Les philosophies politiques de la normalité
Karl Popper n’offre donc pas directement de matériaux pour résoudre le délicat problème posé par le vide idéologique de la démocratie contemporaine. Son argument fondamental est en définitive celui du pari, quelque chose comme : essayons, nous verrons après, en tout cas cela vaudra toujours infiniment mieux que l’option antimoderne (( Popper est étonnamment lucide sur certains dangers, puisqu’il écrit, alors que la seconde Guerre mondiale bat son plein, l’avertissement suivant que les adeptes actuels du « tout communicationnel » feraient bien de méditer : « Du fait même de la perte de son caractère organique, une société ouverte risque de s’acheminer progressivement vers une “société abstraite”. Elle peut en effet cesser, dans une large mesure, d’être un véritable rassemblement d’individus. Imaginons, au prix d’une certaine exagération, une société où les hommes ne se rencontrent jamais face à face, où les affaires sont traitées par des individus isolés communiquant entre eux par lettres ou par télégrammes, se déplaçant en voiture fermée et se reproduisant par insémination artificielle : pareille société serait totalement abstraite et dépersonnalisée. Or la société moderne lui ressemble déjà sur bien des points » (ibid., p. 142).)) . Il faut avouer que c’est très insuffisant.
John Rawls, en dépit d’une célébration fréquente qui voit en lui un théoricien de génie, et de l’épaisseur de son unique livre, A theory of Justice, publié en 1971 (( Traduction française : Théorie de la justice (Seuil, ‑1987). )) , se contente de reprendre un ensemble d’idées reçues dans le cadre de l’empirisme politico-philosophique anglo-saxon, quitte à les présenter selon une méthode rappelant étrangement le Rousseau du Discours sur l’inégalité. Ici encore, ce sont des considérations de procédure qui dominent l’ensemble du système.
L’intention de Rawls est de trouver un critère ultime de la démocratie qui ne relève pas de la religion ni même de la philosophie, seule condition pour qu’il puisse avoir, selon lui, un caractère universel (étant présupposé l’impossibilité d’atteindre le vrai en matière morale, naturellement). Inversement, il trouve trop brutal pour être satisfaisant le recours à une argumentation utilitariste classique, qui mettrait dans la balance le bonheur des uns et le malheur des autres, en vue d’arriver au plus grand total de satisfactions pour le groupe, même si ce devait être au prix d’une perte pour quelques-uns. John Rawls ambitionne de faire mieux, en présentant « une conception de la justice qui généralise et porte au plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve chez Locke, Rousseau et Kant » (( Théorie de la justice, op. cit., p. ‑37.)) . Pour trouver son ou ses principes fondateurs acceptables comme self-evident par tous, il faut, dit-il, imaginer une situation d’abstraction susceptible d’être universalisée. Ce type de raisonnement revient à se demander comment des individus partiellement amnésiques quant à leurs intérêts, aux impératifs de leur condition sociale, etc., raisonneraient s’ils devaient fonder à neuf la vie sociale. Rawls imagine cette « position originelle », requérant chez ceux qui s’y trouveraient placés qu’ils jettent un « voile d’ignorance » sur leurs états respectifs. La seule chose qui leur resterait alors, ce serait la raison, l’autonomie de leurs propres systèmes de fins, donc leur attachement foncier à la liberté telle que la définissent les Lumières, et « selon moi, un sens de la justice », ajoute Rawls avec un touchant optimisme (( Ibid., p. 38. L’influence de John Locke, qui voyait les choses du bon côté, est prépondérante aux Etats-Unis.)) . Dans une telle situation, que pourrait-il arriver, se demande-t-il. C’est tout simple : les protagonistes compareraient deux à deux une suite de possibilités, pour en retenir finalement une paire : « En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous » (( Théorie de la justice, op. cit., p. ‑91.)) . Ce faisant, on atteindra un bon compromis d’ensemble, équitable (fair). A partir de là, John Rawls reconstruit l’utopie libérale au gré de son imagination et de ses préférences.
