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L’in­tel­lec­tuel-mora­liste et la crise de la poli­tique

Cet article a paru pour la pre­mière fois dans la Rivis­ta di Filo­so­fia, publiée par les édi­tions Il Muli­no (Bologne), n. 1/1997, numé­ro mono­gra­phique consa­cré au thème « Phi­lo­so­phie et enga­ge­ment poli­tique ». Il a été repris dans la revue Tras­gres­sio­ni, XII, n. 23, jan­vier-avril 1997, pp. 73–84.

Est-il pos­sible de déga­ger, dans le cadre des grandes trans­for­ma­tions inter­na­tio­nales qui ont carac­té­ri­sé la der­nière décen­nie, des élé­ments cer­tains de nou­veau­té dans la rela­tion exis­tant entre les intel­lec­tuels et l’engagement poli­tique, en Ita­lie et plus géné­ra­le­ment dans le monde que l’on a l’habitude de dire « occi­den­tal » ?
1. Si l’on pre­nait à la lettre les sug­ges­tions conte­nues dans les nom­breux écrits que Nor­ber­to Bob­bio a consa­crés à ce thème, la réponse devrait être posi­tive. N’en déplaise aux plus raf­fi­nées tech­niques de com­mu­ni­ca­tion en temps réel, la crois­sance — en nombre et en domaines de spé­cia­li­sa­tion — des « opé­ra­teurs cultu­rels » a tel­le­ment élar­gi la casuis­tique qu’il est impos­sible de four­nir une ana­lyse exhaus­tive de leurs atti­tudes. Il reste donc acquis que « tout juge­ment glo­bal sur les intel­lec­tuels est tou­jours inadé­quat, trom­peur et objec­ti­ve­ment faux » ((  Nor­ber­to Bob­bio, Il dub­bio e la scel­ta. Intel­let­tua­li e potere nel­la socie­tà contem­po­ra­nea, La Nuo­va Ita­lia Scien­ti­fi­ca, Rome, 1993, p. ‑13.)) . Dans ce domaine éga­le­ment, il y a tou­te­fois une façon d’éviter le piège des fausses géné­ra­li­sa­tions : cette façon n’est autre que celle employée par tous ceux qui s’occupent scien­ti­fi­que­ment des com­por­te­ments de groupe. Il s’agit de se conten­ter de défi­nir des lignes ten­dan­cielles signi­fi­ca­tives et empi­ri­que­ment véri­fiables, qui ne valent pas pour tous les sujets indi­vi­duel­le­ment consi­dé­rés mais qui carac­té­risent dans son ensemble la « socié­té des doctes » et qui en déter­minent la per­cep­tion par les étran­gers (en l’occurrence, l’opinion publique). Si l’on pro­cède ain­si, l’évolution inter­ve­nue dans le rap­port entre intel­lec­tuels et poli­tique à par­tir des années quatre-vingt saute aux yeux et se prête à plu­sieurs sortes de consi­dé­ra­tions.
