Revue de réflexion politique et religieuse.

Les phi­lo­so­phies poli­tiques de la nor­ma­li­té

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Karl Pop­per n’offre donc pas direc­te­ment de maté­riaux pour résoudre le déli­cat pro­blème posé par le vide idéo­lo­gique de la démo­cra­tie contem­po­raine. Son argu­ment fon­da­men­tal est en défi­ni­tive celui du pari, quelque chose comme : essayons, nous ver­rons après, en tout cas cela vau­dra tou­jours infi­ni­ment mieux que l’option anti­mo­derne ((  Pop­per est éton­nam­ment lucide sur cer­tains dan­gers, puisqu’il écrit, alors que la seconde Guerre mon­diale bat son plein, l’avertissement sui­vant que les adeptes actuels du « tout com­mu­ni­ca­tion­nel » feraient bien de médi­ter : « Du fait même de la perte de son carac­tère orga­nique, une socié­té ouverte risque de s’acheminer pro­gres­si­ve­ment vers une “socié­té abs­traite”. Elle peut en effet ces­ser, dans une large mesure, d’être un véri­table ras­sem­ble­ment d’individus. Ima­gi­nons, au prix d’une cer­taine exa­gé­ra­tion, une socié­té où les hommes ne se ren­contrent jamais face à face, où les affaires sont trai­tées par des indi­vi­dus iso­lés com­mu­ni­quant entre eux par lettres ou par télé­grammes, se dépla­çant en voi­ture fer­mée et se repro­dui­sant par insé­mi­na­tion arti­fi­cielle : pareille socié­té serait tota­le­ment abs­traite et déper­son­na­li­sée. Or la socié­té moderne lui res­semble déjà sur bien des points » (ibid., p. 142).)) . Il faut avouer que c’est très insuf­fi­sant.
John Rawls, en dépit d’une célé­bra­tion fré­quente qui voit en lui un théo­ri­cien de génie, et de l’épaisseur de son unique livre, A theo­ry of Jus­tice, publié en 1971 ((  Tra­duc­tion fran­çaise : Théo­rie de la jus­tice (Seuil, ‑1987). )) , se contente de reprendre un ensemble d’idées reçues dans le cadre de l’empirisme poli­ti­co-phi­lo­so­phique anglo-saxon, quitte à les pré­sen­ter selon une méthode rap­pe­lant étran­ge­ment le Rous­seau du Dis­cours sur l’inégalité. Ici encore, ce sont des consi­dé­ra­tions de pro­cé­dure qui dominent l’ensemble du sys­tème.
L’intention de Rawls est de trou­ver un cri­tère ultime de la démo­cra­tie qui ne relève pas de la reli­gion ni même de la phi­lo­so­phie, seule condi­tion pour qu’il puisse avoir, selon lui, un carac­tère uni­ver­sel (étant pré­sup­po­sé l’impossibilité d’atteindre le vrai en matière morale, natu­rel­le­ment). Inver­se­ment, il trouve trop bru­tal pour être satis­fai­sant le recours à une argu­men­ta­tion uti­li­ta­riste clas­sique, qui met­trait dans la balance le bon­heur des uns et le mal­heur des autres, en vue d’arriver au plus grand total de satis­fac­tions pour le groupe, même si ce devait être au prix d’une perte pour quelques-uns. John Rawls ambi­tionne de faire mieux, en pré­sen­tant « une concep­tion de la jus­tice qui géné­ra­lise et porte au plus haut niveau d’abstraction la théo­rie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve chez Locke, Rous­seau et Kant » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., p. ‑37.)) . Pour trou­ver son ou ses prin­cipes fon­da­teurs accep­tables comme self-evident par tous, il faut, dit-il, ima­gi­ner une situa­tion d’abstraction sus­cep­tible d’être uni­ver­sa­li­sée. Ce type de rai­son­ne­ment revient à se deman­der com­ment des indi­vi­dus par­tiel­le­ment amné­siques quant à leurs inté­rêts, aux impé­ra­tifs de leur condi­tion sociale, etc., rai­son­ne­raient s’ils devaient fon­der à neuf la vie sociale. Rawls ima­gine cette « posi­tion ori­gi­nelle », requé­rant chez ceux qui s’y trou­ve­raient pla­cés qu’ils jettent un « voile d’ignorance » sur leurs états res­pec­tifs. La seule chose qui leur res­te­rait alors, ce serait la rai­son, l’autonomie de leurs propres sys­tèmes de fins, donc leur atta­che­ment fon­cier à la liber­té telle que la défi­nissent les Lumières, et « selon moi, un sens de la jus­tice », ajoute Rawls avec un tou­chant opti­misme ((  Ibid., p. 38. L’influence de John Locke, qui voyait les choses du bon côté, est pré­pon­dé­rante aux Etats-Unis.)) . Dans une telle situa­tion, que pour­rait-il arri­ver, se demande-t-il. C’est tout simple : les pro­ta­go­nistes com­pa­re­raient deux à deux une suite de pos­si­bi­li­tés, pour en rete­nir fina­le­ment une paire : « En pre­mier lieu : chaque per­sonne doit avoir un droit égal au sys­tème le plus éten­du de liber­tés de base égales pour tous qui soit com­pa­tible avec le même sys­tème pour les autres. En second lieu : les inéga­li­tés sociales et éco­no­miques doivent être orga­ni­sées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse rai­son­na­ble­ment s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de cha­cun et (b) qu’elles soient atta­chées à des posi­tions et à des fonc­tions ouvertes à tous » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., p. ‑91.)) . Ce fai­sant, on attein­dra un bon com­pro­mis d’ensemble, équi­table (fair). A par­tir de là, John Rawls recons­truit l’utopie libé­rale au gré de son ima­gi­na­tion et de ses pré­fé­rences.
