Revue de réflexion politique et religieuse.

L’in­tel­lec­tuel-mora­liste et la crise de la poli­tique

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Cet article a paru pour la pre­mière fois dans la Rivis­ta di Filo­so­fia, publiée par les édi­tions Il Muli­no (Bologne), n. 1/1997, numé­ro mono­gra­phique consa­cré au thème « Phi­lo­so­phie et enga­ge­ment poli­tique ». Il a été repris dans la revue Tras­gres­sio­ni, XII, n. 23, jan­vier-avril 1997, pp. 73–84.

Est-il pos­sible de déga­ger, dans le cadre des grandes trans­for­ma­tions inter­na­tio­nales qui ont carac­té­ri­sé la der­nière décen­nie, des élé­ments cer­tains de nou­veau­té dans la rela­tion exis­tant entre les intel­lec­tuels et l’engagement poli­tique, en Ita­lie et plus géné­ra­le­ment dans le monde que l’on a l’habitude de dire « occi­den­tal » ?
1. Si l’on pre­nait à la lettre les sug­ges­tions conte­nues dans les nom­breux écrits que Nor­ber­to Bob­bio a consa­crés à ce thème, la réponse devrait être posi­tive. N’en déplaise aux plus raf­fi­nées tech­niques de com­mu­ni­ca­tion en temps réel, la crois­sance — en nombre et en domaines de spé­cia­li­sa­tion — des « opé­ra­teurs cultu­rels » a tel­le­ment élar­gi la casuis­tique qu’il est impos­sible de four­nir une ana­lyse exhaus­tive de leurs atti­tudes. Il reste donc acquis que « tout juge­ment glo­bal sur les intel­lec­tuels est tou­jours inadé­quat, trom­peur et objec­ti­ve­ment faux » ((  Nor­ber­to Bob­bio, Il dub­bio e la scel­ta. Intel­let­tua­li e potere nel­la socie­tà contem­po­ra­nea, La Nuo­va Ita­lia Scien­ti­fi­ca, Rome, 1993, p. ‑13.)) . Dans ce domaine éga­le­ment, il y a tou­te­fois une façon d’éviter le piège des fausses géné­ra­li­sa­tions : cette façon n’est autre que celle employée par tous ceux qui s’occupent scien­ti­fi­que­ment des com­por­te­ments de groupe. Il s’agit de se conten­ter de défi­nir des lignes ten­dan­cielles signi­fi­ca­tives et empi­ri­que­ment véri­fiables, qui ne valent pas pour tous les sujets indi­vi­duel­le­ment consi­dé­rés mais qui carac­té­risent dans son ensemble la « socié­té des doctes » et qui en déter­minent la per­cep­tion par les étran­gers (en l’occurrence, l’opinion publique). Si l’on pro­cède ain­si, l’évolution inter­ve­nue dans le rap­port entre intel­lec­tuels et poli­tique à par­tir des années quatre-vingt saute aux yeux et se prête à plu­sieurs sortes de consi­dé­ra­tions.
Avant de se livrer à celles-ci, il convient de se pen­cher sur une seconde obser­va­tion de Bob­bio, encore plus insi­dieuse que la pre­mière : le rap­pel de la néces­saire dis­tinc­tion, lorsqu’on aborde ce thème, entre le moment des­crip­tif et le moment nor­ma­tif. Aucun aver­tis­se­ment ne sau­rait être plus doux aux oreilles de celui qui, pro­fes­sant le cre­do webe­rien, s’efforce de réser­ver les juge­ments de valeur à un domaine sépa­ré de celui de la recherche scien­ti­fique et de la trans­mis­sion de ses résul­tats. Tou­jours pour nous en tenir à la leçon de Weber, il serait cepen­dant naïf de croire — et mal­hon­nête de faire croire — qu’en matière d’analyse un scien­ti­fique peut faire abs­trac­tion d’une réfé­rence, plus ou moins impli­cite, à la concep­tion du monde dont s’inspirent ses choix de vie quo­ti­dienne. On en veut du reste pour preuve l’équivoque dans laquelle Bob­bio lui-même est tom­bé lorsque, dans un petit livre qui a connu un grand suc­cès, il a pré­ten­du s’occuper de la dis­tinc­tion poli­tique droite/gauche « avec un cer­tain déta­che­ment » et sans se poser « le pro­blème de por­ter sur elle un juge­ment » ((  Id., Des­tra e sinis­tra, Don­zel­li, Rome, 1995, nou­velle édi­tion revue et aug­men­tée d’une réponse aux cri­tiques, p. 30 (Tr. fr. : Droite et gauche, Seuil, 1996 — N.d.T.).)) . Si sin­cère que puisse être ce pro­pos, il est démen­ti dès le moment où, en attri­buant à l’un des termes de la dua­li­té exa­mi­née une ten­dance à valo­ri­ser l’inégalité, jugée par lui oppo­sée à la « voca­tion pro­fonde » de l’histoire humaine ((  Cf. Nor­ber­to Bob­bio, « Poli­ti­ca e cultu­ra » (1962), à pré­sent dans Il dub­bio e la scel­ta, op. cit., p. 65, où l’on peut lire éga­le­ment que « le seul sens visible de l’histoire, c’est la décou­verte de l’égalité essen­tielle de tous les hommes », ce qui implique d’adopter comme « maxime fon­da­men­tale » l’impératif : « Favo­rise une éga­li­té tou­jours plus grande entre toi et ton ‑pro­chain ».)) , le phi­lo­sophe turi­nois choi­sit déjà net­te­ment son camp. Pour ne pas com­mettre des erreurs ana­logues, il faut être conscient de la part d’arbitraire impli­cite dans toute stra­té­gie cog­ni­tive et décla­rer dès le départ les objec­tifs que l’on se pro­pose d’atteindre. Dans notre cas, l’intention consiste à défi­nir pour com­men­cer les symp­tômes à nos yeux les plus impor­tants des chan­ge­ments en cours dans le domaine qui nous inté­resse, puis à insé­rer dans le dis­cours cer­tains élé­ments de juge­ment et de pro­po­si­tion sur les dilemmes qui attendent les intel­lec­tuels dési­reux d’intervenir dans la réa­li­té poli­tique et sociale de notre temps.

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