Avant de se livrer à celles-ci, il convient de se pen­cher sur une seconde obser­va­tion de Bob­bio, encore plus insi­dieuse que la pre­mière : le rap­pel de la néces­saire dis­tinc­tion, lorsqu’on aborde ce thème, entre le moment des­crip­tif et le moment nor­ma­tif. Aucun aver­tis­se­ment ne sau­rait être plus doux aux oreilles de celui qui, pro­fes­sant le cre­do webe­rien, s’efforce de réser­ver les juge­ments de valeur à un domaine sépa­ré de celui de la recherche scien­ti­fique et de la trans­mis­sion de ses résul­tats. Tou­jours pour nous en tenir à la leçon de Weber, il serait cepen­dant naïf de croire — et mal­hon­nête de faire croire — qu’en matière d’analyse un scien­ti­fique peut faire abs­trac­tion d’une réfé­rence, plus ou moins impli­cite, à la concep­tion du monde dont s’inspirent ses choix de vie quo­ti­dienne. On en veut du reste pour preuve l’équivoque dans laquelle Bob­bio lui-même est tom­bé lorsque, dans un petit livre qui a connu un grand suc­cès, il a pré­ten­du s’occuper de la dis­tinc­tion poli­tique droite/gauche « avec un cer­tain déta­che­ment » et sans se poser « le pro­blème de por­ter sur elle un juge­ment » ((  Id., Des­tra e sinis­tra, Don­zel­li, Rome, 1995, nou­velle édi­tion revue et aug­men­tée d’une réponse aux cri­tiques, p. 30 (Tr. fr. : Droite et gauche, Seuil, 1996 — N.d.T.).)) . Si sin­cère que puisse être ce pro­pos, il est démen­ti dès le moment où, en attri­buant à l’un des termes de la dua­li­té exa­mi­née une ten­dance à valo­ri­ser l’inégalité, jugée par lui oppo­sée à la « voca­tion pro­fonde » de l’histoire humaine ((  Cf. Nor­ber­to Bob­bio, « Poli­ti­ca e cultu­ra » (1962), à pré­sent dans Il dub­bio e la scel­ta, op. cit., p. 65, où l’on peut lire éga­le­ment que « le seul sens visible de l’histoire, c’est la décou­verte de l’égalité essen­tielle de tous les hommes », ce qui implique d’adopter comme « maxime fon­da­men­tale » l’impératif : « Favo­rise une éga­li­té tou­jours plus grande entre toi et ton ‑pro­chain ».)) , le phi­lo­sophe turi­nois choi­sit déjà net­te­ment son camp. Pour ne pas com­mettre des erreurs ana­logues, il faut être conscient de la part d’arbitraire impli­cite dans toute stra­té­gie cog­ni­tive et décla­rer dès le départ les objec­tifs que l’on se pro­pose d’atteindre. Dans notre cas, l’intention consiste à défi­nir pour com­men­cer les symp­tômes à nos yeux les plus impor­tants des chan­ge­ments en cours dans le domaine qui nous inté­resse, puis à insé­rer dans le dis­cours cer­tains élé­ments de juge­ment et de pro­po­si­tion sur les dilemmes qui attendent les intel­lec­tuels dési­reux d’intervenir dans la réa­li­té poli­tique et sociale de notre temps.
2. Par­tons de quelques remarques socio­lo­giques, syn­thé­tiques et néces­sai­re­ment super­fi­cielles, car l’évolution des rap­ports entre culture et enga­ge­ment poli­tique n’a pas seule­ment subi l’influence d’événements par­ti­cu­liers de por­tée his­to­rique, mais aus­si les effets de dyna­miques sociales moins bruyantes.