Outre son caractère totalement abstrait évoquant un âge antérieur de la pensée politique, et l’utilitarisme fréquent des évaluations développées, on remarquera que l’ensemble repose sur des présupposés purement et simplement indiscutés : la position initiale est une auberge espagnole où l’on découvre le libéralisme que l’on a préalablement apporté avec soi. Cela apparaît typiquement à propos de la liberté de conscience, thème le plus facile à comprendre au dire de Rawls. Ce dernier considère que les partenaires sociaux, toujours voilés de leur salutaire ignorance (( Tout comme en loge maçonnique, les « métaux » sont supposés déposés à l’entrée du ‑temple.)) , sont seulement conscients de devoir garantir leur liberté morale et religieuse. Ils « ignorent » la doctrine des autres, leur influence sociale ou leur caractère inégalement menaçant, etc. « La question qu’ils doivent trancher est de savoir quel principe ils devraient adopter pour organiser les libertés des citoyens à l’égard de leurs intérêts religieux, moraux et philosophiques fondamentaux. Or, il semble que le seul principe que les personnes dans la position originelle puissent reconnaître est celui de la liberté de conscience égale pour tous » (( Rawls déclare ne pas vouloir aborder, parce que ce serait vain, la discussion concernant la signification de la liberté, estimant le problème réglé depuis Benjamin Constant (Théorie de la justice, op. cit., p. ‑237).)) . En effet, permettre que certains puissent s’imposer ou jouir de plus de libertés que d’autres, par exemple en pariant qu’on fera peut-être partie de la majorité privilégiée, « montre que l’on ne prend pas au sérieux ses convictions morales ou religieuses, ou qu’on ne fait pas grand cas de la liberté de les critiquer ». Le principe d’utilité n’est pas plus admissible, la liberté étant « soumise au calcul des intérêts sociaux ». « Il n’y a rien à gagner » à refuser d’adopter le principe de la liberté égale pour tous, « et, dans la mesure où le résultat du calcul d’utilité espérée n’est pas clair, on risque de perdre beaucoup ». Conséquemment, le gouvernement, qui « n’a ni le droit ni le devoir de faire ce que lui ou une majorité (ou quiconque) veut concernant les questions de morale et de religion », voit « son devoir […] limité à la garantie des conditions de la liberté morale et religieuse égale pour tous ». Cette garantie implique à son tour la possibilité de limiter la liberté au nom de l’ordre public, en fonction d’une estimation « appuyée par l’observation et les modes de pensée ordinaires (y compris les méthodes de l’enquête scientifique rationnelle quand elles ne sont pas sujettes à controverse), c’est-à-dire de ceux qui sont généralement reconnus comme corrects. […] Ce critère fait appel à ce que tous peuvent accepter » (( Théorie de la justice, op. cit., pp. 241–249. La position de John Rawls en matière de liberté religieuse peut être comparée avec la prise de position du concile Vatican II dans sa déclaration Dignitatis humanae personae : « L’honnêteté oblige à dire que cette prise de position de 1965 est en contradiction évidente avec l’enseignement du 19e siècle. Il ne sert à rien de le dissimuler : les contrastes sont trop flagrants, la conciliation historique et théorique est impossible. Le problème réside dans le fait que la logique de Vatican II est remise en cause par certains et ceci jusque dans les rangs de la hiérarchie. […] Le débat qui s’est instauré à cet égard est crucial car il conditionne la crédibilité du christianisme pour les Occidentaux et ce d’autant plus qu’il est impossible de revenir en arrière » (Père Jacques Rollet, « Christianisme et démocratie : herméneutique d’une interaction », dans L’individu, le citoyen, le croyant, op. cit., p. ‑105).)) .
L’un des aspects importants du système de Rawls est son caractère perpétuellement évolutif. A la différence du Contrat social tel qu’on le pensait au XVIIIe siècle, l’ajustement modificatif est permanent : l’« équilibre réfléchi » auquel aboutit, par hypothèse, la pratique de la « position initiale » n’est pas stable mais transformable au gré de circonstances nouvelles, en l’espèce d’une modification quantitative et qualitative des partenaires en jeu (( Ibid., p. ‑47.)) . On comprend dès lors que la « justice » que Rawls prend comme concept fondateur n’a pas de rapport avec un quelconque « juste objectif », mais seulement avec le caractère équilibré d’une procédure.