Revue de réflexion politique et religieuse.

Les roman­ciers amé­ri­cains et leur socié­té

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Voilà ce qui est res­pon­sable de ce que le roman­cier amé­ri­cain, caté­go­rie pas­sa­ble­ment super­flue et non par­ti­ci­pante à l’é­di­fi­ca­tion d’une démo­cra­tie tou­jours plus démo­cra­tique, se situe en dehors de la socié­té et contre elle. Selon les époques, cette atti­tude prend des formes qui font la diver­si­té des sujets, mais toutes ont l’an­ti-socié­té comme axe prin­ci­pal. Rete­nons encore une fois qu’il se consi­dère comme  un out­si­der, voire une espèce de hors-la-loi, un peu à l’ins­tar des voleurs de bétail dans le Far West du dix-neu­vième siècle (out­law) que tra­quait  le shé­rif. Il s’a­git, d’une  cer­taine manière, d’une lit­té­ra­ture d’é­va­sion, mais éva­sion per­ma­nente, vis­cé­rale, condam­na­toire. Il s’a­git aus­si du noma­disme lit­té­raire quoique point dans le sens d’un Ras­ti­gnac décla­rant la guerre à la socié­té afin, un jour, d’en occu­per le som­met et de s’in­té­grer à l’Es­ta­blish­ment, mais dans le sens de reje­ter l’as­so­cia­tion des hommes en une socié­té poli­cée.
Il n’y a rien de plus facile que de citer des noms et des cas. Her­man Mel­ville avec son clas­sique, Moby Dick, la baleine géante qua­si-mythique à la pour­suite de laquelle se lance le Capi­taine Ahab comme à la recherche d’une réa­li­té, loin de ce que peut offrir la com­pa­gnie des êtres humains. N. Haw­thorn, autre clas­sique avec sa Lettre écar­late, la lettre A comme adul­tère que l’on brû­lait sur l’é­paule des femmes dans les villes puri­taines de l’A­mé­rique des ori­gines. Tho­reau et son Wal­den, lieu de refuge, loin des hommes, où l’au­teur trouve la paix et la soli­tude. Mark Twain avec son Tom Sawyer et son Huck­le­ber­ry Finn, deux gar­çons  échap­pant à la sur­veillance de la famille et cher­chant l’a­ven­ture sur le Mis­sis­sip­pi. Un blanc et un noir : ami­tié en un temps où la fra­ter­ni­sa­tion raciale vous met­tait au ban de l’hu­ma­ni­té et de la socié­té des bien-pen­sants. Feni­more Cooper et ses romans par­mi les Indiens, à la fois craints et admi­rés pour leur liber­té inso­ciable. Ain­si les grands auteurs du siècle pas­sé jouent sur deux thèmes : l’at­trait de l’es­pace afin de sor­tir de la socié­té orga­ni­sée, et la recherche d’êtres plus natu­rels (Indiens, cow­boys, hors-la-loi, ani­maux même) dont l’exis­tence sert d’a­ver­tis­se­ment contre le fait social, tou­jours en porte-à-faux, tou­jours cou­pable, tou­jours hypo­crite.
Le ving­tième siècle n’est pas en reste. Répé­tons que même une variante nou­velle de la socié­té, la socié­té indus­trielle moderne, n’est pas à même de modi­fier, de cal­mer le refus abso­lu du roman­cier amé­ri­cain. Au contraire, plus la socié­té veut l’in­té­grer, lui pré­pa­rer une « posi­tion », et plus il se montre récal­ci­trant, inquiet. Face à Jacques Thi­bault, le gar­çon sen­sible du roman-fleuve de Roger Mar­tin du Gard, mais que la sor­tie de l’a­do­les­cence ren­dra plus sobre à la socié­té, il y a le jeune homme de La tra­gé­die amé­ri­caine du réa­liste Théo­dore Drei­ser qui écha­faude tout un plan de se fian­cer avec une jeune fille riche, puis de l’as­sas­si­ner au milieu d’un lac, lors d’une par­tie de plai­sir. La conclu­sion, c’est la pri­son et la chaise élec­trique. Dans un registre plus pai­sible mais non moins néga­teur de la socié­té, il y a « la géné­ra­tion per­due » (lost gene­ra­tion) de Heming­way, de Scott Fitz­ge­rald, de Dos Pas­sos qui se réfu­gient, c’est