Même si nous adop­tons la défi­ni­tion res­treinte for­gée par Coser — les intel­lec­tuels comme men of ideas —, la pre­mière don­née dont nous devons prendre acte est leur forte crois­sance numé­rique au cours des vingt der­nières années. Le signe de ce phé­no­mène n’est pas tant l’augmentation de la sco­la­ri­sa­tion dans les pays déve­lop­pés que la pro­li­fé­ra­tion des ins­tru­ments d’expression des idées. Avec le ren­for­ce­ment des moyens audio­vi­suels et la nais­sance de nou­veaux canaux de com­mu­ni­ca­tion, la mani­pu­la­tion de signes, sym­boles, mes­sages et ensei­gne­ments — depuis tou­jours ter­rain de chasse pri­vi­lé­gié des hommes de culture — a pris des pro­por­tions que même Guy Debord, dans ses vati­ci­na­tions sur la socié­té du spec­tacle, n’avait pas pré­vues. La classe intel­lec­tuelle a tiré de cette expan­sion un double avan­tage, en termes de débou­chés pro­fes­sion­nels et d’influence : en effet, si les lieux de pro­duc­tion de paroles et d’images se mul­ti­plient et voient le nombre de leurs uti­li­sa­teurs aug­men­ter, la capa­ci­té de rayon­ne­ment du pou­voir idéo­lo­gique s’intensifie elle aus­si, même si, en rai­son des coûts éle­vés de l’innovation média­tique, la dépen­dance du pou­voir éco­no­mique ne s’atténue pas et croît au contraire dans cer­tains sec­teurs. Il est encore plus inté­res­sant de consta­ter que la majo­ri­té des nou­veaux admis n’est pas allée ren­for­cer les bas­tions clas­siques de l’intelligentsia — Uni­ver­si­té, mai­sons d’édition, jour­naux —, mais s’est dis­per­sée dans les nom­breuses « niches » créées par la révo­lu­tion infor­ma­tique, y com­pris celles de la com­mu­ni­ca­tion inter­ac­tive. L’accroissement des intel­lec­tuels comme caté­go­rie s’est donc accom­pa­gné d’une aug­men­ta­tion dras­tique de leur spé­cia­li­sa­tion, car pour s’exprimer en ligne sur Inter­net avec effi­ca­ci­té ou pour exploi­ter les avan­tages de la tech­no­lo­gie digi­tale, il faut des lan­gages et des styles dif­fé­rents de ceux que l’on emploie dans un cours ex cathe­dra ou dans les colonnes d’un quo­ti­dien.
Contrai­re­ment à ce que pré­voyaient les théo­ries à la mode, cette spé­cia­li­sa­tion n’a pas sui­vi la ligne de par­tage tra­cée par la vieille dis­tinc­tion entre les idéo­logues et les spé­cia­listes. En fait, l’alluvion de connais­sances pro­vo­quée par les nou­velles tech­no­lo­gies a plu­tôt confon­du les rôles, obli­geant les vul­ga­ri­sa­teurs d’idées géné­rales à sou­te­nir leurs argu­men­ta­tions avec des réfé­rences plus nom­breuses aux aspects empi­riques de leur appli­ca­tion et les spé­cia­listes à cla­ri­fier la com­pa­ti­bi­li­té des moyens pro­po­sés avec le cadre des valeurs com­mu­né­ment accep­tées (pour ne don­ner que deux exemples riches d’implications poli­tiques, il suf­fit de pen­ser aux débats sur les pers­pec­tives de la bio-éthique ou sur l’opportunité d’imposer des limites à la cir­cu­la­tion des mes­sages sur les « auto­routes de l’information »). D’une manière ou d’une autre, la classe intel­lec­tuelle semble aujourd’hui che­mi­ner sur la voie de la frag­men­ta­tion en une mul­ti­tude de groupes res­treints pra­ti­quant l’auto-référence, plus dési­reux de culti­ver jalou­se­ment leurs propres codes spé­cia­li­sés que d’acquérir un embryon de connais­sance uni­fi­ca­trice. Le noyau dur d’une « classe des doctes » déci­dée à exer­cer un rôle auto­nome dans la socié­té résiste un peu sous toutes les lati­tudes, mal­gré la suc­ces­sion des décep­tions idéo­lo­giques et les divi­sions intes­tines, mais il est désor­mais contraint de tenir compte d’une ten­dance latente à la tri­ba­li­sa­tion du royaume des signes.
