Revue de réflexion politique et religieuse.

Les paroisses pari­siennes à l’époque du Concile

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Luc Per­rin, his­to­rien né en 1958, maître de confé­rence (his­toire de l’Eglise) à la facul­té de théo­lo­gie catho­lique de l’Université de Stras­bourg II, s’est signa­lé par des publi­ca­tions comme L’Affaire Lefebvre (Cerf/Fides, 1989), Au ser­vice de la mis­sion : Robert Fros­sard (Les Edi­tions ouvrières, 1991). Il par­ti­cipe à la monu­men­tale His­toire de Vati­can II édi­tée par G. Albe­ri­go (pre­mier volume à paraître aux édi­tions du Cerf à la ren­trée). Le pro­chain fas­ci­cule du dic­tion­naire Catho­li­cisme contien­dra son article sur « Tra­di­tio­na­lisme catho­lique ». On peut éga­le­ment signa­ler sa contri­bu­tion sur « Mgr Mar­cel Lefebvre » dans Uni­ver­sa­lia 1992 (Livre de poche). Luc Per­rin a pré­sen­té en 1994 une thèse de doc­to­rat à l’Université de Paris-Sor­bonne, sous la direc­tion de Jean-Marie Mayeur : Les paroisses pari­siennes et le Concile Vati­can II (1959–1968), et c’est sur ce der­nier thème que nous l’avons inter­ro­gé.

CATHOLICA — Vous avez étu­dié une époque par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante du catho­li­cisme fran­çais, celle qui pré­cède et suit immé­dia­te­ment le Concile. Mais votre angle d’étude, la paroisse pari­sienne, est inha­bi­tuel.

Luc PERRIN — Mes inves­ti­ga­tions sur cette période char­nière se sont concen­trées sur un milieu ins­ti­tu­tion­nel qui avait été moins étu­dié par les cher­cheurs, et qui parais­sait le plus banal, celui de la paroisse. Alors que ce qui avait foca­li­sé l’attention, c’était le monde des mou­ve­ments, des prises de posi­tions publiques, des per­son­na­li­tés d’évêques et autres. Au fond ce monde des humbles, presque des ano­nymes, était res­té dans l’ombre.

Vous vous êtes fait, en quelque sorte, l’historien des « sans grades » et des « sans voix ». Votre thèse cor­rige et nuance un cer­tain nombre de juge­ments en mon­trant notam­ment qu’en ce qui concerne ces paroisses pari­siennes, la période en ques­tion reste mal­gré tout, sous l’apparence des trans­for­ma­tions, une période de conti­nui­té.

