Les philosophies politiques de la normalité
Si postmodernité et néomodernité sont bien comme les deux faces du même Janus, on ne s’étonnera donc pas de les voir converger sur le terrain intermédiaire que Spinoza appelait théologico-politique. C’est là qu’il s’agit de définir les caractères fondamentaux du système social, de le poser erga omnes, de légitimer — si le mot a un sens — l’usage de la violence pour l’imposer ou le maintenir. Cependant si les partisans du cours actuel des choses savent très bien ce dont ils ne veulent pas, ils paraissent avoir plus de mal à préciser ce qu’ils veulent réellement, peut-être à cause de la difficulté de définir efficacement les termes d’une utopie réduite à un style de vie lui-même en perpétuel mouvement. Et ils se trouvent encore plus embarrassés quand il s’agit de repenser le lien social comme tel, sachant qu’aucune finalité collective extrinsèque ne vient (et, dans leur esprit, ne doit) plus lui fournir son appui, comme pouvaient le faire la « Nation » jacobine, la révolution prolétarienne, quelque religion civile à l’américaine ou même l’espérance impérialiste d’un butin à partager. Voici la raison pour laquelle les seules interrogations possibles dans cet horizon se ramènent en dernière analyse à la manière de reformuler le mythe fondateur et d’envisager les moyens de le défendre contre ceux qui ne le partagent pas.
Les plus conséquents des libéraux, qui sont en réalité des anarchistes (Murray Rothbard, Hayek, et à un moindre degré Nozick) résolvent la question en l’éliminant. Pour eux, il faut s’en tenir au darwinisme social : abolir l’Etat, laisser-être la société civile, faire confiance dans la régulation naturelle (« catallaxie », ou ordre spontané du marché). Bien que cette position soit d’une logique fulgurante, elle conduit à un cynisme de langage qui « passe mal », notamment à propos de la justice sociale. Ce discours est trop brutal et peu crédible au fond, car chacun pressent que pour faire fonctionner un automate, il faut au minimum un agent d’entretien. Cela explique probablement que cet extrémisme reste marginal même s’il a relevé la tête pour des raisons de circonstances et argumente en fait sur le même terrain et en vue des mêmes objectifs ultimes que les systèmes qu’il pourfend. Réciproquement, la sociologie, bien qu’elle ait un goût affirmé pour s’approprier le pouvoir (sociocratie), partage à la racine une vision tout aussi mécaniste que les libertariens, tendance qui s’accentue fortement depuis une vingtaine d’années, aux Etats-Unis d’abord (sous l’impulsion Talcott Parsons), et maintenant en Allemagne avec son disciple critique Niklas Luhmann (( L’œuvre imposante du sociologue allemand Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grundriß einer allgemeinen Theorie (Systèmes sociaux. Fondements d’une théorie générale, Suhrkamp, Francfort/Main, 1984) constitue le manifeste d’un nouveau « changement de paradigme » dans les sciences sociales de la période à venir. Luhmann voit la société comme un ensemble biologique dont chaque partie est « autopoïétique », c’est-à-dire produit ses propres finalités et les accomplit en se différenciant à son tour au contact du milieu constitué par les autres groupes autoréférentiels. Les relations mutuelles des divers systèmes (de même que celles des individus les composant) sont des relations de type écologique. Ce nominalisme cybernétique, pourrait-on dire, bien dans la ligne déconstructiviste, semble bénéficier d’un effet de mode. C’est ainsi que vient de paraître Le droit. Un système autopoïétique, de Gunther Teubner (PUF, avril 1993), appliquant le système d’interprétation de Luhmann au domaine de la production du droit.)) . Il s’agit d’une tendance de fond, cohérente avec l’irruption de la cybernétique dans des sciences sociales.
Du fait de leur caractère très radical, ces constructions théoriques ne rentrent pas de manière immédiate dans le champ du théologico-politique. Pour les y retrouver, elles doivent en fait passer par le préalable d’une confrontation avec des argumentations relevant d’une philosophie politique plus classique, la question principale restant celle de trouver des fondements renouvelés à la société de la modernité tardive, en d’autres termes, de bons arguments pour justifier l’ordre dominant.