Une troi­sième don­née a influé sur l’autoreprésentation des intel­lec­tuels dans les der­nières décen­nies, donc sur leur posi­tion­ne­ment par rap­port aux repré­sen­tants des autres pou­voirs sociaux : les pré­vi­sions sur leur appau­vris­se­ment, maté­riel et psy­cho­lo­gique, qui aurait dû en pro­vo­quer la « pro­lé­ta­ri­sa­tion », ont été démen­ties. Bien que les pro­fes­sions spé­ci­fi­que­ment défi­nis­sables comme intel­lec­tuelles res­tent, dans l’ensemble, mal payées, elles n’en ont pas moins conti­nué à garan­tir à ceux qui les exercent un cer­tain « pres­tige social », suf­fi­sant à les valo­ri­ser aux yeux de beau­coup à une époque où les dis­tances de classe se sont atté­nuées et où la ter­tia­ri­sa­tion a consi­dé­ra­ble­ment réduit le poids du tra­vail maté­riel. Les « hommes d’idées » occu­pant les marches les plus éle­vées de la hié­rar­chie interne ont joui en outre, sous l’effet de l’influence crois­sante des médias, des satis­fac­tions déri­vant d’une plus grande expo­si­tion publique : à la res­source de la parole ils ont pu ajou­ter celle de l’image. Au-delà des consé­quences spé­ci­fi­que­ment poli­tiques, aux­quelles nous ferons allu­sion plus loin, cette visi­bi­li­té s’est tra­duite dans une attes­ta­tion de pres­tige qui a eu un effet très séda­tif sur la charge de révolte que la géné­ra­tion de 68 por­tait avec elle. La pré­sence dans les salons des talk shows télé­vi­suels et la pro­mo­tion au rang de fai­seurs d’opinion aux­quels les quo­ti­diens demandent des avis sur les sujets les plus dis­pa­rates, ont agi, en somme, comme un puis­sant moyen d’intégration dans la col­lec­ti­vi­té. Le contact par les ondes avec des publics nom­breux, en par­ti­cu­lier, a « nor­ma­li­sé » le phi­lo­sophe comme le poli­to­logue, l’astrophysicien comme le lit­té­ra­teur, le contrai­gnant à renon­cer au moins en par­tie au carac­tère éso­té­rique de son lan­gage habi­tuel, mais lui offrant en com­pen­sa­tion une recon­nais­sance offi­cielle de ses pré­ro­ga­tives de conseiller à la per­sua­sion de masse (même si, dans cette optique, le « tou­to­logue » prend sou­vent la place du spé­cia­liste authen­tique).
3. Ces chan­ge­ments, en appa­rence plu­tôt indo­lores, de la condi­tion sociale de l’intellectuel ont for­te­ment influé sur sa manière de se déter­mi­ner face à la poli­tique. La fonc­tion de plus en plus cru­ciale, que l’information et la com­mu­ni­ca­tion rem­plissent à l’intérieur du cir­cuit tra­vail-temps libre, a per­mis aux « opé­ra­teurs cultu­rels » de tra­ver­ser sans dom­mages exces­sifs la crise de l’ordre bipo­laire sur lequel le monde s’était poli­ti­que­ment et idéo­lo­gi­que­ment struc­tu­ré au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. La rhé­to­rique prag­ma­tique de l’ultralibéralisme de Ronald Rea­gan et Mar­ga­ret That­cher, l’involution ter­ro­riste des uto­pies révo­lu­tion­naires et le col­lap­sus des idéaux et des régimes com­mu­nistes qui a sui­vi l’écroulement du Mur de Ber­lin, ont don­né un second souffle aux théo­ri­ciens de la fin des idéo­lo­gies et pro­pa­gé une méfiance pal­pable envers les « mau­vais maîtres » et autres pré­di­ca­teurs de modèles idéaux abs­traits. Mais tout cela n’a pas entraî­né une réduc­tion impor­tante du poids des hommes de culture dans la vie publique. Para­doxa­le­ment, le dis­cré­dit qui s’est abat­tu sur les idéo­lo­gies et sur leurs lieux de pro­duc­tion a au contraire fini par ampli­fier le rôle poli­tique des intel­lec­tuels : de divul­ga­teurs de grands pro­jets, ceux-ci se sont trans­for­més en gar­diens de la morale com­mune. La conver­sion en masse d’un bon nombre de repré­sen­tants du mar­xisme radi­cal à la cause des droits de l’homme — qui avait eu un pro­logue signi­fi­ca­tif dans l’aventure des « nou­veaux phi­lo­sophes » dès le milieu des années soixante-dix mais qui ne s’est plei­ne­ment mani­fes­tée que lorsque le socia­lisme réel s’est appro­ché de son terme —, est un exemple écla­tant mais non exclu­sif de ce phé­no­mène. Plus géné­ra­le­ment, c’est la notion même d’engagement poli­tique qui a chan­gé de sens : alors que cet enga­ge­ment évo­quait il y a encore quelques années l’agitation directe et la des­cente dans l’arène de la conflic­tua­li­té sociale, aujourd’hui on l’entend sur­tout comme un plai­doyer pour des prin­cipes éthiques, dont les médias sont deve­nus la chaire idéale. Lors de la méta­mor­phose, les tona­li­tés alar­mistes de la dénon­cia­tion, carac­té­ris­tiques de tant d’appels et mani­festes du pas­sé, n’ont pas dis­pa­ru, mais se sont adap­tées à de nou­velles cibles : on est pas­sé des paris sur l’avenir aux louanges d’un pré­sent presque tou­jours dépeint comme le « moins pire » des mondes pos­sibles et à la vitu­pé­ra­tion des embûches qui en menacent la per­pé­tua­tion.
