Revue de réflexion politique et religieuse.

Les phi­lo­so­phies poli­tiques de la nor­ma­li­té

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Si post­mo­der­ni­té et néo­mo­der­ni­té sont bien comme les deux faces du même Janus, on ne s’étonnera donc pas de les voir conver­ger sur le ter­rain inter­mé­diaire que Spi­no­za appe­lait théo­lo­gi­co-poli­tique. C’est là qu’il s’agit de défi­nir les carac­tères fon­da­men­taux du sys­tème social, de le poser erga omnes, de légi­ti­mer — si le mot a un sens — l’usage de la vio­lence pour l’imposer ou le main­te­nir. Cepen­dant si les par­ti­sans du cours actuel des choses savent très bien ce dont ils ne veulent pas, ils paraissent avoir plus de mal à pré­ci­ser ce qu’ils veulent réel­le­ment, peut-être à cause de la dif­fi­cul­té de défi­nir effi­ca­ce­ment les termes d’une uto­pie réduite à un style de vie lui-même en per­pé­tuel mou­ve­ment. Et ils se trouvent encore plus embar­ras­sés quand il s’agit de repen­ser le lien social comme tel, sachant qu’aucune fina­li­té col­lec­tive extrin­sèque ne vient (et, dans leur esprit, ne doit) plus lui four­nir son appui, comme pou­vaient le faire la « Nation » jaco­bine, la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, quelque reli­gion civile à l’américaine ou même l’espérance impé­ria­liste d’un butin à par­ta­ger. Voi­ci la rai­son pour laquelle les seules inter­ro­ga­tions pos­sibles dans cet hori­zon se ramènent en der­nière ana­lyse à la manière de refor­mu­ler le mythe fon­da­teur et d’envisager les moyens de le défendre contre ceux qui ne le par­tagent pas.
Les plus consé­quents des libé­raux, qui sont en réa­li­té des anar­chistes (Mur­ray Roth­bard, Hayek, et à un moindre degré Nozick) résolvent la ques­tion en l’éliminant. Pour eux, il faut s’en tenir au dar­wi­nisme social : abo­lir l’Etat, lais­ser-être la socié­té civile, faire confiance dans la régu­la­tion natu­relle (« catal­laxie », ou ordre spon­ta­né du mar­ché). Bien que cette posi­tion soit d’une logique ful­gu­rante, elle conduit à un cynisme de lan­gage qui « passe mal », notam­ment à pro­pos de la jus­tice sociale. Ce dis­cours est trop bru­tal et peu cré­dible au fond, car cha­cun pressent que pour faire fonc­tion­ner un auto­mate, il faut au mini­mum un agent d’entretien. Cela explique pro­ba­ble­ment que cet extré­misme reste mar­gi­nal même s’il a rele­vé la tête pour des rai­sons de cir­cons­tances et argu­mente en fait sur le même ter­rain et en vue des mêmes objec­tifs ultimes que les sys­tèmes qu’il pour­fend. Réci­pro­que­ment, la socio­lo­gie, bien qu’elle ait un goût affir­mé pour s’approprier le pou­voir (socio­cra­tie), par­tage à la racine une vision tout aus­si méca­niste que les liber­ta­riens, ten­dance qui s’accentue for­te­ment depuis une ving­taine d’années, aux Etats-Unis d’abord (sous l’impulsion Tal­cott Par­sons), et main­te­nant en Alle­magne avec son dis­ciple cri­tique Nik­las Luh­mann ((  L’œuvre impo­sante du socio­logue alle­mand Nik­las Luh­mann, Soziale Sys­teme. Grun­driß einer all­ge­mei­nen Theo­rie (Sys­tèmes sociaux. Fon­de­ments d’une théo­rie géné­rale, Suhr­kamp, Francfort/Main, 1984) consti­tue le mani­feste d’un nou­veau « chan­ge­ment de para­digme » dans les sciences sociales de la période à venir. Luh­mann voit la socié­té comme un ensemble bio­lo­gique dont chaque par­tie est « auto­poïé­tique », c’est-à-dire pro­duit ses propres fina­li­tés et les accom­plit en se dif­fé­ren­ciant à son tour au contact du milieu consti­tué par les autres groupes auto­ré­fé­ren­tiels. Les rela­tions mutuelles des divers sys­tèmes (de même que celles des indi­vi­dus les com­po­sant) sont des rela­tions de type éco­lo­gique. Ce nomi­na­lisme cyber­né­tique, pour­rait-on dire, bien dans la ligne décons­truc­ti­viste, semble béné­fi­cier d’un effet de mode. C’est ain­si que vient de paraître Le droit. Un sys­tème auto­poïé­tique, de Gun­ther Teub­ner (PUF, avril 1993), appli­quant le sys­tème d’interprétation de Luh­mann au domaine de la pro­duc­tion du droit.)) . Il s’agit d’une ten­dance de fond, cohé­rente avec l’irruption de la cyber­né­tique dans des sciences sociales.
Du fait de leur carac­tère très radi­cal, ces construc­tions théo­riques ne rentrent pas de manière immé­diate dans le champ du théo­lo­gi­co-poli­tique. Pour les y retrou­ver, elles doivent en fait pas­ser par le préa­lable d’une confron­ta­tion avec des argu­men­ta­tions rele­vant d’une phi­lo­so­phie poli­tique plus clas­sique, la ques­tion prin­ci­pale res­tant celle de trou­ver des fon­de­ments renou­ve­lés à la socié­té de la moder­ni­té tar­dive, en d’autres termes, de bons argu­ments pour jus­ti­fier l’ordre domi­nant.