En quête d’empirisme organisateur
Comment fonder le lien social quand on ne veut à aucun prix de la communauté naturelle (telle qu’Aristote la décrit au début de sa Politique), que l’on rejette la puissance mobilisatrice des grands récits faisant appel à quelque mission historique, et que l’anachronisme d’une « religion naturelle » saute aux yeux ? Il reste peu de possibilités en dehors du volontarisme pur et simple.
Karl Popper est l’auteur d’une formule très significative, dont il a fait le titre d’un livre qu’il considérait comme une contribution à l’effort de guerre contre les nazis : La société ouverte et ses ennemis, une réfutation hâtive et forcée de Platon, de Hegel et de Marx (( Edition française, tome 1, L’ascendant de Platon, tome 2, Hegel et Marx, Seuil, 1979. « J’appelle société close », écrit Popper dans le tome 1 (p. 106), « la société magique ou tribale, et société ouverte, celle où les individus sont confrontés à des décisions personnelles ». Cette opposition avait largement été abordée par Bergson au début de ce siècle dans Les deux sources de la morale et de la ‑religion. )) . La question de principe Qui doit gouverner ?, conformément au positivisme logique de l’auteur, y est laissée de côté. Ce qui importe à ses yeux, c’est de passer au crible de l’expérience les diverses « conjectures » avancées en matière d’organisation de la cité (( Selon Popper, tout énoncé est hypothétique, et ne peut être retenu comme valide que si, étant susceptible de réfutation, il n’a pas encore été victorieusement réfuté. De la sorte, une question morale comme « qui doit gouverner ? » ne pourra jamais être réfutée, ce qui n’est pas les cas des conjectures portant sur les ‑procédures. )) . La seule question pertinente aux yeux de Popper est celle-ci : « Comment peut-on concevoir les institutions politiques qui empêchent des dirigeants mauvais ou incompétents de causer trop de dommages ? » (( La société ouverte, op. cit., tome 1, p. ‑104.)) . La réponse, une fois récusée la méthode de l’« édification utopique » établie sur des idéaux bien trempés mais « infalsifiables », ne découlera que de l’« édification au coup par coup » (( Ibid., p. 130. Le chapitre 9, « Esthétisme, perfectionnisme et utopie », développe cette ‑opposition.)) . Popper joue Socrate (un tant soit peu sollicité) contre Platon, l’aventure de la société ouverte contre le risque plus grand à ses yeux d’un retour en arrière vers la société organique. Rien de tout cela n’est très original, mais on peut y voir l’annonce de l’esprit qui triomphe aujourd’hui. Popper cherche en effet le tiers passage entre, d’une part, les idéologies fortes dont il constate les ravages et appelle l’effondrement (ses vœux sont maintenant, en gros, réalisés), et d’autre part, la restauration de l’ordre traditionnel — la chrétienté, par exemple, forme de tribalisme magique s’il en est — dont il ne veut à aucun prix. C’est en cela surtout qu’il annonce de manière étonnamment lucide les anxiétés actuelles. « Quand on a goûté aux fruits de la raison, exercé ses facultés critiques, et assumé le poids de ses responsabilités personnelles, on ne retourne pas à la magie tribale. Plus on s’efforcera de revenir à ces temps héroïques, plus sûrement on se livrera à l’inquisition, à la police secrète, au gangstérisme romantique. […] Si nous rêvons de retourner à notre enfance, si nous sommes tentés de rechercher le bonheur en nous confiant aux autres, si nous refusons d’assumer le fardeau de l’humanité et de la raison, si nous nous dérobons devant l’effort, que, du moins, l’issue soit parfaitement claire : il n’y aura jamais de retour harmonieux à l’état de nature, et revenir en arrière serait refaire tout un chemin qui nous ramènerait à l’animalité. Si au contraire nous voulons rester humains, une seule voie s’offre à nous : celle qui conduit à la société ouverte. Nous devons accepter ce saut dans l’inconnu et dans l’incertain, en demandant à ce que nous possédons de raison de nous guider vers la sécurité et la liberté » (( La société ouverte, op. cit., T. 1, p. 163.)) .