Ce tour­nant met en sour­dine, pro­vi­soi­re­ment du moins, la polé­mique qui, dès l’époque des désac­cords entre Julien Ben­da et Paul Nizan, a oppo­sé les intel­lec­tuels qui se pro­cla­maient au-des­sus de la mêlée à ceux qui accep­taient de « se salir les mains » dans les dis­putes civiles. Si l’horizon de l’engagement poli­tique n’est plus cir­cons­crit aux rai­sons d’une par­tie, même impor­tante, de la socié­té, mais s’élargit au point de pré­tendre s’identifier aux inté­rêts objec­tifs de toute l’humanité, la voca­tion de l’intellectuel mili­tant finit en effet par coïn­ci­der, en prin­cipe du moins, avec le sou­ci de la garde de la Véri­té, typique de l’intellectuel pur. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que les « hommes d’idées » ont réus­si à se tailler une forme de pré­sence civique com­plè­te­ment auto­nome de la poli­tique. Il arrive au contraire que le refroi­dis­se­ment de la tem­pé­ra­ture idéo­lo­gique, qui d’un côté a mar­qué le déclin de la figure de l’intellectuel sym­pa­thi­sant, du tris­te­ment célèbre « com­pa­gnon de route », rap­proche d’une autre façon de la poli­tique ins­ti­tu­tion­nelle un cer­tain nombre de repré­sen­tants du monde de la culture qui s’étaient tenus à loin­taine dis­tance d’elle. Le phé­no­mène des tech­ni­ciens dans un pre­mier temps « prê­tés » à l’action gou­ver­ne­men­tale, puis pas­sés à une par­ti­ci­pa­tion stable à la poli­tique active, n’est pas seule­ment une récente mode ita­lienne. Il s’exprime depuis long­temps dans bien d’autres pays, Etats-Unis com­pris, et va de pair avec l’augmentation du nombre des uni­ver­si­taires, jour­na­listes et écri­vains qui occupent des fau­teuils par­le­men­taires. Cette ten­dance est en par­tie sti­mu­lée par le tra­vail de pro­mo­tion de nom­breux spé­cia­listes au rang d’hommes publics, tra­vail dû à la presse et à la télé­vi­sion, et par la forte ten­ta­tion de paraître qui l’accompagne. Mais il est évident qu’un autre fac­teur influe sur elle : la dif­fu­sion d’une vision « faible » et pure­ment prag­ma­tique de la poli­tique, laquelle sup­pose que les avis et les com­pé­tences comptent plus que le cha­risme et la capa­ci­té à prendre des déci­sions.
