Revue de réflexion politique et religieuse.

Plai­doyer pour le sacré

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

« Par­ti­ci­pa­tion pleine, consciente et active de tous les fidèles aux célé­bra­tions » ; « grande valeur péda­go­gique de la litur­gie » ; admis­sion « des dif­fé­rences légi­times et des adap­ta­tions à la diver­si­té des assem­blées, des régions, des peuples, sur­tout dans les mis­sions », pour­vu que soit sau­ve­gar­dée « l’unité sub­stan­tielle du rite romain » : on ne peut qu’adhérer aux altio­ra prin­ci­pia expri­més par la consti­tu­tion Sacro­sanc­tum Conci­lium ((  Il faut men­tion­ner à ce pro­pos les sacra­men­taux récem­ment ajou­tés à la célé­bra­tion du sacre­ment de mariage en Zam­bie : béné­dic­tion de la chambre nup­tiale où l’on dépose une image sacrée, béné­dic­tion com­mune de la belle-mère et de la belle-fille pour qu’elles vivent en har­mo­nie, dons d’objets de pié­té par le père de l’épouse, etc. (Adis­ta, 25 juin 1990). Remar­quons au pas­sage que le thème de l’inculturation n’est pas for­cé­ment inter­pré­table en un sens sub­ver­sif. Les théo­lo­giens d’avant-garde l’ont si bien com­pris que la der­nière théo­lo­gie à la mode est la théo­lo­gie de la contex­tua­li­sa­tion, laquelle pren­drait mieux en compte la réa­li­té de l’oppression des peuples que la théo­lo­gie de l’inculturation (Eme­fie Iken­ga-Metuh, « Contex­tua­li­sa­tion : un impé­ra­tif mis­sion­naire pour l’Eglise en Afrique dans le troi­sième mil­lé­naire », Sedos, juin 1990, et à l’origine, Hans Wal­den­fels, s.j., Kon­tex­tuelle Fun­da­men­tal­theo­lo­gie, F. Schö­mingh, Pader­born, 1985).)) . Mais on peut les entendre de dif­fé­rentes façons. Au sujet de la valeur péda­go­gique de la litur­gie, par exemple : il y a une manière d’expliquer qui éva­cue en fait une par­tie du sens. « On a donc vou­lu, pour rendre les rites de nou­veau “per­for­mants”, dit le car­di­nal Lus­ti­ger, leur don­ner plus de trans­pa­rence. Sou­vent on a sub­sti­tué l’explication au rite, le com­men­taire au sym­bole. Un rite, un sym­bole doit être por­té his­to­ri­que­ment et avoir une cer­taine uni­ver­sa­li­té sociale. Ce n’est pas un prêtre ni un groupe de gens qui peuvent inven­ter un sym­bole » ((  Le Choix de Dieu, Edi­tions de Fal­lois, 1987, p. 338.)) . Et d’ailleurs, aujourd’hui, lorsqu’on sonde les opi­nions des catho­liques à pro­pos de l’affirmation : « Ce n’était pas la peine d’abandonner la messe en latin, on ne la com­prend pas vrai­ment mieux en fran­çais », 35% sont « plu­tôt d’accord » ((  Son­dage CSA/La Vie, La Vie, 7 juin 1990, p. 29.)) .
On touche au point fon­da­men­tal. Le prin­cipe-pro­gramme : « mieux adap­ter aux néces­si­tés de notre époque celles des ins­ti­tu­tions qui sont sujettes à des chan­ge­ments » (Sacro­sanc­tum Conci­lium, n. 1) sou­lève, s’agissant des textes et des rites du culte divin, la ques­tion de la per­cep­tion actuelle du sacré. Peut-on réel­le­ment adap­ter la com­pré­hen­sion du sacré à la ratio­na­li­té moderne ? « [On a vou­lu] majo­rer la vie ordi­naire, “la vie de tous les jours”, mot passe-par­tout dans la langue ecclé­sias­tique. On par­lait de la vie quo­ti­dienne comme du lieu où pou­vait se révé­ler le sacré et Dieu. Ce n’est pas non plus tout à fait faux. Mais il ne faut pas pour autant oublier que l’univers moderne connaît d’autres modèles. […] Les dif­fé­rents champs de l’existence humaine sont pris dans des réseaux orga­ni­sa­tion­nels où la sym­bo­lique de la vie est réduite, mesu­rée et pola­ri­sée en fonc­tion de fina­li­tés bien pré­cises, de pro­jets exi­geants et d’objectifs sou­vent éco­no­miques. Quand, témoins du Christ, nous avons adop­té cette ratio­na­li­té en pré­ten­dant faire entrer dans cet uni­vers ration­nel la foi et sa sym­bo­lique, nous avons pris la voie la plus dif­fi­cile. Il n’y a pas là de lieu propre pour l’expression de la sym­bo­lique reli­gieuse, puisque, par hypo­thèse, elle en est expul­sée » ((  Jean-Marie Lus­ti­ger, Le Choix de Dieu, op. cit., p. 341.)) .

