Revue de réflexion politique et religieuse.

Les roman­ciers amé­ri­cains et leur socié­té

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

On pour­rait ali­gner D. Sal­lin­ger avec ses gar­çons d’un milieu ras­su­rant et bour­geois mais qui ne trouvent pas leur place ; John Updike dont les héros sont per­pé­tuel­le­ment en fuite ; Nor­man Mai­ler qui, au milieu de la guerre du Paci­fique démonte la psy­cho­lo­gie du sol­dat, être fra­gile, sans espoir et sans idéal, et qui ne sait pour­quoi on l’a envoyé  se faire mas­sa­crer. C’est déjà, en 1943, le pres­sen­ti­ment des mili­taires envoyés au Viet­nam et qui vivront un drame pareil : il y a l’in­di­vi­du et il y a la socié­té qui le mani­pule, s’en débar­rasse, soit par la faillite dans le bus­si­ness soit par le mas­sacre à Hué. Peu sont ceux qui pro­fitent, à la manière de Jack Kerouac, d’un noma­disme libre­ment épau­lé ; mais Kerouac aus­si, après une brève car­rière de héros épo­nyme (voir son ouvrage typique, Sur la route), s’é­teint jeune, ouvrant le che­min aux dro­gués qui, eux, choi­sissent d’al­ler jus­qu’au bout de l’é­ter­nelle fuite.
Il convient de voir ces cas et ces des­crip­tions sur le fond d’une socié­té vivant sous des couches entières de faux-sem­blant. D’un coté, elle per­met, voire encou­rage, la réus­site indi­vi­duelle (self-made-man, terme superbe pour décrire la réa­li­té), d’un autre, elle mar­gi­na­lise inexo­ra­ble­ment les non-réus­sites, mot à prendre stric­te­ment dans le sens moné­taire, maté­riel. Aus­si l’é­cri­vain, à moins qu’il soit best-sel­lers, n’est-il jamais une « réus­site » car son indi­vi­dua­lisme ne débouche sur rien de mesu­rable, rien d’es­ti­mable. En outre, la vul­ga­ri­té étant à l’hon­neur jus­qu’aux poli­ti­ciens et aux pré­lats, com­ment l’é­cri­vain qui a son­dé les pro­fon­deurs de la condi­tion humaine ne mesu­re­rait-il pas le mépris géné­ral des mots, du style, de la nuance et de la sub­ti­li­té ? La mode étant à la « com­mu­ni­ca­tion », divi­ni­té que servent les cours de lycée, les ordi­na­teurs, l’in­dus­trie et les poli­ti­ciens, il est ipso fac­to natu­rel que rien ne soit com­mu­ni­qué qui vaille. Saul Bel­low, autre roman­cier et prix Nobel, l’a dit récem­ment (mais à la télé­vi­sion, ce qui enlève toute valeur à son témoi­gnage) : « Notre devoir, à nous, écri­vains, est de rendre aux mots leur signi­fi­ca­tion, de com­mu­ni­quer la véri­té humaine, point la fac­ti­ci­té, le faux, l’in­si­gni­fiant gon­flé par les médias ». Pro­pos pathé­tiques et qui ne servent qu’à faire croire aux audi­teurs du petit écran qu’ils absorbent, grâce à la géné­ro­si­té d’une indus­trie ou d’une banque, des doses de culture.
Car, jus­te­ment, en dépit de leur véri­té, les roman­ciers amé­ri­cains sont, eux aus­si, pré­sen­tés comme des sales­men qui n’ont même pas droit à leur propre tra­gé­die. Ils ne sont pas, de par leur situa­tion et enca­dre­ment social, des Ulysse, des Per­ce­val, des Don Qui­chotte, des Faust, des Ras­kol­ni­kov, des Dante dans l’En­fer, figures mi-réelles, mi-mythiques de la lit­té­ra­ture occi­den­tale, euro­péenne. Ce ne sont que des mar­gi­naux, des figures d’un décor, loin du centre qui est occu­pé par le super-star, le super-gla­dia­teur, et sur­tout par le super-busi­ness­man. Il leur reste la soli­tude dans le vacarme, la posi­tion du guide tolé­ré mais écar­té, du bon type mais extra­va­gant, inclas­sable, une sorte d’a­gi­té. N’empêche que c’est lui, le roman­cier, qui mesure cette socié­té, la pèse dans la balance du réel. C’est lui qui sau­ve­ra les meubles et peut-être les âmes.

THOMAS MOLNAR

Catho­li­ca, n. 13

-->