Cer­tains obser­va­teurs ont cru pou­voir déduire de ces indices que l’époque des intel­lec­tuels ani­ma­teurs de grandes et conflic­tuelles pas­sions col­lec­tives — ouverte par le couple Lumières-Révo­lu­tion et pro­lon­gée jusqu’à la fin de la guerre froide —, est désor­mais sur le déclin. Ce qui renaît sous cette for­mu­la­tion nou­velle, c’est le désir très idéo­lo­gique et un peu idyl­lique d’imaginer l’avenir comme une ère où le rôle prin­ci­pal revien­dra aux tech­ni­ciens : non plus les ingé­nieurs-démiurges dont on rêva sous Wei­mar mais les éco­no­mistes, les experts en droit consti­tu­tion­nel, les ins­ti­tuts de son­dage, les spé­cia­listes des sys­tèmes élec­to­raux, les socio­logues. En fait, la réa­li­té semble mon­trer une divi­sion du tra­vail des intel­lec­tuels enga­gés, divi­sion dic­tée par le tem­pé­ra­ment non moins que par les connais­sances de ceux qui choi­sissent telle ou telle voie. Cer­tains d’entre eux pré­fèrent appor­ter leur contri­bu­tion au fonc­tion­ne­ment du sys­tème poli­tique depuis l’intérieur : ils deviennent alors dépu­tés, séna­teurs, ministres, diplo­mates, grands com­mis de l’Etat ou (bien plus rare­ment) diri­geants de tel ou tel par­ti. D’autres choi­sissent en revanche de s’exprimer à tra­vers les cir­cuits média­tiques : ils fondent et dirigent des revues, écrivent des édi­to­riaux dans des quo­ti­diens et heb­do­ma­daires, publient des livres poli­tiques, font cir­cu­ler des lettres ouvertes et des péti­tions, envoient des mes­sages par vidéo au moyen de débats et d’entretiens, tiennent des cours et pro­noncent des confé­rences où trans­pa­raît une volon­té décla­rée de divul­guer des juge­ments de valeur. Dans les deux cas, ils choi­sissent une ligne inter­ven­tion­niste : à ceci près que dans le pre­mier cas ils acceptent d’assumer une inves­ti­ture et/ou une éti­quette, de sorte qu’ils sont inévi­ta­ble­ment bien vus sur­tout de leur camp et mal vus par les autres, tan­dis que dans le second cas ils s’ingénient géné­ra­le­ment à dis­si­mu­ler leur appar­te­nance der­rière l’écran — selon les cas et les fronts — de valeurs pré­su­mées uni­ver­selles, popu­laires ou de bon sens dont leur voix ne ser­vi­rait que d’amplificateur.
4. Que cette inno­va­tion dans le style d’intervention des intel­lec­tuels en poli­tique puisse concou­rir à civi­li­ser l’affrontement des opi­nions, voi­là qui reste à démon­trer. L’échec ou l’éclipse de quelques-unes des prin­ci­pales idéo­lo­gies du XXe siècle ne marque pas la fin de l’époque des Grands Récits, mais se contente d’en inau­gu­rer une autre : l’époque du récit sacré de la Fin de l’Histoire, de la révé­la­tion au monde du cre­do uni­ver­sel des droits de l’homme incar­né par le modèle poli­ti­co-cultu­rel occi­den­tal, la légende d’une nou­velle Arche qui a sous­trait au déluge la nom­breuse et que­rel­leuse famille de la seule idéo­lo­gie digne d’être sau­vée du désastre, le libé­ra­lisme. L’adhésion enthou­siaste d’une grande par­tie de l’establishment cultu­rel de tout l’Occident au nou­veau Verbe — que les dis­si­dents ont taxé de « pen­sée unique » pour en sou­li­gner la voca­tion à l’hégémonie — rend la cir­cu­la­tion des idées hété­ro­doxes encore plus dif­fi­cile que par le pas­sé. La convic­tion d’être le porte-parole du Juste et du Vrai face à des adver­saires plon­gés dans l’erreur ren­dait de nom­breux intel­lec­tuels imper­méables au doute, même quand l’affrontement entre les grandes concep­tions du monde qui se dis­pu­taient l’influence sur l’imaginaire col­lec­tif était, aux dires de tous, loin d’être joué. Mais le conflit entre les par­ties se char­geait de réta­blir cer­tains points d’équilibre, bien que plu­tôt pré­caires. A pré­sent qu’une seule Wel­tan­schauung s’arroge le droit d’interpréter les rai­sons de l’humanité, qui­conque réfute la pré­di­ca­tion offi­cielle se place en dehors du contexte civil. Ce n’est pas tant le poli­ti­cien pro­fes­sion­nel, qui ne réus­sit pas à se libé­rer d’un ver­nis de sec­ta­risme, qui pro­nonce son excom­mu­ni­ca­tion, que l’homme de culture, sacra­li­sé par les médias comme juge suprême, voire exclu­sif, de la légi­ti­mi­té des dis­cours et des pro­jets sou­mis à la dis­cus­sion publique.
