextualisation : un impératif missionnaire pour l’Eglise en Afrique dans le troisième millénaire », Sedos, juin 1990, et à l’origine, Hans Waldenfels, s.j., Kontextuelle Fundamentaltheologie, F. Schömingh, Paderborn, 1985).)) . Mais on peut les entendre de différentes façons. Au sujet de la valeur pédagogique de la liturgie, par exemple : il y a une manière d’expliquer qui évacue en fait une partie du sens. « On a donc voulu, pour rendre les rites de nouveau “performants”, dit le cardinal Lustiger, leur donner plus de transparence. Souvent on a substitué l’explication au rite, le commentaire au symbole. Un rite, un symbole doit être porté historiquement et avoir une certaine universalité sociale. Ce n’est pas un prêtre ni un groupe de gens qui peuvent inventer un symbole » (( Le Choix de Dieu, Editions de Fallois, 1987, p. 338.)) . Et d’ailleurs, aujourd’hui, lorsqu’on sonde les opinions des catholiques à propos de l’affirmation : « Ce n’était pas la peine d’abandonner la messe en latin, on ne la comprend pas vraiment mieux en français », 35% sont « plutôt d’accord » (( Sondage CSA/La Vie, La Vie, 7 juin 1990, p. 29.)) .
On touche au point fondamental. Le principe-programme : « mieux adapter aux nécessités de notre époque celles des institutions qui sont sujettes à des changements » (Sacrosanctum Concilium, n. 1) soulève, s’agissant des textes et des rites du culte divin, la question de la perception actuelle du sacré. Peut-on réellement adapter la compréhension du sacré à la rationalité moderne ? « [On a voulu] majorer la vie ordinaire, “la vie de tous les jours”, mot passe-partout dans la langue ecclésiastique. On parlait de la vie quotidienne comme du lieu où pouvait se révéler le sacré et Dieu. Ce n’est pas non plus tout à fait faux. Mais il ne faut pas pour autant oublier que l’univers moderne connaît d’autres modèles. […] Les différents champs de l’existence humaine sont pris dans des réseaux organisationnels où la symbolique de la vie est réduite, mesurée et polarisée en fonction de finalités bien précises, de projets exigeants et d’objectifs souvent économiques. Quand, témoins du Christ, nous avons adopté cette rationalité en prétendant faire entrer dans cet univers rationnel la foi et sa symbolique, nous avons pris la voie la plus difficile. Il n’y a pas là de lieu propre pour l’expression de la symbolique religieuse, puisque, par hypothèse, elle en est expulsée » (( Jean-Marie Lustiger, Le Choix de Dieu, op. cit., p. 341.)) .
L’arrière-plan idéologique
Là est bien le nœud de la crise de la liturgie : la sympathie sans borne que le religieux s’est découverte pour le profane. Cela renvoie à un débat théologique contemporain de la réforme, mais dont les origines sont antérieures, et qu’il importe de rappeler. Il a été ouvert par l’émergence de ce qu’on a appelé les théologies de la sécularisation.
A l’origine, ces théologies étaient protestantes, en particulier celle de Dietrich Bonhoeffer (( Voir D. Bonhoeffer, Qui est et qui était Jésus-Christ ?, Cerf, 1981.)) . Glosant en marge d’ un thème positiviste, elles ont développé cette idée que la foi de l’Ancien Testament inaugura, contre l’osmose païenne du divin et du cosmique, la vision d’un monde profane qui a sa consistance propre. L’Incarnation de Dieu en Jésus-Christ paracheva ce processus, tout le sacré médiateur du divin se concentrant en Jésus-Christ. De sorte que le chrétien n’a pas à s’opposer, si tant est qu’il le puisse, à la désacralisation opérée par la raison scientifique moderne dans tous les domaines, puisqu’elle est dans la ligne d’un processus biblique, ou en tout cas qu’elle le retrouve.
On veut bien que la révélation chrétienne ait en un certain sens précisé le limes du sacré, mais il s’agissait de dépaganiser le monde, ce qui s’interprète non comme une réduction du sacré, mais tout au contraire comme sa réestimation (l’assomption de la nature humaine par la divinité) et même son extension (toutes choses sont aptes à être réassumées dans le Christ). Au reste, de même que telle ou telle croyance païenne pouvait être praeparatio evangelica, tel élément du sacré païen a pu être opportunément réinvesti par la symbolique du culte chrétien. Mircea Eliade, par exemple, remarque que la structure de l’église chrétienne, spécialement byzantine, avec ses quatre parties qui représentent les quatre directions cardinales, reprendrait, selon la symbolique paléo-orientale du temple imago mundi et même copie de l’archétype céleste du monde (( Le sacré et le profane, Gallimard, 1987, pp. 56–59.)) .
Vouloir trouver des harmonies entre la prétendue désacralisation du monde opérée par l’Ancien et le Nouveau Testaments, qui est en fait une purification du religieux, et la désacralisation rationaliste, qui est la négation du religieux, relève, à la limite, de l’abus de langage. Toutes choses égales, cela reviendrait à confondre l’athéisme que les Athéniens reprochaient à Socrate avec celui de Sartre.
Plus loin encore sont allés les théologiens de la « mort de Dieu ». Pour un Thomas Altizer, le Dieu métaphysique, immuable, et surtout garant de l’ordre, est rejeté. En Jésus-Christ, Dieu s’est comme vidé de toute sa divinité, de sa souveraineté, pour prendre la condition de l’homme séculier. Dès lors, expliquera par exemple Harvey Cox, la sécularisation n’est pas à considérer comme un drame, mais au contraire comme une chance pour l’Evangile : elle est même profondément évangélique. « Comme le dit si bien Bonhoeffer, en Jésus, Dieu enseigne à l’homme à se passer de Lui, à acquérir sa maturité, à se libérer de sa dépendance infantile, à devenir pleinement homme. C’est pourquoi l’agir de Dieu en Jésus offre peu de ressources à ceux qui espèrent y trouver de quoi édifier un système total et final. Dieu ne veut pas qu’on use de lui ainsi. Il ne veut pas pour l’homme une adolescence perpétuelle, il veut absolument remettre le monde à l’homme et lui en laisser la responsabilité » (( La Cité séculière, Casterman, 1968, p. 276. )) .