En quête d’empirisme orga­ni­sa­teur

Com­ment fon­der le lien social quand on ne veut à aucun prix de la com­mu­nau­té natu­relle (telle qu’Aristote la décrit au début de sa Poli­tique), que l’on rejette la puis­sance mobi­li­sa­trice des grands récits fai­sant appel à quelque mis­sion his­to­rique, et que l’anachronisme d’une « reli­gion natu­relle » saute aux yeux ? Il reste peu de pos­si­bi­li­tés en dehors du volon­ta­risme pur et simple.
Karl Pop­per est l’auteur d’une for­mule très signi­fi­ca­tive, dont il a fait le titre d’un livre qu’il consi­dé­rait comme une contri­bu­tion à l’effort de guerre contre les nazis : La socié­té ouverte et ses enne­mis, une réfu­ta­tion hâtive et for­cée de Pla­ton, de Hegel et de Marx ((  Edi­tion fran­çaise, tome 1, L’ascendant de Pla­ton, tome 2, Hegel et Marx, Seuil, 1979. « J’appelle socié­té close », écrit Pop­per dans le tome 1 (p. 106), « la socié­té magique ou tri­bale, et socié­té ouverte, celle où les indi­vi­dus sont confron­tés à des déci­sions per­son­nelles ». Cette oppo­si­tion avait lar­ge­ment été abor­dée par Berg­son au début de ce siècle dans Les deux sources de la morale et de la ‑reli­gion. )) . La ques­tion de prin­cipe Qui doit gou­ver­ner ?, confor­mé­ment au posi­ti­visme logique de l’auteur, y est lais­sée de côté. Ce qui importe à ses yeux, c’est de pas­ser au crible de l’expérience les diverses « conjec­tures » avan­cées en matière d’organisation de la cité ((  Selon Pop­per, tout énon­cé est hypo­thé­tique, et ne peut être rete­nu comme valide que si, étant sus­cep­tible de réfu­ta­tion, il n’a pas encore été vic­to­rieu­se­ment réfu­té. De la sorte, une ques­tion morale comme « qui doit gou­ver­ner ? » ne pour­ra jamais être réfu­tée, ce qui n’est pas les cas des conjec­tures por­tant sur les ‑pro­cé­dures. )) . La seule ques­tion per­ti­nente aux yeux de Pop­per est celle-ci : « Com­ment peut-on conce­voir les ins­ti­tu­tions poli­tiques qui empêchent des diri­geants mau­vais ou incom­pé­tents de cau­ser trop de dom­mages ? » ((  La socié­té ouverte, op. cit., tome 1, p. ‑104.)) . La réponse, une fois récu­sée la méthode de l’« édi­fi­ca­tion uto­pique » éta­blie sur des idéaux bien trem­pés mais « infal­si­fiables », ne décou­le­ra que de l’« édi­fi­ca­tion au coup par coup » ((  Ibid., p. 130. Le cha­pitre 9, « Esthé­tisme, per­fec­tion­nisme et uto­pie », déve­loppe cette ‑oppo­si­tion.)) . Pop­per joue Socrate (un tant soit peu sol­li­ci­té) contre Pla­ton, l’aventure de la socié­té ouverte contre le risque plus grand à ses yeux d’un retour en arrière vers la socié­té orga­nique. Rien de tout cela n’est très ori­gi­nal, mais on peut y voir l’annonce de l’esprit qui triomphe aujourd’hui. Pop­per cherche en effet le tiers pas­sage entre, d’une part, les idéo­lo­gies fortes dont il constate les ravages et appelle l’effondrement (ses vœux sont main­te­nant, en gros, réa­li­sés), et d’autre part, la res­tau­ra­tion de l’ordre tra­di­tion­nel — la chré­tien­té, par exemple, forme de tri­ba­lisme magique s’il en est — dont il ne veut à aucun prix. C’est en cela sur­tout qu’il annonce de manière éton­nam­ment lucide les anxié­tés actuelles. « Quand on a goû­té aux fruits de la rai­son, exer­cé ses facul­tés cri­tiques, et assu­mé le poids de ses res­pon­sa­bi­li­tés per­son­nelles, on ne retourne pas à la magie tri­bale. Plus on s’efforcera de reve­nir à ces temps héroïques, plus sûre­ment on se livre­ra à l’inquisition, à la police secrète, au gang­sté­risme roman­tique. […] Si nous rêvons de retour­ner à notre enfance, si nous sommes ten­tés de recher­cher le bon­heur en nous confiant aux autres, si nous refu­sons d’assumer le far­deau de l’humanité et de la rai­son, si nous nous déro­bons devant l’effort, que, du moins, l’issue soit par­fai­te­ment claire : il n’y aura jamais de retour har­mo­nieux à l’état de nature, et reve­nir en arrière serait refaire tout un che­min qui nous ramè­ne­rait à l’animalité. Si au contraire nous vou­lons res­ter humains, une seule voie s’offre à nous : celle qui conduit à la socié­té ouverte. Nous devons accep­ter ce saut dans l’inconnu et dans l’incertain, en deman­dant à ce que nous pos­sé­dons de rai­son de nous gui­der vers la sécu­ri­té et la liber­té » ((  La socié­té ouverte, op. cit., T. 1, p. 163.)) .

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