Nous avons admis en com­men­çant que ce que nous décri­vons ici est une ten­dance, non une don­née abso­lue ; donc une règle qui pré­voit et souffre des excep­tions. Il s’agit tou­te­fois d’une ten­dance désor­mais si répan­due qu’elle devient inquié­tante par ses effets. En accep­tant le rôle de mora­liste que la vision mani­chéenne de l’universalisme libé­ral lui confie, l’intellectuel se défausse en effet de la tâche qu’il s’était pro­mis d’assumer en démo­cra­tie, celle de garant du plu­ra­lisme cultu­rel. S’il admet l’existence — en dehors et au-des­sus du sys­tème des lois posi­tives, qui devrait four­nir à chaque com­mu­nau­té les garan­ties néces­saires à s’assurer un déve­lop­pe­ment ordon­né — de prin­cipes intan­gibles et indis­cu­tables, s’il accepte de se plier à des exi­gences « éthiques » supé­rieures même au droit d’expression, alors il se trans­forme en cen­seur. En blâ­mant et en stig­ma­ti­sant les idées qui ne conviennent pas à son arrière-plan de croyances, au point de récla­mer la mise au ban de ceux qui les expriment, il éloigne la démo­cra­tie de l’horizon du « poly­théisme des valeurs » qu’elle pré­ten­dait savoir et vou­loir accueillir, à la dif­fé­rence de tous les autres régimes. Dans le même temps, l’intellectuel-moraliste bana­lise la dis­cus­sion poli­tique, en la fai­sant tour­ner autour d’idées-tabous (la paix, la liber­té, l’égalité, l’intégration raciale, la soli­da­ri­té, la coexis­tence entre les peuples) : des idées que per­sonne ne veut plus remettre en cause sur le plan théo­rique, mais dont les faits s’obstinent à ne tenir aucun compte.
Ceux qui estiment que ce tableau de la situa­tion est exa­gé­ré sont invi­tés à un exer­cice d’observation empi­rique. Il est vrai que le thème des limites struc­tu­relles du plu­ra­lisme dans les sys­tèmes poli­tiques libé­raux est appa­ru depuis long­temps ((  Nous nous per­met­tons de ren­voyer, pour une dis­cus­sion de ce thème, à notre livre La « rivo­lu­zione legale », Il Muli­no, Bologne, 1993, chap. II (« Dilem­mi del plu­ra­lis­mo e socie­tà di mas­sa »), pp. 49–80.))  et que l’un des théo­ri­ciens les plus auto­ri­sés de la démo­cra­tie libé­rale a écrit : « La tolé­rance n’est pas tou­jours une ver­tu. L’intolérance n’est pas tou­jours un vice » ((  Nor­ber­to Bob­bio, « Tol­le­ran­za e veri­tà » (1987), à pré­sent dans Il dub­bio e la scel­ta, op. cit., p. ‑210.)) . Mais ce n’est que récem­ment qu’on a vu naître une théo­rie comme celle de la poli­ti­cal cor­rect­ness, qui subor­donne ouver­te­ment la liber­té de cir­cu­la­tion des opi­nions au res­pect d’une série de réqui­sits d’opportunité éthique. En outre, si par le pas­sé il était fré­quent de lire des mani­festes à tra­vers les­quels un cer­tain nombre d’hommes de culture pre­naient posi­tion sur des faits d’actualité, dénon­çant par là des hommes et des idées qui ne leur plai­saient pas, il y a quelques années encore il aurait paru scan­da­leux qu’on pût se ser­vir d’une péti­tion afin de prendre pour cible les inten­tions — d’ailleurs