Revue de réflexion politique et religieuse.

Les roman­ciers amé­ri­cains et leur socié­té

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La pro­fes­sion de « cri­tique de la socié­té » est un phé­no­mène amé­ri­cain de longue date qui s’ex­plique par le fait que, jus­te­ment, la cri­tique s’exerce à sens unique. Tout est objet de dénon­cia­tion, sou­vent féroce, mais jamais cette dénon­cia­tion ne s’a­dresse aux causes véri­tables de ce qui est à cri­ti­quer. Le dogme veut que l’A­mé­rique soit consi­dé­rée comme une socié­té idéale, du moins dans ses pré­sup­po­si­tions : elle est déjà démo­cra­tique, mais on peut tou­jours pous­ser la démo­cra­tie vers davan­tage de démo­cra­tie, grâce à l’ap­pro­fon­dis­se­ment sans fin du plu­ra­lisme, de la tolé­rance, des droits de l’homme, du libre échange, de l’en­tente raciale, réins­tau­rée la « révo­lu­tion cultu­relle » en Chine, moins la vio­lence et les mas­sacres. Mao Tsé-toung avait pro­cla­mé la lutte comme prin­cipe de la socié­té com­mu­niste nais­sante : lutte et com­pé­ti­tion entre deux bri­gades de tra­vail, deux uni­ver­si­tés, et natu­rel­le­ment, entre l’an­cien et le neuf. Lutte éner­vante et qui occupe l’at­ten­tion des gens, fait sur­gir la peur et la vio­lence.
Aux Etats-Unis il n’y a ni com­mu­nisme ni lutte de classe, mais il y a bien l’é­mu­la­tion inces­sante vers davan­tage de démo­cra­tie, de res­sources pour telle caté­go­rie de la socié­té, de tolé­rance reli­gieuse, de renou­vel­le­ment des éner­gies et de la pro­duc­tion. Cette lutte et l’é­tat d’es­prit qu’elle fait naître se limite à des objec­tifs fina­le­ment maté­riels ain­si qu’aux slo­gans dont on se sert afin de répandre l’i­déal d’une socié­té sans pro­blèmes dans toutes les couches de la socié­té. Celle-ci subit par consé­quent un condi­tion­ne­ment per­ma­nent dans l’exer­cice de la démo­cra­tie en vue de l’a­mé­lio­ra­tion sans fin et recom­men­cée tous les matins. Le résul­tat est que la cri­tique de la socié­té — socié­té sacra­li­sée, ne l’ou­blions pas, à défaut d’un Etat ou d’une Eglise sacra­li­sés ! — ne s’exerce qu’o­bli­que­ment, indi­rec­te­ment, ou dans des termes auto­ri­sés. Il y a, bien sûr, une petite mino­ri­té de pro­fes­seurs mar­xistes et une autre mino­ri­té d’in­tel­lec­tuels sau­gre­nus, mais outre que leurs pro­pos se perdent dans l’a­gi­ta­tion quo­ti­dienne pour l’i­déal super-démo­cra­tique, leur ter­mi­no­lo­gie ne trouve pas de sol nour­ri­cier par­mi les slo­gans tou­jours neufs, tou­jours les mêmes.
En fin de compte, le véri­table rôle de « cri­tique social » échoit aux roman­ciers. Pas aux intel­lec­tuels, pas aux ensei­gnants, pas aux publi­cistes — caté­go­ries tenues à l’œil par les fer­vents de l’i­déo­lo­gie démocratico/utopienne, et dis­ci­pli­nées car dépen­dants de leurs employeurs : jour­naux, uni­ver­si­tés, fon­da­tions cultu­relles. Les roman­ciers, eux, dépendent du public, dirait-on. Mais la lit­té­ra­ture et l’art ne sont guère consi­dé­rés dans l’A­mé­rique éter­nel­le­ment puri­taine comme des acti­vi­tés vrai­ment sérieuses. Il faut qu’il y ait, dans une socié­té qui se res­pecte, des écri­vains et des artistes — je pense à la lit­té­ra­ture sérieuse, pas aux pro­duits vul­gaires de la caté­go­rie des best-sel­lers et en-des­sous — mais ils ne contri­buent point à ce qui compte en pre­mière et der­nière ana­lyse : la démo­cra­tie et le busi­ness.
C’est cette négli­gence tein­tée d’un peu de mépris qui les rend libres de dire ce qu’ils veulent car cela reste sans consé­quence, non-mesu­rable sur  l’é­chelle maté­rielle et idéo­lo­gique. Mais atten­tion : les roman­ciers fran­çais depuis Rabe­lais et même avant, ont été des cri­tiques par­fois féroces de leur socié­té. Bal­zac fus­ti­geant l’argent, Sten­dhal la socié­té de la Res­tau­ra­tion, Zola la misère, etc., sont des accu­sa­teurs publics. La dif­fé­rence déci­sive avec les roman­ciers amé­ri­cains, je la vois en ceci : les écri­vains fran­çais, et euro­péens en géné­ral, y com­pris les Russes de la période tsa­riste, ont accu­sé une socié­té don­née, cher­chant, naï­ve­ment ou pas, peu importe, à la chan­ger, à créer une socié­té meilleure : plus équi­li­brée, plus roya­liste et chré­tienne, plus répu­bli­caine et laïque, moins domi­née par l’argent, etc. Les roman­ciers amé­ri­cains attaquent et démo­lissent  la socié­té en tant que telle, le fait social, le ras­sem­ble­ment des êtres humains en une socié­té orga­ni­sée.
Pour­quoi ? Leur expé­rience du fait social leur inculque l’i­dée qu’une socié­té est tou­jours fausse, arti­fi­cielle, inau­then­tique, gui­dée par l’in­té­rêt des groupes de pres­sion occultes, enfin un ensemble de slo­gans où la parole humaine se pros­ti­tue en une langue de bois com­mer­ciale faite de pieu­se­ries égoïstes bien camou­flées (c’est un peu la même chose chez les écri­vains sous le régime sovié­tique : la langue de bois est celle du Par­ti).
N’ou­blions pas une chose extrê­me­ment impor­tante : l’é­cri­vain euro­péen est héri­tier d’une phi­lo­so­phie aris­to­té­li­cienne et d’une poli­tique cicé­ro­nienne — je sim­pli­fie cet héri­tage — c’est-à-dire qu’il tient pour acquis, nor­mal et natu­rel que l’homme vit en socié­té, que ses facul­tés s’y épa­nouissent au lieu de se robo­ti­ser et s’u­ni­for­mi­ser. L’é­cri­vain amé­ri­cain ne pos­sède point cet héri­tage phi­lo­so­phique où la socié­té est pré­sen­tée comme bonne et posi­tive ;  au contraire, son héri­tage puri­tain pro­pose une petite élite pré­des­ti­née au salut, le reste de la socié­té étant com­po­sé de dam­nés, de lais­sés-pour-compte par un Dieu sévère et point misé­ri­cor­dieux. Alors la socié­té n’est valable que lors­qu’elle est par­faite ;  autre­ment c’est une chose à sus­pec­ter, à fus­ti­ger, à vomir.

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