Revue de réflexion politique et religieuse.

Les phi­lo­so­phies poli­tiques de la nor­ma­li­té

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La contro­verse qui a sui­vi la publi­ca­tion de la Théo­rie de la jus­tice n’a d’ailleurs jamais débor­dé du cadre de la que­relle entre liber­ta­riens et sociaux-démo­crates. Richard Ror­ty est celui qui a sans doute le mieux com­pris que cette théo­rie n’aboutissait qu’à mieux ren­for­cer sa propre concep­tion iro­nique de l’ordre poli­tique. Il est recon­nais­sant envers Rawls d’avoir ache­vé le tra­vail des Lumières en met­tant hors-jeu la phi­lo­so­phie après la reli­gion et en affir­mant ain­si le pri­mat abso­lu de la pro­cé­dure démo­cra­tique sur la phi­lo­so­phie ((  « En matière de théo­rie sociale, on peut donc négli­ger les ques­tions qui touchent à la non-his­to­ri­ci­té de la nature humaine, à la nature du moi, au motif qui oriente le com­por­te­ment moral et au sens de l’existence humaine, et consi­dé­rer qu’elles sont tout aus­si étran­gères à la poli­tique que l’étaient, pour Jef­fer­son, les ques­tions se rap­por­tant à la Tri­ni­té et la trans­sub­stan­tia­tion » (R. Ror­ty, « Du pri­mat de la démo­cra­tie sur la phi­lo­so­phie », dans La sécu­la­ri­sa­tion de la pen­sée, op. cit., p. 42). Un peu plus loin, Ror­ty pour­suit : « Dire qu’il n’y a pas de place pour les ques­tions que Nietzsche ou Loyo­la auraient posées, ce n’est pas dire que les idées de l’un ou de l’autre soient inin­tel­li­gibles […]. C’est dire que le conflit entre ces hommes et nous est si grand qu’il n’est plus ques­tion de “pré­fé­rence”. Pour nous, héri­tiers des Lumières, ce sont des fous. Et, si nous en arri­vons à pen­ser cela, c’est qu’il n’y a aucun moyen de consi­dé­rer Nietzsche et Loyo­la comme des conci­toyens de notre démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle… » (ibid., pp. 47–48).)) . Il se confirme ain­si que tout rai­son­ne­ment sur les fon­de­ments de la démo­cra­tie, dans l’état his­to­rique où elle est arri­vée, ne peut guère s’opérer que dans la pers­pec­tive nihi­liste de la post­mo­der­ni­té.