Outre son carac­tère tota­le­ment abs­trait évo­quant un âge anté­rieur de la pen­sée poli­tique, et l’utilitarisme fré­quent des éva­lua­tions déve­lop­pées, on remar­que­ra que l’ensemble repose sur des pré­sup­po­sés pure­ment et sim­ple­ment indis­cu­tés : la posi­tion ini­tiale est une auberge espa­gnole où l’on découvre le libé­ra­lisme que l’on a préa­la­ble­ment appor­té avec soi. Cela appa­raît typi­que­ment à pro­pos de la liber­té de conscience, thème le plus facile à com­prendre au dire de Rawls. Ce der­nier consi­dère que les par­te­naires sociaux, tou­jours voi­lés de leur salu­taire igno­rance ((  Tout comme en loge maçon­nique, les « métaux » sont sup­po­sés dépo­sés à l’entrée du ‑temple.)) , sont seule­ment conscients de devoir garan­tir leur liber­té morale et reli­gieuse. Ils « ignorent » la doc­trine des autres, leur influence sociale ou leur carac­tère inéga­le­ment mena­çant, etc. « La ques­tion qu’ils doivent tran­cher est de savoir quel prin­cipe ils devraient adop­ter pour orga­ni­ser les liber­tés des citoyens à l’égard de leurs inté­rêts reli­gieux, moraux et phi­lo­so­phiques fon­da­men­taux. Or, il semble que le seul prin­cipe que les per­sonnes dans la posi­tion ori­gi­nelle puissent recon­naître est celui de la liber­té de conscience égale pour tous » ((  Rawls déclare ne pas vou­loir abor­der, parce que ce serait vain, la dis­cus­sion concer­nant la signi­fi­ca­tion de la liber­té, esti­mant le pro­blème réglé depuis Ben­ja­min Constant (Théo­rie de la jus­tice, op. cit., p. ‑237).)) . En effet, per­mettre que cer­tains puissent s’imposer ou jouir de plus de liber­tés que d’autres, par exemple en pariant qu’on fera peut-être par­tie de la majo­ri­té pri­vi­lé­giée, « montre que l’on ne prend pas au sérieux ses convic­tions morales ou reli­gieuses, ou qu’on ne fait pas grand cas de la liber­té de les cri­ti­quer ». Le prin­cipe d’utilité n’est pas plus admis­sible, la liber­té étant « sou­mise au cal­cul des inté­rêts sociaux ». « Il n’y a rien à gagner » à refu­ser d’adopter le prin­cipe de la liber­té égale pour tous, « et, dans la mesure où le résul­tat du cal­cul d’utilité espé­rée n’est pas clair, on risque de perdre beau­coup ». Consé­quem­ment, le gou­ver­ne­ment, qui « n’a ni le droit ni le devoir de faire ce que lui ou une majo­ri­té (ou qui­conque) veut concer­nant les ques­tions de morale et de reli­gion », voit « son devoir […] limi­té à la garan­tie des condi­tions de la liber­té morale et reli­gieuse égale pour tous ». Cette garan­tie implique à son tour la pos­si­bi­li­té de limi­ter la liber­té au nom de l’ordre public, en fonc­tion d’une esti­ma­tion « appuyée par l’observation et les modes de pen­sée ordi­naires (y com­pris les méthodes de l’enquête scien­ti­fique ration­nelle quand elles ne sont pas sujettes à contro­verse), c’est-à-dire de ceux qui sont géné­ra­le­ment recon­nus comme cor­rects. […] Ce cri­tère fait appel à ce que tous peuvent accep­ter » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., pp. 241–249. La posi­tion de John Rawls en matière de liber­té reli­gieuse peut être com­pa­rée avec la prise de posi­tion du concile Vati­can II dans sa décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae per­so­nae : « L’honnêteté oblige à dire que cette prise de posi­tion de 1965 est en contra­dic­tion évi­dente avec l’enseignement du 19e siècle. Il ne sert à rien de le dis­si­mu­ler : les contrastes sont trop fla­grants, la conci­lia­tion his­to­rique et théo­rique est impos­sible. Le pro­blème réside dans le fait que la logique de Vati­can II est remise en cause par cer­tains et ceci jusque dans les rangs de la hié­rar­chie. […] Le débat qui s’est ins­tau­ré à cet égard est cru­cial car il condi­tionne la cré­di­bi­li­té du chris­tia­nisme pour les Occi­den­taux et ce d’autant plus qu’il est impos­sible de reve­nir en arrière » (Père Jacques Rol­let, « Chris­tia­nisme et démo­cra­tie : her­mé­neu­tique d’une inter­ac­tion », dans L’individu, le citoyen, le croyant, op. cit., p. ‑105).)) .
L’un des aspects impor­tants du sys­tème de Rawls est son carac­tère per­pé­tuel­le­ment évo­lu­tif. A la dif­fé­rence du Contrat social tel qu’on le pen­sait au XVIIIe siècle, l’ajustement modi­fi­ca­tif est per­ma­nent : l’« équi­libre réflé­chi » auquel abou­tit, par hypo­thèse, la pra­tique de la « posi­tion ini­tiale » n’est pas stable mais trans­for­mable au gré de cir­cons­tances nou­velles, en l’espèce d’une modi­fi­ca­tion quan­ti­ta­tive et qua­li­ta­tive des par­te­naires en jeu ((  Ibid., p. ‑47.)) . On com­prend dès lors que la « jus­tice » que Rawls prend comme concept fon­da­teur n’a pas de rap­port avec un quel­conque « juste objec­tif », mais seule­ment avec le carac­tère équi­li­bré d’une pro­cé­dure.

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