Une thèse est un che­mi­ne­ment. Je suis par­ti du point de départ habi­tuel qui fait du Concile Vati­can II un com­men­ce­ment, la nais­sance d’une nou­velle Eglise qui se super­po­se­rait à l’Eglise anté­rieure et en par­ti­cu­lier à l’Eglise post-tri­den­tine. C’est dans ce monde des paroisses que se sont mani­fes­tées au cours des années soixante-dix des réac­tions de rejet spec­ta­cu­laires, la plus connue étant St-Nico­las-du-Char­don­net à Paris. La décen­nie soixante aurait vu le pas­sage à une nou­velle Eglise, un pas­sage de témoins en quelque sorte. Le tra­vail de recherche aidant, mon point de vue s’est pro­gres­si­ve­ment trans­for­mé. Et le pre­mier constat pour moi, qui étais par­ti à la recherche des causes d’une rup­ture, a été la décou­verte de per­ma­nences. C’est même l’aspect le plus mas­sif des résul­tats de mon tra­vail. Ces per­ma­nences existent à plu­sieurs niveaux : struc­tures dio­cé­saines, struc­tures parois­siales et aus­si au niveau de toute la poli­tique mis­sion­naire. Car cette der­nière, que l’on pré­sente sou­vent comme la carac­té­ris­tique du Concile, on voit com­ment elle s’est en fait mise en place à Paris bien avant le Concile.
Spé­cia­le­ment, dans les années soixante, s’est dérou­lé dans le dio­cèse et dans les paroisses pari­siennes un débat entre clercs, auquel par­ti­ci­paient les laïcs enga­gés, pour savoir com­ment devait s’organiser la mis­sion, débat qui pour­suit celui ouvert dans les années trente et qua­rante. Les orien­ta­tions mis­sion­naires avaient été lan­cées à Paris par le car­di­nal Suhard à par­tir de la guerre. Je pense à la Mis­sion de France, dans le XIIIe arron­dis­se­ment, à la Mis­sion de Paris autour des abbés Godin et Daniel, à toute une série d’initiatives comme les Mis­sion­naires du Tra­vail avec Robert Fros­sard, aux paroisses mis­sion­naires qui ont concen­tré l’attention comme St-Séve­rin et en ban­lieue l’Haÿ-les-Roses. Dans le dio­cèse de Paris, à la veille du Concile et même dans l’immédiat après-Concile, le débat des années qua­rante se retrouve à l’identique. Mais les pro­blé­ma­tiques se dégagent d’une sorte de gangue. Cla­ri­fi­ca­tion et radi­ca­li­sa­tion s’accentuent à par­tir de 1968 et dans les années soixante-dix. Dans les années soixante ce n’est pas encore le cas, et tous les élé­ments coexistent encore de manière un peu confuse. Un exemple est le débat autour de la « paroisse com­mu­nau­taire ». Dans les années soixante-dix, il y aura oppo­si­tion entre paroisse ter­ri­to­riale et Action catho­lique, c’est-à-dire le regrou­pe­ment autour de mili­tants insé­rés dans la socié­té, la paroisse étant conser­vée comme lieu de prière. Mais dans les années soixante, le débat n’en est pas là. Il oppose la « paroisse com­mu­nau­taire » à la « paroisse d’œuvres », c’est-à-dire la paroisse de chré­tien­té à l’ancienne. Cette der­nière s’était déve­lop­pée à la fin du XIXe siècle, avait connu son heure de gloire entre les années 1900 et 1930, et res­tait encore très vivante à Paris dans les années soixante. Le mou­ve­ment mis­sion­naire des années qua­rante lui oppo­sait un autre modèle, à savoir la paroisse com­mu­nau­taire.
Mais on s’aperçoit, quand on en ana­lyse les com­po­santes et les fonc­tion­ne­ments — ce que j’ai fait prin­ci­pa­le­ment à tra­vers le cas de St-Séve­rin —, que cette paroisse com­mu­nau­taire, qui se vou­lait l’anti-modèle de la paroisse d’œuvres, n’en était qu’une moder­ni­sa­tion. C’était le nou­veau visage d’une struc­ture pérenne : des modes de fonc­tion­ne­ment étaient moder­ni­sés, en fai­sant notam­ment une place dif­fé­rente aux laïcs (congrès, assem­blées, com­mis­sions…) mais struc­tu­rel­le­ment la paroisse était iden­tique. On était tou­jours devant le vieux modèle inté­gral, remis au goût du jour. On inté­grait une part de col­lé­gia­li­té dans la struc­ture, par exemple avec l’équipe de prêtres qui s’organise autour du curé, et avec l’équipe des laïcs, res­pon­sables. Mais, fon­da­men­ta­le­ment, l’approche de cette paroisse com­mu­nau­taire res­tait tou­jours celle d’un qua­drillage du ter­rain selon des formes nou­velles. Par­fois même, elle en rajou­tait : il est ain­si frap­pant de retrou­ver dans la paroisse com­mu­nau­taire la pro­blé­ma­tique du vil­lage. St-Séve­rin se vou­lait paroisse com­mu­nau­taire en plein cœur du Paris étu­diant, un vil­lage chré­tien et même un vil­lage bre­ton, car son curé le cha­noine Connan, ori­gi­naire de Bre­tagne, était au fond un vrai rec­teur bre­ton. Il est allé jusqu’à essayer d’implanter dans le Ve arron­dis­se­ment des cou­tumes vil­la­geoises bre­tonnes, telle la céré­mo­nie des rele­vailles.

Chan­ge­ment dans la conti­nui­té, ou conti­nui­té du chan­ge­ment déjà amor­cé… Rien ne lais­sait donc pré­voir les rup­tures qui ont sui­vi ?

