Les philosophies politiques de la normalité
La controverse qui a suivi la publication de la Théorie de la justice n’a d’ailleurs jamais débordé du cadre de la querelle entre libertariens et sociaux-démocrates. Richard Rorty est celui qui a sans doute le mieux compris que cette théorie n’aboutissait qu’à mieux renforcer sa propre conception ironique de l’ordre politique. Il est reconnaissant envers Rawls d’avoir achevé le travail des Lumières en mettant hors-jeu la philosophie après la religion et en affirmant ainsi le primat absolu de la procédure démocratique sur la philosophie (( « En matière de théorie sociale, on peut donc négliger les questions qui touchent à la non-historicité de la nature humaine, à la nature du moi, au motif qui oriente le comportement moral et au sens de l’existence humaine, et considérer qu’elles sont tout aussi étrangères à la politique que l’étaient, pour Jefferson, les questions se rapportant à la Trinité et la transsubstantiation » (R. Rorty, « Du primat de la démocratie sur la philosophie », dans La sécularisation de la pensée, op. cit., p. 42). Un peu plus loin, Rorty poursuit : « Dire qu’il n’y a pas de place pour les questions que Nietzsche ou Loyola auraient posées, ce n’est pas dire que les idées de l’un ou de l’autre soient inintelligibles […]. C’est dire que le conflit entre ces hommes et nous est si grand qu’il n’est plus question de “préférence”. Pour nous, héritiers des Lumières, ce sont des fous. Et, si nous en arrivons à penser cela, c’est qu’il n’y a aucun moyen de considérer Nietzsche et Loyola comme des concitoyens de notre démocratie constitutionnelle… » (ibid., pp. 47–48).)) . Il se confirme ainsi que tout raisonnement sur les fondements de la démocratie, dans l’état historique où elle est arrivée, ne peut guère s’opérer que dans la perspective nihiliste de la postmodernité.
Du consensus à la répression du dissensus
Jürgen Habermas s’efforce depuis des années de sauver ce qui peut l’être d’une version forte, ou la moins faible possible, des fins de la modernité. C’est une entreprise difficile, d’autant plus que lui-même a eu l’occasion de montrer par le passé à quel point la « raison instrumentale » qui domine toute la modernité était incapable de s’intéresser à autre chose qu’aux moyens. On ne peut s’attendre à le voir revenir à quelque téléologie objective paléomoderne, car il en rejette expressément l’idée (( Voir notamment de J. Habermas, La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, éd. française, Armand Colin, février 1993, en particulier le chapitre 3, qui présente un tableau des « thèmes de la pensée postmétaphysique », et l’annexe « Retour à la métaphysique ? Compte rendu d’une tendance » dirigée contre le néo-kantien Henrich et contre Robert Spaemann, seul véritable protagoniste du retour à la métaphysique en Allemagne. Sachant que Habermas récuse partiellement l’interprétation systémique de Luhmann et qu’il a abandonné la critique de la technique présentée par l’Ecole de Francfort, on en retiendra que sa position est vraiment incommode : ni prémoderne, ni postmoderne, ni même moderne à proprement ‑parler. )) . Habermas défend en fait une position toute proche de celle de Rawls, style mis à part, en ce sens que pour lui la question morale des fins ne se pose pas à la collectivité (chacun se faisant la morale qui lui convient, ainsi que sa religion), et que seule importe celle de la procédure de discussion permettant d’arriver à un consensus sinon fondateur, du moins stabilisateur. Quant à la méthode, il s’agit de la même ascèse de mise entre parenthèses que chez Rawls : c’est ce que Habermas nomme l’éthique de la discussion. Celle-ci, toutefois, se différencie par le fait qu’elle voudrait faire apparaître un sujet collectif, un nous, pour pouvoir définir la vérité du moment : « La vérité controversée de normes ne se laisse thématiser que dans la perspective de la première personne du pluriel, “par nous” ; car c’est à chaque fois à “notre” reconnaissance que sont renvoyées les prétentions à la validité normatives ». Pour faire émerger cette nouvelle sorte de conscience collective, il faut obtenir « un décloisonnement universel des perspectives individuelles des participants » (( J. Habermas, De l’éthique de la discussion. Que signifie le terme “Diskursethik”, Cerf, 1992, p. 139. Dans le même ouvrage, Habermas rappelle la théorie de Rawls (pp. 18–19) et la critique partiellement (pp. 180–184), lui reprochant en particulier de ne pas trouver les moyens d’éliminer du débat les conceptions « ‑fondamentalistes ».)) .
