Revue de réflexion politique et religieuse.

Les hommes de la Pen­sée catho­lique

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le catho­li­cisme fran­çais a lui aus­si très lar­ge­ment aban­don­né ses orien­ta­tions apo­ca­lyp­tiques. Si on les retrouve lar­ge­ment gom­mées chez cer­tains héri­tiers de la « nou­velle chré­tien­té », par exemple dans l’encyclopédie « Je sais — Je crois » diri­gée par Daniel-Rops ou chez Mgr Cris­tia­ni, l’animateur de la revue de for­ma­tion per­ma­nente du cler­gé, l’Ami du cler­gé ((  N. Corte, Satan et nous, Fayard, coll. Je sais-Je crois, 21, 1956, pp. 84–86, 110–119, 121 (sont cités dans la biblio­gra­phie Mgr Jouin et M. de la Bigne de Vil­le­neuve dont l’ouvrage, Satan dans la Cité, édi­té en 1951 aux Edi­tions du Cèdre fon­dées pour dif­fu­ser la Pen­sée catho­lique et des ouvrages romains, mon­trait l’enracinement des hommes de la revue dans l’apocalyptisme catho­lique). Mgr L. Cris­tia­ni, Pré­sence de Satan dans le monde moderne, Edi­tions France-Empire, 1959, pp. 257–259.)) , ailleurs, elles ont dis­pa­ru ou ont muté. Les tenants d’une réforme de l’Eglise et de la « nou­velle théo­lo­gie » en tiennent pour un escha­to­lo­gisme plu­tôt pes­si­miste avec la revue Dieu vivant, alors que le P. Fillère, for­mé à Rome mais au tho­misme ori­gi­nal, mar­qué par une réflexion sur la reli­gio­si­té natu­relle de l’homme, défend une vision escha­to­lo­gique où les traits apo­ca­lyp­tiques et mili­tants sont assu­més dans l’attente active de la Parou­sie ((  E. Fouilloux, « Une vision escha­to­lo­gique du chris­tia­nisme : Dieu vivant (1945–1955) », Au cœur du XXe siècle reli­gieux, Edi­tions ouvrières, coll. Eglises/Sociétés, 1993, pp. 277–305 ; B. Bes­ret, Incar­na­tion ou escha­to­lo­gie ? Edi­tions du Cerf, coll. Ren­contres, 1964, pp. 107–166 ; J. Dam­blans, D. Ren­du, M. Thé­ve­non, Le Père Fillère, nos­tal­gie du futur, OEIL, ‑1989.)) . La Pen­sée catho­lique est donc en par­tie iso­lée — en par­tie, car la galaxie intran­si­geante conserve et entre­tient elle aus­si la tra­di­tion apo­ca­lyp­tique : le plan du « manuel » de la Cité catho­lique, Pour qu’Il règne, traite ain­si dans sa deuxième par­tie des « oppo­si­tions à la Royau­té sociale de Notre-Sei­gneur Jésus-Christ. I. Le natu­ra­lisme. […] II. La Révo­lu­tion. […] III. La Révo­lu­tion, ses troupes régu­lières (pre­mières sectes héré­tiques ; mani­chéisme, tem­pliers, paga­nisme de la Renais­sance, Rose-Croix ; la Réforme pré­pare déjà la Révo­lu­tion ; le “grand com­plot” du XVIIIe siècle ; la Maçon­ne­rie sous la Révo­lu­tion, sous l’Empire, sous la Res­tau­ra­tion ; la Révo­lu­tion à la conquête du monde ; Judaïsme et révo­lu­tion). IV. La Révo­lu­tion, sa cin­quième colonne (quié­tistes, jan­sé­nistes, gal­li­cans); […] ; un cou­rant qui pré­pare les voies à la Révo­lu­tion : le “catho­li­cisme-libé­ral” […]. V. La Révo­lu­tion, nos propres aban­dons et com­pli­ci­tés […]. VI. Sous le signe de la Bête […] » tan­dis que sont cités l’abbé Bar­bier, l’abbé Bar­ruel, J. Cré­ti­neau-Joly, Mgr Delas­sus et le P. Des­champs.
Rien ne témoigne mieux de cet iso­le­ment que la réac­tion en 1955 de Joseph Fol­liet, dans la Chro­nique sociale de France, à une affir­ma­tion, qu’il trouve théo­lo­gi­que­ment fort dou­teuse, de l’abbé Dulac : l’auteur de la réha­bi­li­ta­tion de Mgr Beni­gni, s’inscrivant dans une longue tra­di­tion de lec­ture de l’histoire à la lumière d’une inter­pré­ta­tion spé­ci­fique de la Cité de Dieu, esti­mait en 1952 qu’ « il y a un “plé­rôme” du Mal comme il y a un “plé­rôme” du Bien. Il y a un Corps mys­tique de Satan comme il y a un Corps mys­tique du Christ, et toute la durée de cette vie doit se pas­ser à l’édification de l’un et de l’autre ». De même, l’interprétation de la Guerre d’Algérie par l’abbé Lefèvre, qui, dans la lignée de la même tra­di­tion, esti­mait en 1958 que « Le com­bat de ce jour est le com­bat de la Croix contre le Crois­sant, jeté sur la ligne de feu par les maîtres de l’Etoile Rouge, de la fau­cille et du mar­teau » ((  L. J. Lefèvre, « Le cen­te­naire de Lourdes et l’esprit de démis­sion », art. cit., p. 5. On voit ici le lien fait entre appa­ri­tions mariales et vie tem­po­relle, évé­ne­ments sur­na­tu­rels