Revue de réflexion politique et religieuse.

L’in­tel­lec­tuel-mora­liste et la crise de la poli­tique

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

4. Que cette inno­va­tion dans le style d’intervention des intel­lec­tuels en poli­tique puisse concou­rir à civi­li­ser l’affrontement des opi­nions, voi­là qui reste à démon­trer. L’échec ou l’éclipse de quelques-unes des prin­ci­pales idéo­lo­gies du XXe siècle ne marque pas la fin de l’époque des Grands Récits, mais se contente d’en inau­gu­rer une autre : l’époque du récit sacré de la Fin de l’Histoire, de la révé­la­tion au monde du cre­do uni­ver­sel des droits de l’homme incar­né par le modèle poli­ti­co-cultu­rel occi­den­tal, la légende d’une nou­velle Arche qui a sous­trait au déluge la nom­breuse et que­rel­leuse famille de la seule idéo­lo­gie digne d’être sau­vée du désastre, le libé­ra­lisme. L’adhésion enthou­siaste d’une grande par­tie de l’establishment cultu­rel de tout l’Occident au nou­veau Verbe — que les dis­si­dents ont taxé de « pen­sée unique » pour en sou­li­gner la voca­tion à l’hégémonie — rend la cir­cu­la­tion des idées hété­ro­doxes encore plus dif­fi­cile que par le pas­sé. La convic­tion d’être le porte-parole du Juste et du Vrai face à des adver­saires plon­gés dans l’erreur ren­dait de nom­breux intel­lec­tuels imper­méables au doute, même quand l’affrontement entre les grandes concep­tions du monde qui se dis­pu­taient l’influence sur l’imaginaire col­lec­tif était, aux dires de tous, loin d’être joué. Mais le conflit entre les par­ties se char­geait de réta­blir cer­tains points d’équilibre, bien que plu­tôt pré­caires. A pré­sent qu’une seule Wel­tan­schauung s’arroge le droit d’interpréter les rai­sons de l’humanité, qui­conque réfute la pré­di­ca­tion offi­cielle se place en dehors du contexte civil. Ce n’est pas tant le poli­ti­cien pro­fes­sion­nel, qui ne réus­sit pas à se libé­rer d’un ver­nis de sec­ta­risme, qui pro­nonce son excom­mu­ni­ca­tion, que l’homme de culture, sacra­li­sé par les médias comme juge suprême, voire exclu­sif, de la légi­ti­mi­té des dis­cours et des pro­jets sou­mis à la dis­cus­sion publique.
Nous avons admis en com­men­çant que ce que nous décri­vons ici est une ten­dance, non une don­née abso­lue ; donc une règle qui pré­voit et souffre des excep­tions. Il s’agit tou­te­fois d’une ten­dance désor­mais si répan­due qu’elle devient inquié­tante par ses effets. En accep­tant le rôle de mora­liste que la vision mani­chéenne de l’universalisme libé­ral lui confie, l’intellectuel se défausse en effet de la tâche qu’il s’était pro­mis d’assumer en démo­cra­tie, celle de garant du plu­ra­lisme cultu­rel. S’il admet l’existence — en dehors et au-des­sus du sys­tème des lois posi­tives, qui devrait four­nir à chaque com­mu­nau­té les garan­ties néces­saires à s’assurer un déve­lop­pe­ment ordon­né — de prin­cipes intan­gibles et indis­cu­tables, s’il accepte de se plier à des exi­gences « éthiques » supé­rieures même au droit d’expression, alors il se trans­forme en cen­seur. En blâ­mant et en stig­ma­ti­sant les idées qui ne conviennent pas à son arrière-plan de croyances, au point de récla­mer la mise au ban de ceux qui les expriment, il éloigne la démo­cra­tie de l’horizon du « poly­théisme des valeurs » qu’elle pré­ten­dait savoir et vou­loir accueillir, à la dif­fé­rence de tous les autres régimes. Dans le même temps, l’intellectuel-moraliste bana­lise la dis­cus­sion poli­tique, en la fai­sant tour­ner autour d’idées-tabous (la paix, la liber­té, l’égalité, l’intégration raciale, la soli­da­ri­té, la coexis­tence entre les peuples) : des idées que per­sonne ne veut plus remettre en cause sur le plan théo­rique, mais dont les faits s’obstinent à ne tenir aucun compte.