Du consen­sus à la répres­sion du dis­sen­sus

Jür­gen Haber­mas s’efforce depuis des années de sau­ver ce qui peut l’être d’une ver­sion forte, ou la moins faible pos­sible, des fins de la moder­ni­té. C’est une entre­prise dif­fi­cile, d’autant plus que lui-même a eu l’occasion de mon­trer par le pas­sé à quel point la « rai­son ins­tru­men­tale » qui domine toute la moder­ni­té était inca­pable de s’intéresser à autre chose qu’aux moyens. On ne peut s’attendre à le voir reve­nir à quelque téléo­lo­gie objec­tive paléo­mo­derne, car il en rejette expres­sé­ment l’idée ((  Voir notam­ment de J. Haber­mas, La pen­sée post­mé­ta­phy­sique. Essais phi­lo­so­phiques, éd. fran­çaise, Armand Colin, février 1993, en par­ti­cu­lier le cha­pitre 3, qui pré­sente un tableau des « thèmes de la pen­sée post­mé­ta­phy­sique », et l’annexe « Retour à la méta­phy­sique ? Compte ren­du d’une ten­dance » diri­gée contre le néo-kan­tien Hen­rich et contre Robert Spae­mann, seul véri­table pro­ta­go­niste du retour à la méta­phy­sique en Alle­magne. Sachant que Haber­mas récuse par­tiel­le­ment l’interprétation sys­té­mique de Luh­mann et qu’il a aban­don­né la cri­tique de la tech­nique pré­sen­tée par l’Ecole de Franc­fort, on en retien­dra que sa posi­tion est vrai­ment incom­mode : ni pré­mo­derne, ni post­mo­derne, ni même moderne à pro­pre­ment ‑par­ler. )) . Haber­mas défend en fait une posi­tion toute proche de celle de Rawls, style mis à part, en ce sens que pour lui la ques­tion morale des fins ne se pose pas à la col­lec­ti­vi­té (cha­cun se fai­sant la morale qui lui convient, ain­si que sa reli­gion), et que seule importe celle de la pro­cé­dure de dis­cus­sion per­met­tant d’arriver à un consen­sus sinon fon­da­teur, du moins sta­bi­li­sa­teur. Quant à la méthode, il s’agit de la même ascèse de mise entre paren­thèses que chez Rawls : c’est ce que Haber­mas nomme l’éthique de la dis­cus­sion. Celle-ci, tou­te­fois, se dif­fé­ren­cie par le fait qu’elle vou­drait faire appa­raître un sujet col­lec­tif, un nous, pour pou­voir défi­nir la véri­té du moment : « La véri­té contro­ver­sée de normes ne se laisse thé­ma­ti­ser que dans la pers­pec­tive de la pre­mière per­sonne du plu­riel, “par nous” ; car c’est à chaque fois à “notre” recon­nais­sance que sont ren­voyées les pré­ten­tions à la vali­di­té nor­ma­tives ». Pour faire émer­ger cette nou­velle sorte de conscience col­lec­tive, il faut obte­nir « un décloi­son­ne­ment uni­ver­sel des pers­pec­tives indi­vi­duelles des par­ti­ci­pants » ((  J. Haber­mas, De l’éthique de la dis­cus­sion. Que signi­fie le terme “Dis­kur­se­thik”, Cerf, 1992, p. 139. Dans le même ouvrage, Haber­mas rap­pelle la théo­rie de Rawls (pp. 18–19) et la cri­tique par­tiel­le­ment (pp. 180–184), lui repro­chant en par­ti­cu­lier de ne pas trou­ver les moyens d’éliminer du débat les concep­tions « ‑fon­da­men­ta­listes ».)) .
Cette brève incur­sion au cœur de la pro­duc­tion haber­ma­sienne laisse appa­raître l’exiguïté des dif­fé­rences entre la post­mo­der­ni­té et la néo­mo­der­ni­té, de même que leur dis­sy­mé­trie. Dès que se trouvent défi­ni­ti­ve­ment dis­so­ciées la ques­tion du bien et celle de la jus­tice, on voit mal com­ment pour­rait sub­sis­ter un véri­table ciment col­lec­tif. La seule ambi­tion de la recons­truc­tion néo­mo­derne est d’obtenir la cohé­sion d’un consen­sus : « La per­for­mance spé­ci­fique du dis­cours argu­men­ta­tif consiste alors à réamé­na­ger dans les images du monde tout ce qui ne convient pas aux exi­gences de la logique, afin d’établir une cohé­rence sys­té­ma­tique interne au monde ; cela, sous la pré­sup­po­si­tion géné­rale que l’analytique ne réfère plus le monde à un fon­de­ment extra­mon­dain, mais au lieu de cela expli­cite les léga­li­tés uni­ver­selles qui éta­blissent une connexion imma­nente des choses dans le monde » ((  Jean-Marc Fer­ry, loc. cit., p. 95 (NDLR : pas­sage sou­li­gné par ‑nous).)) . Cette ambi­tion est-elle si dif­fé­rente du volon­ta­risme pur expri­mé par un décons­truc­teur comme Richard Ror­ty : « Je sou­tiens […] qu’à par­tir du moment où nous avons pris congé de Dieu, nous avons taci­te­ment et pro­gres­si­ve­ment com­men­cé à prendre congé du “vrai, au sens incon­di­tion­nel du terme”. Il se peut, selon moi, que nous soyons en route, ou du moins sur le point de nous rap­pro­cher d’une culture où la liber­té pour­rait ne dépendre que d’elle-même » ((  R. Ror­ty, « Réponse à Tho­mas McCar­thy », dans l’ouvrage col­lec­tif Lire Ror­ty. Le prag­ma­tisme et ses consé­quences, éd. de l’Eclat, 1992, p. ‑181.)) . Nous pos­sé­dons dans des énon­cia­tions de ce type une excel­lente for­mu­la­tion de l’essence ori­gi­nelle du nou­veau tota­li­ta­risme, qui com­mence par asser­vir la mora­li­té humaine à la tech­nique du dis­cours, ou à la pure affir­ma­tion, et s’achève dans la contrainte poli­tique exer­cée sur les enne­mis réels ou poten­tiels de la socié­té pré­ten­du­ment ouverte, en fait la plus repliée sur elle-même que l’on ait jamais vue sous le soleil.