Cette brève incursion au cœur de la production habermasienne laisse apparaître l’exiguïté des différences entre la postmodernité et la néomodernité, de même que leur dissymétrie. Dès que se trouvent définitivement dissociées la question du bien et celle de la justice, on voit mal comment pourrait subsister un véritable ciment collectif. La seule ambition de la reconstruction néomoderne est d’obtenir la cohésion d’un consensus : « La performance spécifique du discours argumentatif consiste alors à réaménager dans les images du monde tout ce qui ne convient pas aux exigences de la logique, afin d’établir une cohérence systématique interne au monde ; cela, sous la présupposition générale que l’analytique ne réfère plus le monde à un fondement extramondain, mais au lieu de cela explicite les légalités universelles qui établissent une connexion immanente des choses dans le monde » (( Jean-Marc Ferry, loc. cit., p. 95 (NDLR : passage souligné par ‑nous).)) . Cette ambition est-elle si différente du volontarisme pur exprimé par un déconstructeur comme Richard Rorty : « Je soutiens […] qu’à partir du moment où nous avons pris congé de Dieu, nous avons tacitement et progressivement commencé à prendre congé du “vrai, au sens inconditionnel du terme”. Il se peut, selon moi, que nous soyons en route, ou du moins sur le point de nous rapprocher d’une culture où la liberté pourrait ne dépendre que d’elle-même » (( R. Rorty, « Réponse à Thomas McCarthy », dans l’ouvrage collectif Lire Rorty. Le pragmatisme et ses conséquences, éd. de l’Eclat, 1992, p. ‑181.)) . Nous possédons dans des énonciations de ce type une excellente formulation de l’essence originelle du nouveau totalitarisme, qui commence par asservir la moralité humaine à la technique du discours, ou à la pure affirmation, et s’achève dans la contrainte politique exercée sur les ennemis réels ou potentiels de la société prétendument ouverte, en fait la plus repliée sur elle-même que l’on ait jamais vue sous le soleil.
Effectivement, le thème de la répression du dissensus retient toute l’attention des penseurs de ce système. John Rawls, par exemple, consacre un long passage à la question des limites de la liberté. Pour lui, celle-ci est illimitée par elle-même. Mais en admettant ce qu’il appelle, comme on l’a vu, le « principe de la liberté égale pour tous », il n’en reste pas moins que l’équilibre réfléchi impose des restrictions : « La seule raison pour refuser les libertés égales pour tous est qu’on évite ainsi une injustice encore plus grande ». Ces restrictions ne peuvent pas se fonder, comme le voudrait saint Thomas d’Aquin, sur les fondements objectifs de l’ordre public, le droit naturel, etc., mais sur le sens commun tel que le conçoit la majorité. Rawls considère que ce sont les « formes d’argumentations généralement acceptées » qui doivent établir « qu’il y a ingérence de manière assez certaine dans les fondements de l’ordre public » (( Théorie de la justice, op. cit., pp. 250–251. On appréciera les expressions « généralement acceptées » et « assez ‑certaine ».)) . Le raisonnement se fait plus subtil quand il touche à la casuistique : faut-il tolérer les intolérants ? Rawls est partagé entre deux sentiments opposés : la tolérance éduque les intolérants qui, à force de bénéficier des libertés des autres, finiront par se civiliser et donc par relativiser leurs prétentions (il appelle cela le « principe psychologique ») ; et d’autre part, la nécessité de prévenir la catastrophe que serait le triomphe des intolérants. « La conclusion est donc que, tandis qu’une secte intolérante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liberté devrait être limitée seulement quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celles des institutions de la liberté sont en danger » (( Ibid., pp. 252–257.)) . On conviendra que la situation est moralement arbitraire, mais logique au regard des postulats initiaux. Ce même type de raisonnement se rencontrait déjà explicitement chez Karl Popper, presque mot pour mot, quand il discutait ce qu’il appelait le « paradoxe de la tolérance » : « Je ne veux pas dire qu’il faille toujours empêcher l’expression de théories intolérantes. Tant qu’il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple » (( La société ouverte, op. cit., p. 106, note 4 renvoyée p. 222. D’autres paradoxes sont mentionnés, dont celui « de la démocratie, ou plus exactement du gouvernement de la majorité : à savoir que celle-ci peut décider de donner le pouvoir à un tyran ». C’est, autrement dit, le cas où le peuple souverain vote mal… Popper ne sait que ‑répondre.)) .
Dans leur commune perspective intramondaine (J.-M. Ferry), les philosophies politiques de la modernité finissante veulent que la violence cède au droit, mais ramènent invariablement celui-ci à n’être qu’une norme de la majorité. Ce positivisme juridique découle de la logique propre des Lumières et de leur projet d’autonomie poussé à son terme : seulement il s’est longtemps camouflé sous des dehors empruntés, alors qu’aujourd’hui il se présente de manière épurée parce qu’il ne reste plus rien pour le fonder que le pragmatisme d’un discours de domination.
Bernard DUMONT
Catholica, n. 38