Ceux qui estiment que ce tableau de la situa­tion est exa­gé­ré sont invi­tés à un exer­cice d’observation empi­rique. Il est vrai que le thème des limites struc­tu­relles du plu­ra­lisme dans les sys­tèmes poli­tiques libé­raux est appa­ru depuis long­temps ((  Nous nous per­met­tons de ren­voyer, pour une dis­cus­sion de ce thème, à notre livre La « rivo­lu­zione legale », Il Muli­no, Bologne, 1993, chap. II (« Dilem­mi del plu­ra­lis­mo e socie­tà di mas­sa »), pp. 49–80.))  et que l’un des théo­ri­ciens les plus auto­ri­sés de la démo­cra­tie libé­rale a écrit : « La tolé­rance n’est pas tou­jours une ver­tu. L’intolérance n’est pas tou­jours un vice » ((  Nor­ber­to Bob­bio, « Tol­le­ran­za e veri­tà » (1987), à pré­sent dans Il dub­bio e la scel­ta, op. cit., p. ‑210.)) . Mais ce n’est que récem­ment qu’on a vu naître une théo­rie comme celle de la poli­ti­cal cor­rect­ness, qui subor­donne ouver­te­ment la liber­té de cir­cu­la­tion des opi­nions au res­pect d’une série de réqui­sits d’opportunité éthique. En outre, si par le pas­sé il était fré­quent de lire des mani­festes à tra­vers les­quels un cer­tain nombre d’hommes de culture pre­naient posi­tion sur des faits d’actualité, dénon­çant par là des hommes et des idées qui ne leur plai­saient pas, il y a quelques années encore il aurait paru scan­da­leux qu’on pût se ser­vir d’une péti­tion afin de prendre pour cible les inten­tions — d’ailleurs sup­po­sées et non prou­vées — des défen­seurs de concep­tions dif­fé­rentes. Lorsque la chose est arri­vée, avec la publi­ca­tion en France durant l’été 1993 de l’« Appel à la vigi­lance » signé par qua­rante repré­sen­tants de la culture poli­ti­que­ment « enga­gée » (par­mi les­quels Eco, Bour­dieu, Der­ri­da, Duby, Ros­san­da, Ver­nant, Viri­lio, etc.) — qui, se décla­rant « pré­oc­cu­pés par la réap­pa­ri­tion, dans la vie intel­lec­tuelle fran­çaise et euro­péenne, de cou­rants anti­dé­mo­cra­tiques », appe­laient à l’exclusion des mai­sons d’édition, des organes de presse et des uni­ver­si­tés, d’autres intel­lec­tuels à leurs yeux sus­pects en tant que défen­seurs de la « dis­pa­ri­tion de toute démar­ca­tion entre droite et gauche [et] d’un pré­su­mé renou­veau des idées de nation et d’identité cultu­relle » ((  Cf. le texte com­plet de l’appel et le com­men­taire, sous forme d’entretien, d’Umberto Eco (« Il pen­sie­ro è una conti­nua vigi­lan­za »), in Jean-Marie Colom­ba­ni, Soprav­vi­verà la sinis­tra ai socia­lis­ti ?, Dia­ba­sis, Reg­gio Emi­lia, 1994, pp. 209–218 (éd. fr. : La gauche sur­vi­vra-t-elle aux socia­listes ?, Flam­ma­rion, 1994 — N.d.T.).))  —, seules quelques voix iso­lées se sont levées pour condam­ner l’initiative. Ce qui ne doit pas éton­ner : lorsque la dis­si­dence est com­pa­rée à la vio­la­tion des tables de la loi de la morale uni­ver­selle, ceux qui s’en rendent cou­pables assument devant l’opinion publique (la for­ma­tion des cri­tères de juge­ment de celle-ci étant consi­dé­rée par l’intellectuel-moraliste comme sa tâche fon­da­men­tale) la phy­sio­no­mie du bar­bare, qui mérite un des­tin de pros­crit. La répro­ba­tion, qui s’abat sys­té­ma­ti­que­ment sur ceux qui osent mettre en dis­cus­sion la supé­rio­ri­té des sté­réo­types cultu­rels occi­den­taux sur ceux des popu­la­tions d’autres zones de la pla­nète — à com­men­cer par les Arabes, habi­tuel­le­ment englo­bés dans le cli­ché de l’« inté­grisme isla­mique » —, en est un exemple sup­plé­men­taire et non moins signi­fi­ca­tif.
Il n’est pas encore dit que ce rôle sacer­do­tal, de « noble patriarche », oracle et gar­dien des bases imma­té­rielles d’un ordre ins­pi­ré du way of life sor­ti vain­queur de la guerre froide, soit des­ti­né à s’imposer pour une longue période comme idéal-type du rap­port entre intel­lec­tuel et enga­ge­ment poli­tique. Les dif­fé­rents signes de résis­tance à cette ten­dance qui se sont mani­fes­tés ces der­nières années ne doivent pas être sous-esti­més ((  Cf. par exemple les pages de Pierre-André Taguieff, « Esprit démo­cra­tique et loi du soup­çon. Le sens du débat dans une démo­cra­tie plu­ra­liste », dans son livre Sur la Nou­velle droite, Des­cartes & Cie, Paris, 1994, pp. 337–391.)) . Si tou­te­fois cela adve­nait, il y aurait au moins deux bonnes rai­sons de le regret­ter. En pre­mier lieu parce que, tous les juge­ments de valeur répu­tés en har­mo­nie avec les prin­cipes de la morale uni­ver­selle étant sous­traits au droit et au devoir de cri­tique

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