bien le mot, en Europe après la guerre, y séjournent en exi­lés, n’ont guère de bien à dire sur leur pays natal et se sin­gu­la­risent soit au moyen du dan­dysme, de l’a­ven­ture à la Heming­way, ou d’une espèce de pro­gres­sisme moins poli­tique qu’in­di­vi­dua­liste. Faulk­ner, lui, est un exi­lé de l’in­té­rieur, bien que, cas excep­tion­nel, il soit davan­tage enra­ci­né dans son Sud pré-indus­triel. Seule­ment, être du Sud équi­vaut déjà à un exil par rap­port à l’A­mé­rique réelle, indus­tria­li­sée, méca­ni­sée, sur-orga­ni­sée, du Nord.
Pour­sui­vons nos échan­tillons avec Natha­nael West dont les nou­velles et courts romans sont situés dans les villes dépay­santes comme New York et Los Angeles, et dans la capi­tale fac­tice du ciné­ma, Hol­ly­wood. Cha­cun de ses « héros » est un anti-héros,un reje­té, un mar­gi­nal, un type pas bien dans sa peau et qui serait tra­gique si la psy­cho­lo­gie sociale lui per­met­tait d’a­voir des pro­blèmes curables. Tel qu’il est, il est sur­tout soli­taire (Lone­ly­hearts) subis­sant les coups de pied du des­tin mais n’ayant pas le cou­rage de se déga­ger. Stein­beck avec Les rai­sins de la colère ne  fait que dénon­cer sur ses cen­taines de pages l’in­jus­tice de la socié­té, du gou­ver­ne­ment, des struc­tures, qui font du fer­mier une classe aux abois, les parias de l’in­dus­tria­li­sa­tion. La famille se déra­cine, lève l’ancre pour deve­nir une bande de nomades. Même le super-best-sel­ler, Autant en emporte le vent de Mar­ga­ret Mit­chell, roman sans pré­ten­tion phi­lo­so­phique, raconte l’his­toire d’un déra­ci­ne­ment davan­tage que celle de la guerre civile. Aban­don d’un ordre social qui s’ef­fondre et n’est rem­pla­cé que par les abus, l’in­jus­tice, une nou­velle exploi­ta­tion.
Puis le cas d’une série d’autres best-sel­lers, d’au­teur Ers­kine Cal­well avec Tobac­co Road, God’s Lit­tle Acre, The Jour­ney­man et d’autres titres, au-des­sus de la cin­quan­taine. De quoi s’a­git-il ? Encore une fois du Sud qui s’é­tend au-delà des hori­zons, par­mi les tout petits fer­miers, noirs et blancs, les pre­miers ser­vant de proies aux seconds, et ceux-ci à la des­truc­tion d’un mode de vie qui était celui de terres plus pros­pères et d’une popu­la­tion séden­taire. Le héros — et cela nous rap­pelle les scan­dales de pré­di­ca­teurs comme Jim­my Swag­gaert, Jim­my Bakers — est un pré­di­ca­teur iti­né­rant ayant Dieu et la ver­tu dans la bouche, mais en véri­té nomade qui triche au cartes et déva­lise ses ouailles cré­dules. Faire fi de la socié­té et de l’Ec­cle­sia, puis s’en aller la bourse pleine, jus­qu’au pro­chain vil­lage et la pro­chaine fausse prière. Non loin des sujets de Cald­well et son milieu rural, l’ur­bain Arthur Mil­ler dont la grande pièce, La mort d’un com­mis voya­geur, intri­gua et scan­da­li­sa l’A­mé­rique de l’a­près-guerre. C’est qu’au lieu de célé­brer les ver­tus amé­ri­caines, ver­tus plus ver­tueuses encore au sor­tir d’une croi­sade vic­to­rieuse, Mil­ler mit en scène le per­son­nage prin­ci­pal de la socié­té, le sales­man, mon­trant que sous les dehors faits de sou­rires et d’au­to-satis­fac­tion, il peut y avoir la tra­gé­die dont on a cru qu’elle a été enter­rée dans la Grèce antique. La tra­gé­die de Willie Loman consiste dans sa pro­fonde tris­tesse sous la façade obli­ga­toi­re­ment gaie que la socié­té lui impose. Son effon­dre­ment vien­dra lorsque ses fils lui jettent au visage qu’il n’a été qu’un bouf­fon jouant à l’homme-moyen-réus­site-sociale. Il en meurt.

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