L’arrière-plan idéo­lo­gique

Là est bien le nœud de la crise de la litur­gie : la sym­pa­thie sans borne que le reli­gieux s’est décou­verte pour le pro­fane. Cela ren­voie à un débat théo­lo­gique contem­po­rain de la réforme, mais dont les ori­gines sont anté­rieures, et qu’il importe de rap­pe­ler. Il a été ouvert par l’émergence de ce qu’on a appe­lé les théo­lo­gies de la sécu­la­ri­sa­tion.
A l’origine, ces théo­lo­gies étaient pro­tes­tantes, en par­ti­cu­lier celle de Die­trich Bon­hoef­fer ((  Voir D. Bon­hoef­fer, Qui est et qui était Jésus-Christ ?, Cerf, 1981.)) . Glo­sant en marge d’ un thème posi­ti­viste, elles ont déve­lop­pé cette idée que la foi de l’Ancien Tes­ta­ment inau­gu­ra, contre l’osmose païenne du divin et du cos­mique, la vision d’un monde pro­fane qui a sa consis­tance propre. L’Incarnation de Dieu en Jésus-Christ par­ache­va ce pro­ces­sus, tout le sacré média­teur du divin se concen­trant en Jésus-Christ. De sorte que le chré­tien n’a pas à s’opposer, si tant est qu’il le puisse, à la désa­cra­li­sa­tion opé­rée par la rai­son scien­ti­fique moderne dans tous les domaines, puisqu’elle est dans la ligne d’un pro­ces­sus biblique, ou en tout cas qu’elle le retrouve.
On veut bien que la révé­la­tion chré­tienne ait en un cer­tain sens pré­ci­sé le limes du sacré, mais il s’agissait de dépa­ga­ni­ser le monde, ce qui s’interprète non comme une réduc­tion du sacré, mais tout au contraire comme sa rées­ti­ma­tion (l’assomption de la nature humaine par la divi­ni­té) et même son exten­sion (toutes choses sont aptes à être réas­su­mées dans le Christ). Au reste, de même que telle ou telle croyance païenne pou­vait être prae­pa­ra­tio evan­ge­li­ca, tel élé­ment du sacré païen a pu être oppor­tu­né­ment réin­ves­ti par la sym­bo­lique du culte chré­tien. Mir­cea Eliade, par exemple, remarque que la struc­ture de l’église chré­tienne, spé­cia­le­ment byzan­tine, avec ses quatre par­ties qui repré­sentent les quatre direc­tions car­di­nales, repren­drait, selon la sym­bo­lique paléo-orien­tale du temple ima­go mun­di et même copie de l’archétype céleste du monde ((  Le sacré et le pro­fane, Gal­li­mard, 1987, pp. 56–59.)) .
Vou­loir trou­ver des har­mo­nies entre la pré­ten­due désa­cra­li­sa­tion du monde opé­rée par l’Ancien et le Nou­veau Tes­ta­ments, qui est en fait une puri­fi­ca­tion du reli­gieux, et la désa­cra­li­sa­tion ratio­na­liste, qui est la néga­tion du reli­gieux, relève, à la limite, de l’abus de lan­gage. Toutes choses égales, cela revien­drait à confondre l’athéisme que les Athé­niens repro­chaient à Socrate avec celui de Sartre.
Plus loin encore sont allés les théo­lo­giens de la « mort de Dieu ». Pour un Tho­mas Alti­zer, le Dieu méta­phy­sique, immuable, et sur­tout garant de l’ordre, est reje­té. En Jésus-Christ, Dieu s’est comme vidé de toute sa divi­ni­té, de sa sou­ve­rai­ne­té, pour prendre la condi­tion de l’homme sécu­lier. Dès lors, expli­que­ra par exemple Har­vey Cox, la sécu­la­ri­sa­tion n’est pas à consi­dé­rer comme un drame, mais au contraire comme une chance pour l’Evangile : elle est même pro­fon­dé­ment évan­gé­lique. « Comme le dit si bien Bon­hoef­fer, en Jésus, Dieu enseigne à l’homme à se pas­ser de Lui, à acqué­rir sa matu­ri­té, à se libé­rer de sa dépen­dance infan­tile, à deve­nir plei­ne­ment homme. C’est pour­quoi l’agir de Dieu en Jésus offre peu de res­sources à ceux qui espèrent y trou­ver de quoi édi­fier un sys­tème total et final. Dieu ne veut pas qu’on use de lui ain­si. Il ne veut pas pour l’homme une ado­les­cence per­pé­tuelle, il veut abso­lu­ment remettre le monde à l’homme et lui en lais­ser la res­pon­sa­bi­li­té » ((  La Cité sécu­lière, Cas­ter­man, 1968, p. 276. )) .