Une petite musique se fait entendre cepen­dant en contre­point de cet air domi­nant. C’est celle d’une ligne de rup­ture plus mar­quée, qui va se déve­lop­per dans les années soixante-dix, en ten­tant de mar­gi­na­li­ser la paroisse. Elle consi­dé­rait la paroisse com­mu­nau­taire elle-même comme un écran pour l’évangélisation et en plus comme un mau­vais ter­rain, puisque on y res­tait entre soi, alors que l’objectif de la mis­sion est d’aller vers « ceux qui sont loin », for­mule qu’on retrou­ve­ra sou­vent. Mais comme j’ai étu­dié la struc­ture parois­siale, je n’ai pu voir appa­raître cette ten­dance que d’une manière biai­sée, puisque bien enten­du elle trou­ve­ra sa pleine expres­sion dans les mou­ve­ments. Elle se déve­lop­pe­ra plus pré­ci­sé­ment dans les mou­ve­ments d’Action catho­lique spé­cia­li­sée, car les mou­ve­ments d’Action catho­lique géné­rale, prin­ci­pa­le­ment les gros bataillons de l’époque, ceux de l’ACGF, Action catho­lique géné­rale des Femmes, sont lar­ge­ment « empa­rois­sia­li­sés ». L’évolution est en train de s’esquisser au niveau natio­nal, volon­té de se déta­cher de la paroisse, mais n’est encore qu’en ges­ta­tion. Au tour­nant des années 1965, il y a des ten­ta­tives pour conci­lier l’approche parois­siale com­mu­nau­taire avec cette approche du tout Action catho­lique, et pour don­ner aux mou­ve­ments la pre­mière place au sein de la paroisse. Par exemple, à N.-D. du Rosaire dans le XIVe arron­dis­se­ment, les curés ont essayé de réa­li­ser cette sym­biose. Si bien qu’on aura ces trois lignes : paroisse d’œuvres, paroisse com­mu­nau­taire, et sym­biose entre l’approche parois­siale et l’approche de l’Action catho­lique.

Alors qu’au début des années soixante rien n’était donc encore déci­dé, le bas­cu­le­ment a com­men­cé à se pro­duire vers 1965.

Il faut évo­quer le car­di­nal Fel­tin qui a diri­gé le dio­cèse entre 1949 et 1966. Le car­di­nal Fel­tin a refu­sé de tran­cher. Il a été, comme il l’a dit, un homme de patro­nage. Or le patro­nage est un des points sur les­quels les lignes pas­to­rales vont jus­te­ment s’opposer. C’est un dos­sier sur lequel il y a des atti­tudes de conflit nettes dans les années soixante-dix. Le car­di­nal Fel­tin a, d’un côté, sou­te­nu la Mis­sion de Paris en s’engageant per­son­nel­le­ment aux côtés des prêtres-ouvriers fidèles à Rome. De l’autre côté, en 1966, il est venu inau­gu­rer les nou­veaux locaux du patro­nage de St-Fran­çois-Xavier. Le car­di­nal, tout au long de son épis­co­pat, a accueilli les repré­sen­tants de lignes pas­to­rales diver­gentes, a fait à cha­cune sa place dans le dio­cèse. De ce point de vue, les années conci­liaires et les années de l’immédiat après Concile (1965–1968) sont celles où l’on voit les lignes pas­to­rales se dur­cir, se radi­ca­li­ser. L’idée se mani­feste qu’on ne peut plus main­te­nir cette ges­tion anté­rieure du « tout à tous » et que l’on doit choi­sir. L’orientation du nou­vel arche­vêque, Mgr Pierre Veuillot, sera claire : il choi­sit dans le sens de l’option mis­sion­naire, c’est-à-dire, dans un pre­mier temps, en pri­vi­lé­giant la paroisse com­mu­nau­taire par rap­port à la paroisse d’œuvres — car la confu­sion sub­siste tou­jours —, et dans un second temps, en don­nant une prio­ri­té à l’aumônerie d’Action catho­lique. L’idée se déve­loppe, d’une part que la nou­velle orien­ta­tion est légi­time en ce sens qu’elle serait plus effi­cace (la paroisse d’œuvres, y com­pris la paroisse com­mu­nau­taire ayant fait fausse route), et d’autre part que, de toute façon, on sera contraint de sor­tir de la struc­ture de la paroisse pour des rai­sons maté­rielles. Car on parle déjà beau­coup de pénu­rie de prêtres. Cela peut faire sou­rire aujourd’hui par rap­port à ce que nous connais­sons, mais cette pénu­rie était alors pré­sente dans les dis­cours comme une réa­li­té pros­pec­tive. On disait en sub­stance : « Dans dix ans, il n’y aura plus assez de prêtres et nous n’aurons plus les moyens de faire vivre la struc­ture parois­siale. Pré­pa­rons-nous au chan­ge­ment avant d’avoir à le subir ». Une pre­mière inflexion a donc lieu dans les années 1965–1968. Dans ces deux ou trois années qui pré­cèdent 1968, un dur­cis­se­ment des posi­tions est per­cep­tible et l’on voit appa­raître en fili­grane ce qui va se déve­lop­per à par­tir du choc de 1968 dans des cir­cons­tances dra­ma­ti­sées.