Le thème est d’ailleurs dans l’air de l’époque. Ernst Bloch, dans son marxisme assez inclassable, découvre un Athéisme dans le christianisme (Gallimard, 1978). Il sauverait volontiers dans la Bible « ce qui mérite d’y être sauvé » en la « déthéocratisant » : en interprétant la Bible comme foi dans l’histoire humaine, foi dans le futur, par laquelle « elle transcende sans transcender » (p. 100). Sans oublier, bien sûr, la thèse du désenchantement du monde de Max Weber et de Marcel Gauchet, qui fait du christianisme l’accoucheur de la modernité, ni celle de René Girard pour qui le christianisme met fin à la violence sacrificielle qui serait l’essence du sacré. Autant de variations, au reste très diverses entre elles, sur la réinterprétation du christianisme à partir de la déchristianisation.
Mais il importe de revenir au projet de christianisme areligieux de Bonhoeffer. Il permet de comprendre le ressort du rapprochement opéré entre la sécularisation issue des Lumières et la désacralisation que produirait la foi. En réalité, on est au point de jonction — à l’un des points de jonction — entre le protestantisme et la modernité, où la doctrine de la justification par la foi rejoint la thèse kantienne de l’accès de l’humanité à la « majorité ».
Bonhoeffer doit certainement beaucoup à Karl Barth et à sa critique de la religion au nom de la foi, plus profondément à son rejet total de toute médiation efficace des créatures (( Voir Claude Geffré, « Sécularisation », in Dictionnaire de Spiritualité, 493–508.)) . Il y a, selon D. Bonhoeffer, convergence entre la libération de l’homme « adulte » de toutes aliénations religieuses, et le Dieu souffrant en Jésus-Christ qui s’appauvrit de son pouvoir pour enrichir l’homme. L’homme est dégagé de la misère dans laquelle le maintenait la religiosité — les œuvres — et retrouve son autonomie et sa maîtrise du monde. « Dans ce sens, on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons parlé, faisant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance » (( Résistance et soumission, Delachaux et Niestlé, Genève, 1963, p. 163.)) .
De même Friedrich Gogarten identifie le « monde » aux « œuvres » de la loi, qui ne sauraient justifier l’homme. A la différence de celui qui est encore sous la loi et qui met sa confiance dans des pratiques au sein du monde, l’homme de foi au contraire, libre face au monde, ne se fie qu’en Dieu, et acquiert une libre responsabilité vis-à-vis de l’histoire. Sans médiation aucune, sans religion, uni à Dieu par la foi seule, il accède à la seigneurie sur le monde (( Destin et espoir du monde moderne, Casterman, 1970, p. 135.)) .
L’attention est ainsi attirée sur le fait que le rationalisme moderne ne développe pas seulement les virtualités du protestantisme dans le domaine du libre examen, mais encore dans celui de la libération des œuvres (au sens de pratiques salutaires). L’essence de l’économie sacramentelle, à savoir la médiation efficace du sensible pour apporter le salut, est rejetée comme aliénant la raison humaine. Toutes les œuvres du catholicisme, sacrements, sacramentaux, culte, pèlerinages, vénération des lieux, des temps, des images, des reliques, sont évacuées tant par le protestantisme que par les Lumières comme maintenant l’homme dans la « servitude » ou en tout cas dans l’enfance.
Tout cela constitue un fond commun dans lequel ont puisé diversement, selon les besoins de leurs thèses respectives, un certain nombre de vulgarisateurs.
Un choix culturel
Le thème a séduit les catholiques « de progrès », tout à leur projet d’ouverture au monde. Le P. Marie-Dominique Chenu spécialement : « En ce vingtième siècle, avec l’extraordinaire essor de la science et des techniques, la mainmise de l’homme sur les forces de la nature et la planification des économies poussent à son extrême conscience cette dé-sacralisation. Le monde est devenu “profane”. Il serait fâcheux et erroné de voir là une défaite du christianisme ou du moins un relâchement de ses exigences. Au contraire, cette désacralisation de la science et des métiers, de la raison et de la sensibilité, de la nature et de l’histoire, des loisirs et de la culture, de la justice sociale et de l’Etat, est non seulement dans la ligne de l’histoire, mais dans le droit fil de l’Evangile » (( « L’Eglise face aux exigences de ce monde », in Pour une nouvelle image de l’Eglise (Duculot, 1970, p. 195).)) .
Le P. Jean Cardonnel traduira caricaturalement : « Ce qu’il y a de plus faux dans l’Eglise, c’est le dualisme. Il y aurait, en effet, d’un côté le spirituel et de l’autre le temporel, l’Eglise et le Monde, Dieu et les hommes et ce qui est encore plus grave : la nature et l’acte… Le propre de Jésus-Christ est d’avoir tout mélangé : il n’y a pas Dieu en soi d’un côté et les hommes de l’autre » (( Dieu est mort en Jésus-Christ, Ducros, Bordeaux, 1967, p. 216. )) . Théologie de la mort de Dieu qui se prolonge directement en liturgie de la mort du sacré : le sacré disparaît dans l’existentiel, le sacerdoce n’est « nullement un sacerdoce de rites, de célébrations cultuelles, mais un sacerdoce de vie, d’appel à la liberté, de libération » (p. 218).