Le thème est d’ailleurs dans l’air de l’époque. Ernst Bloch, dans son mar­xisme assez inclas­sable, découvre un Athéisme dans le chris­tia­nisme (Gal­li­mard, 1978). Il sau­ve­rait volon­tiers dans la Bible « ce qui mérite d’y être sau­vé » en la « déthéo­cra­ti­sant » : en inter­pré­tant la Bible comme foi dans l’histoire humaine, foi dans le futur, par laquelle « elle trans­cende sans trans­cen­der » (p. 100). Sans oublier, bien sûr, la thèse du désen­chan­te­ment du monde de Max Weber et de Mar­cel Gau­chet, qui fait du chris­tia­nisme l’accoucheur de la moder­ni­té, ni celle de René Girard pour qui le chris­tia­nisme met fin à la vio­lence sacri­fi­cielle qui serait l’essence du sacré. Autant de varia­tions, au reste très diverses entre elles, sur la réin­ter­pré­ta­tion du chris­tia­nisme à par­tir de la déchris­tia­ni­sa­tion.
Mais il importe de reve­nir au pro­jet de chris­tia­nisme are­li­gieux de Bon­hoef­fer. Il per­met de com­prendre le res­sort du rap­pro­che­ment opé­ré entre la sécu­la­ri­sa­tion issue des Lumières et la désa­cra­li­sa­tion que pro­dui­rait la foi. En réa­li­té, on est au point de jonc­tion — à l’un des points de jonc­tion — entre le pro­tes­tan­tisme et la moder­ni­té, où la doc­trine de la jus­ti­fi­ca­tion par la foi rejoint la thèse kan­tienne de l’accès de l’humanité à la « majo­ri­té ».
Bon­hoef­fer doit cer­tai­ne­ment beau­coup à Karl Barth et à sa cri­tique de la reli­gion au nom de la foi, plus pro­fon­dé­ment à son rejet total de toute média­tion effi­cace des créa­tures ((  Voir Claude Gef­fré, « Sécu­la­ri­sa­tion », in Dic­tion­naire de Spi­ri­tua­li­té, 493–508.)) . Il y a, selon D. Bon­hoef­fer, conver­gence entre la libé­ra­tion de l’homme « adulte » de toutes alié­na­tions reli­gieuses, et le Dieu souf­frant en Jésus-Christ qui s’appauvrit de son pou­voir pour enri­chir l’homme. L’homme est déga­gé de la misère dans laquelle le main­te­nait la reli­gio­si­té — les œuvres — et retrouve son auto­no­mie et sa maî­trise du monde. « Dans ce sens, on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons par­lé, fai­sant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diri­ger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puis­sance et sa place dans le monde par son impuis­sance » ((  Résis­tance et sou­mis­sion, Dela­chaux et Niest­lé, Genève, 1963, p. 163.)) .
De même Frie­drich Gogar­ten iden­ti­fie le « monde » aux « œuvres » de la loi, qui ne sau­raient jus­ti­fier l’homme. A la dif­fé­rence de celui qui est encore sous la loi et qui met sa confiance dans des pra­tiques au sein du monde, l’homme de foi au contraire, libre face au monde, ne se fie qu’en Dieu, et acquiert une libre res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de l’histoire. Sans média­tion aucune, sans reli­gion, uni à Dieu par la foi seule, il accède à la sei­gneu­rie sur le monde ((  Des­tin et espoir du monde moderne, Cas­ter­man, 1970, p. 135.)) .
L’attention est ain­si atti­rée sur le fait que le ratio­na­lisme moderne ne déve­loppe pas seule­ment les vir­tua­li­tés du pro­tes­tan­tisme dans le domaine du libre exa­men, mais encore dans celui de la libé­ra­tion des œuvres (au sens de pra­tiques salu­taires). L’essence de l’économie sacra­men­telle, à savoir la média­tion effi­cace du sen­sible pour appor­ter le salut, est reje­tée comme alié­nant la rai­son humaine. Toutes les œuvres du catho­li­cisme, sacre­ments, sacra­men­taux, culte, pèle­ri­nages, véné­ra­tion des lieux, des temps, des images, des reliques, sont éva­cuées tant par le pro­tes­tan­tisme que par les Lumières comme main­te­nant l’homme dans la « ser­vi­tude » ou en tout cas dans l’enfance.
Tout cela consti­tue un fond com­mun dans lequel ont pui­sé diver­se­ment, selon les besoins de leurs thèses res­pec­tives, un cer­tain nombre de vul­ga­ri­sa­teurs.