et contin­gence ‑poli­tique. )) , est jugée « déli­rante » par J. Natan­son, favo­rable à une prise en compte des aspi­ra­tions natio­nales algé­riennes, dans Parole et mis­sion en 1962 ((  R. Dulac, « Eloge de l’intégrisme », La Pen­sée catho­lique, n. 21, 1er trim. 1952, p. 24 ; J. Fol­liet, « Pro­gres­sisme et inté­grisme, Essai de psy­cha­na­lyse exis­ten­tielle », Chro­nique sociale de France, n. 3, 15/05/1955, note 31 p. 282 ; J. Natan­son, « Quelques aspects de la men­ta­li­té inté­griste », Parole et mis­sion, n. 17, 15/04/1962, p. 202 ; « Flo­ri­lège inté­griste », Parole et mis­sion, op. cit., pp. 238–241, met aus­si en cause la même remarque de l’abbé Dulac.)) .
Quelle fut l’influence de la Pen­sée catho­lique ? Il est dif­fi­cile de la jau­ger. Elle fut sans doute cer­taine, dans trois direc­tions au moins. Tout d’abord, elle a pu modé­rer les ardeurs d’expression des tenants d’une réforme de l’Eglise : le P. Teil­hard de Char­din prend soin de rela­ti­vi­ser immé­dia­te­ment ses écrits que dis­cute le cha­noine Lus­seau (ils sont une ver­sion anté­rieure d’un tra­vail des­ti­né à ses supé­rieurs et qui cir­cule contre sa volon­té). Le P. Congar tient à se défendre avec force des accu­sa­tions de moder­nisme jetées par l’abbé Lefèvre sur sa théo­lo­gie du laï­cat, et il n’hésite pas à mena­cer d’un pro­cès à l’officialité pour obte­nir l’insertion de sa réponse — ce qu’il obtient, mais avec une fin de non-rece­voir théo­lo­gique de l’abbé Ber­to. Cepen­dant, il est pos­sible de se deman­der si elle fut, à ce niveau, vrai­ment effi­cace : son dépit lors de son dixième anni­ver­saire, lorsqu’elle constate qu’elle est tenue pour quan­ti­té négli­geable, jamais dis­cu­tée, en témoigne. C’est très net­te­ment le cas quand elle publie, la pre­mière, les extraits de l’enquête du pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion de Pie X qui jus­ti­fient son atti­tude à l’égard du Soda­li­tium Pia­num : aucune réac­tion.
Ensuite, la Pen­sée catho­lique a, d’une cer­taine manière, per­mis une réforme et une réorien­ta­tion de la Mis­sion de France. Elle a atteint à ce niveau, un de ses buts : réfor­mer la pen­sée pour que celle-ci, bonne, puisse sus­ci­ter une bonne action. L’abbé Ber­to était en effet en contact avec les res­pon­sables de la Mis­sion de France qu’il a conseillés, n’a pas hési­té à défendre l’utilité de l’institution dans la revue tout en lui conseillant de faire appel à Rome, et a mis à son ser­vice ses réflexions sur la pos­si­bi­li­té du tra­vail des prêtres (il réflé­chis­sait à par­tir du sta­tut des prêtres-sol­dats).
Enfin, la revue fut une des caisses de réso­nance du Cœtus Inter­na­tio­na­lis Patrum lors de Vati­can II. Elle fut même un des foyers par lequel le CIP se consti­tua : elle était en effet un des lieux de ren­contre des intran­si­geants oppo­sés à la réforme de l’Eglise qui triom­pha, et dont un cer­tain nombre furent for­més au Sémi­naire fran­çais de Rome. Mgr de Cas­tro Mayer et Mgr de Proen­ça-Sigaud la connais­saient et l’estimaient ; l’abbé Ber­to fut théo­lo­gien de Mgr Lefebvre lors du Concile ; Dom Georges Fré­naud et Dom Paul Nau, moines de Solesmes, anciens du Sémi­naire fran­çais du P. Le Floch, par­ti­ci­paient avec Dom Prou, suc­ces­seur de Dom Gué­ran­ger, à des ses­sions de tra­vail sur les sché­mas conci­liaires.
Elle fut sur­tout une réfé­rence intel­lec­tuelle des intran­si­geants. Au sein de la galaxie de mou­ve­ments plus ou moins spé­cia­li­sés, mais sans aucune concer­ta­tion (à la Cité catho­lique la for­ma­tion élé­men­taire des mili­tants de l’action tem­po­relle ; à Nou­velle de Chré­tien­té la dif­fu­sion des infor­ma­tions et docu­ments romains ; à Pater­ni­té-Mater­ni­té la lutte pour la famille et l’éducation ; aux Cercles d’études d’Angers le juge­ment sur les livres ; à Iti­né­raires la réflexion poli­tique à la lumière de la théo­lo­gie), elle était l’organe spé­ci­fi­que­ment théo­lo­gique qui s’était voué à défendre la roma­ni­té théo­lo­gique et l’intransigeantisme mili­tant anti­mo­der­niste afin que les pen­sées fussent droi­te­ment for­mées pour tra­vailler à réta­blir la chré­tien­té.

Paul AIRIAU
Catho­li­ca, n. 60

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