sup­po­sées et non prou­vées — des défen­seurs de concep­tions dif­fé­rentes. Lorsque la chose est arri­vée, avec la publi­ca­tion en France durant l’été 1993 de l’« Appel à la vigi­lance » signé par qua­rante repré­sen­tants de la culture poli­ti­que­ment « enga­gée » (par­mi les­quels Eco, Bour­dieu, Der­ri­da, Duby, Ros­san­da, Ver­nant, Viri­lio, etc.) — qui, se décla­rant « pré­oc­cu­pés par la réap­pa­ri­tion, dans la vie intel­lec­tuelle fran­çaise et euro­péenne, de cou­rants anti­dé­mo­cra­tiques », appe­laient à l’exclusion des mai­sons d’édition, des organes de presse et des uni­ver­si­tés, d’autres intel­lec­tuels à leurs yeux sus­pects en tant que défen­seurs de la « dis­pa­ri­tion de toute démar­ca­tion entre droite et gauche [et] d’un pré­su­mé renou­veau des idées de nation et d’identité cultu­relle » ((  Cf. le texte com­plet de l’appel et le com­men­taire, sous forme d’entretien, d’Umberto Eco (« Il pen­sie­ro è una conti­nua vigi­lan­za »), in Jean-Marie Colom­ba­ni, Soprav­vi­verà la sinis­tra ai socia­lis­ti ?, Dia­ba­sis, Reg­gio Emi­lia, 1994, pp. 209–218 (éd. fr. : La gauche sur­vi­vra-t-elle aux socia­listes ?, Flam­ma­rion, 1994 — N.d.T.).))  —, seules quelques voix iso­lées se sont levées pour condam­ner l’initiative. Ce qui ne doit pas éton­ner : lorsque la dis­si­dence est com­pa­rée à la vio­la­tion des tables de la loi de la morale uni­ver­selle, ceux qui s’en rendent cou­pables assument devant l’opinion publique (la for­ma­tion des cri­tères de juge­ment de celle-ci étant consi­dé­rée par l’intellectuel-moraliste comme sa tâche fon­da­men­tale) la phy­sio­no­mie du bar­bare, qui mérite un des­tin de pros­crit. La répro­ba­tion, qui s’abat sys­té­ma­ti­que­ment sur ceux qui osent mettre en dis­cus­sion la supé­rio­ri­té des sté­réo­types cultu­rels occi­den­taux sur ceux des popu­la­tions d’autres zones de la pla­nète — à com­men­cer par les Arabes, habi­tuel­le­ment englo­bés dans le cli­ché de l’« inté­grisme isla­mique » —, en est un exemple sup­plé­men­taire et non moins signi­fi­ca­tif.
Il n’est pas encore dit que ce rôle sacer­do­tal, de « noble patriarche », oracle et gar­dien des bases imma­té­rielles d’un ordre ins­pi­ré du way of life sor­ti vain­queur de la guerre froide, soit des­ti­né à s’imposer pour une longue période comme idéal-type du rap­port entre intel­lec­tuel et enga­ge­ment poli­tique. Les dif­fé­rents signes de résis­tance à cette ten­dance qui se sont mani­fes­tés ces der­nières années ne doivent pas être sous-esti­més ((  Cf. par exemple les pages de Pierre-André Taguieff, « Esprit démo­cra­tique et loi du soup­çon. Le sens du débat dans une démo­cra­tie plu­ra­liste », dans son livre Sur la Nou­velle droite, Des­cartes & Cie, Paris, 1994, pp. 337–391.)) . Si tou­te­fois cela adve­nait, il y aurait au moins deux bonnes rai­sons de le regret­ter. En pre­mier lieu parce que, tous les juge­ments de valeur répu­tés en har­mo­nie avec les prin­cipes de la morale uni­ver­selle étant sous­traits au droit et au devoir de cri­tique