Peut-on dire que l’évolution litur­gique s’est faite, dans ces années soixante, de la même manière que l’évolution pas­to­rale : conti­nua­tion d’un renou­vel­le­ment com­men­cé anté­rieu­re­ment ; puis accé­lé­ra­tion vers 1965 ?

Mon tra­vail a deux limites en ce domaine. La pre­mière limite est la limite chro­no­lo­gique : 1968. Ce que je peux avan­cer n’est valable que pour la décen­nie qui pré­cède la pleine réforme, celle de la consti­tu­tion Mis­sale Roma­num de 1969. La deuxième tient au fait que Paris n’est pas la France : on ne per­dra pas de vue ces deux res­tric­tions dans ce qui suit.
Une paroisse-clé du mou­ve­ment litur­gique pari­sien a été St-Séve­rin, avec les PP. Connan et Pon­sar. La nou­velle équipe s’installe à St-Séve­rin en 1947. Elle est en contact étroit avec le Centre de Pas­to­rale litur­gique de Vanves. La paroisse voi­si­nait avec St-Sul­pice, une paroisse éga­le­ment très enga­gée dans le mou­ve­ment litur­gique dès les années cin­quante. Quand j’ai inter­ro­gé le P. Pon­sar et que je lui ai deman­dé ce qu’avait repré­sen­té pour lui le Concile, sa réponse a été natu­relle : « La confir­ma­tion de nos intui­tions. Nous appli­quions les idées du Concile vingt ans avant ». Ceci dit, la pra­tique litur­gique d’un Michon­neau, à Colombes, était fort dif­fé­rente de ce qui sera sou­vent appli­qué dans les années soixante-dix. A l’époque que j’ai étu­diée, on trouve des gens qui ne pra­ti­quaient pas des litur­gies a mini­ma, mais qui étaient au contraire des par­ti­sans de litur­gies a maxi­ma, si j’ose dire. On ne sup­pri­mait pas : on ajou­tait, on expli­quait. Il est très frap­pant de voir avec quelle minu­tie les prêtres de St-Séve­rin pré­pa­raient chaque office. Dans les conseils heb­do­ma­daires de l’équipe sacer­do­tale, la par­tie de la pré­pa­ra­tion de la litur­gie occu­pait un temps impor­tant, et était extrê­me­ment pré­cise : elle concer­nait les atti­tudes, jusqu’à l’expression du visage du diacre ! Tout était pas­sé au crible, tout était minu­té, pré­pa­ré, pen­sé. Le bul­le­tin parois­sial de l’époque détaille tous les rites de la messe, en donne l’origine, en fait l’explication.
Dans la période des années soixante, on voit donc se déve­lop­per l’influence du mou­ve­ment litur­gique à par­tir de quelques tests : l’autel face au peuple, la trans­for­ma­tion de l’architecture inté­rieure, la pré­sence d’un ani­ma­teur, le déve­lop­pe­ment des messes dia­lo­guées, l’esquisse de la sépa­ra­tion entre litur­gie de la parole et litur­gie de l’eucharistie, et sur­tout, selon la for­mule d’un des cahiers spé­ciaux de St-Séve­rin, la dis­po­si­tion « des chré­tiens autour de l’autel ». Il y a pro­duc­tion de nou­veaux rites : pro­ces­sion, offrandes, uti­li­sa­tion de para-litur­gies, litur­gies de la lumière et de l’eau. Tout cela reste cepen­dant dans un cadre juri­dique : en 1957, l’équipe de St-Séve­rin se fera rap­pe­ler à l’ordre à pro­pos d’entorses aux rubriques sur cer­tains points pré­cis et les prêtres y met­tront bon ordre.
L’influence du mou­ve­ment litur­gique est pré­sente dans les paroisses de manière inégale. St-Nico­las-du-Char­don­net, à quelques pas de l’église St-Séve­rin, avait un public ter­ri­to­ria­le­ment sem­blable (St-Séve­rin drai­nait cepen­dant beau­coup de gens exté­rieurs au Quar­tier latin). Mais ces deux paroisses si proches étaient à des années-lumières l’une de l’autre. St-Nico­las-du-Char­don­net et St-Médard étaient deux kystes au sein du doyen­né du Ve et VIe arron­dis­se­ment.

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