Effec­ti­ve­ment, le thème de la répres­sion du dis­sen­sus retient toute l’attention des pen­seurs de ce sys­tème. John Rawls, par exemple, consacre un long pas­sage à la ques­tion des limites de la liber­té. Pour lui, celle-ci est illi­mi­tée par elle-même. Mais en admet­tant ce qu’il appelle, comme on l’a vu, le « prin­cipe de la liber­té égale pour tous », il n’en reste pas moins que l’équilibre réflé­chi impose des res­tric­tions : « La seule rai­son pour refu­ser les liber­tés égales pour tous est qu’on évite ain­si une injus­tice encore plus grande ». Ces res­tric­tions ne peuvent pas se fon­der, comme le vou­drait saint Tho­mas d’Aquin, sur les fon­de­ments objec­tifs de l’ordre public, le droit natu­rel, etc., mais sur le sens com­mun tel que le conçoit la majo­ri­té. Rawls consi­dère que ce sont les « formes d’argumentations géné­ra­le­ment accep­tées » qui doivent éta­blir « qu’il y a ingé­rence de manière assez cer­taine dans les fon­de­ments de l’ordre public » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., pp. 250–251. On appré­cie­ra les expres­sions « géné­ra­le­ment accep­tées » et « assez ‑cer­taine ».)) . Le rai­son­ne­ment se fait plus sub­til quand il touche à la casuis­tique : faut-il tolé­rer les into­lé­rants ? Rawls est par­ta­gé entre deux sen­ti­ments oppo­sés : la tolé­rance éduque les into­lé­rants qui, à force de béné­fi­cier des liber­tés des autres, fini­ront par se civi­li­ser et donc par rela­ti­vi­ser leurs pré­ten­tions (il appelle cela le « prin­cipe psy­cho­lo­gique ») ; et d’autre part, la néces­si­té de pré­ve­nir la catas­trophe que serait le triomphe des into­lé­rants. « La conclu­sion est donc que, tan­dis qu’une secte into­lé­rante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liber­té devrait être limi­tée seule­ment quand ceux qui sont tolé­rants croient sin­cè­re­ment et avec de bonnes rai­sons que leur propre sécu­ri­té et celles des ins­ti­tu­tions de la liber­té sont en dan­ger » ((  Ibid., pp. 252–257.)) . On convien­dra que la situa­tion est mora­le­ment arbi­traire, mais logique au regard des pos­tu­lats ini­tiaux. Ce même type de rai­son­ne­ment se ren­con­trait déjà expli­ci­te­ment chez Karl Pop­per, presque mot pour mot, quand il dis­cu­tait ce qu’il appe­lait le « para­doxe de la tolé­rance » : « Je ne veux pas dire qu’il faille tou­jours empê­cher l’expression de théo­ries into­lé­rantes. Tant qu’il est pos­sible de les contrer par des argu­ments logiques et de les conte­nir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les inter­dire. Mais il faut reven­di­quer le droit de le faire, même par la force si cela devient néces­saire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théo­ries se refusent à toute dis­cus­sion logique et ne répondent aux argu­ments que par la vio­lence. Il fau­drait alors consi­dé­rer que, ce fai­sant, ils se placent hors la loi et que l’intolérance est cri­mi­nelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple » ((  La socié­té ouverte, op. cit., p. 106, note 4 ren­voyée p. 222. D’autres para­doxes sont men­tion­nés, dont celui « de la démo­cra­tie, ou plus exac­te­ment du gou­ver­ne­ment de la majo­ri­té : à savoir que celle-ci peut déci­der de don­ner le pou­voir à un tyran ». C’est, autre­ment dit, le cas où le peuple sou­ve­rain vote mal… Pop­per ne sait que ‑répondre.)) .
Dans leur com­mune pers­pec­tive intra­mon­daine (J.-M. Fer­ry), les phi­lo­so­phies poli­tiques de la moder­ni­té finis­sante veulent que la vio­lence cède au droit, mais ramènent inva­ria­ble­ment celui-ci à n’être qu’une norme de la majo­ri­té. Ce posi­ti­visme juri­dique découle de la logique propre des Lumières et de leur pro­jet d’autonomie pous­sé à son terme : seule­ment il s’est long­temps camou­flé sous des dehors emprun­tés, alors qu’aujourd’hui il se pré­sente de manière épu­rée parce qu’il ne reste plus rien pour le fon­der que le prag­ma­tisme d’un dis­cours de domi­na­tion.

Ber­nard DUMONT
Catho­li­ca, n. 38

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