Un choix cultu­rel

Le thème a séduit les catho­liques « de pro­grès », tout à leur pro­jet d’ouverture au monde. Le P. Marie-Domi­nique Che­nu spé­cia­le­ment : « En ce ving­tième siècle, avec l’extraordinaire essor de la science et des tech­niques, la main­mise de l’homme sur les forces de la nature et la pla­ni­fi­ca­tion des éco­no­mies poussent à son extrême conscience cette dé-sacra­li­sa­tion. Le monde est deve­nu “pro­fane”. Il serait fâcheux et erro­né de voir là une défaite du chris­tia­nisme ou du moins un relâ­che­ment de ses exi­gences. Au contraire, cette désa­cra­li­sa­tion de la science et des métiers, de la rai­son et de la sen­si­bi­li­té, de la nature et de l’histoire, des loi­sirs et de la culture, de la jus­tice sociale et de l’Etat, est non seule­ment dans la ligne de l’histoire, mais dans le droit fil de l’Evangile » ((  « L’Eglise face aux exi­gences de ce monde », in Pour une nou­velle image de l’Eglise (Ducu­lot, 1970, p. 195).)) .
Le P. Jean Car­don­nel tra­dui­ra cari­ca­tu­ra­le­ment : « Ce qu’il y a de plus faux dans l’Eglise, c’est le dua­lisme. Il y aurait, en effet, d’un côté le spi­ri­tuel et de l’autre le tem­po­rel, l’Eglise et le Monde, Dieu et les hommes et ce qui est encore plus grave : la nature et l’acte… Le propre de Jésus-Christ est d’avoir tout mélan­gé : il n’y a pas Dieu en soi d’un côté et les hommes de l’autre » ((  Dieu est mort en Jésus-Christ, Ducros, Bor­deaux, 1967, p. 216. )) . Théo­lo­gie de la mort de Dieu qui se pro­longe direc­te­ment en litur­gie de la mort du sacré : le sacré dis­pa­raît dans l’existentiel, le sacer­doce n’est « nul­le­ment un sacer­doce de rites, de célé­bra­tions cultuelles, mais un sacer­doce de vie, d’appel à la liber­té, de libé­ra­tion » (p. 218).

-->