L’argument qui sous-tend le texte suivant pourrait se ramener à trois propositions (deux constats et une question) : la sécularisation de la politique et des institutions de la société civile tend à détruire le fondement religieux du pouvoir et à faire de la religion une affaire privée ; tous les efforts entrepris depuis deux siècles pour substituer à la religion traditionnelle un nouveau « système symbolique » capable de légitimer le pouvoir et de renforcer le lien social, se sont soldés par des échecs ; assiste-t-on, à l’époque moderne, à la fin du théologico-politique ?
La sécularisation et la privatisation de la religion
Pour rendre compte du statut du religieux dans les sociétés modernes, il est difficile d’échapper au concept de sécularisation, même si celui-ci comporte beaucoup d’ambiguïtés : la difficulté principale vient de ce que ce seul terme prétend rendre compte de phénomènes multiples et hétérogènes, ce qui a poussé les sociologues à distinguer au moins deux aspects, institutionnel et idéologico-culturel, de la sécularisation ; on pourra ainsi parler de la sécularisation d’une institution comme l’Etat ou de la sécularisation d’un contenu de conscience, d’un dogme ou d’une règle morale. La définition de Peter Berger tente d’unir ces deux aspects : « Nous entendons par sécularisation, écrit-il, le processus par lequel des secteurs entiers de la société et de la culture sont soustraits à l’autorité des institutions et des symboles religieux » (( Peter Berger, La religion dans la conscience moderne, Centurion, 1971, p. ‑174.)) .
Nous ne parlerons ici que de la sécularisation de la sphère politique et de ses conséquences sur la religion : elle a sa source dans la distinction chrétienne entre le spirituel et le temporel et dans l’évolution des rapports entre l’Eglise et les monarchies européennes. Si l’Eglise exerçait une contrainte religieuse relativement forte, elle permettait aussi une certaine indépendance du corps politique (( Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Calmann-Lévy, 1987, pp. 26–28.)) . Il suffit de rappeler le conflit aigu qui opposa au XIVe siècle le pape et le roi de France, Philippe le Bel : les légistes du roi sont, bien avant les « humanistes » de la Renaissance et Machiavel, les précurseurs de la laïcisation de l’Etat et de ses administrations. Mais plus décisive encore dans ce processus fut la « confessionnalisation » du christianisme au XVIe siècle, suivie par les guerres de religion : la « confession d’Augsbourg » a ouvert une brèche dans l’unité politico-religieuse de la Chrétienté : désormais chaque Eglise tend à se considérer comme une confession parmi d’autres et cette situation encourage le pouvoir politique à accentuer son indépendance vis-à-vis des autorités religieuses : « En politique, on assista à un tournant déterminant dans le processus de sécularisation, du fait que le pouvoir politique s’émancipa de sa tutelle religieuse, tout en continuant à soutenir évidemment la confession qui devenait la garantie de légitimité de son indépendance » (( Julien Freund, « La confessionnalisation en politique », Respublica, n. 3, Revue de l’Institut belge de science politique, 1975, p. 348.)) . Ce fut un changement profond dans la mesure où le pouvoir politique perdait une grande partie de son caractère « sacramentel » ou « sacral », tout en accentuant son contrôle sur la religion (cujus regio, ejus religio) ; la voie était libre pour une progressive séparation des Eglises et des Etats.
La sécularisation de la politique entraîna progressivement et parallèlement celle de toutes les institutions et de toutes les sphères de la vie sociale (familiale, scolaire, scientifique, éthique, esthétique, etc.). On peut parler aussi bien d’un rétrécissement général du sacré que d’un effacement de la fonction sociale de la religion. Ce qui fera dire à Durkheim au début du siècle que « s’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. A l’origine elle s’étend à tout ; tout ce qui est social est religieux ; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu les fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé » (( E. Durkheim, De la division du travail social, PUF, 1967, pp. 143–144.)) .
Rappelons brièvement la conséquence la plus évidente de cette situation, la privatisation de la religion ; devenant une affaire privée, la religion se vit de plus en plus dans le cadre de la vie individuelle et familiale ; par suite de la différenciation fonctionnelle des diverses activités humaines, la religion n’est plus vécue comme « ce système englobant de significations qu’elle avait été jusque-là » (Thomas Luckmann) ; elle tend même à devenir « invisible » : non seulement la légitimation religieuse traditionnelle ne va plus de soi, mais nous assistons, dit Berger, à « un effondrement des structures de crédibilité » ; le doute s’installe dans les esprits : ce qui était jusque-là considéré comme allant de soi, comme une réalité évidente par elle-même, ne peut plus être atteint désormais que par un acte délibéré ; il n’y a plus comme autrefois de vérités immuables ; les « contenus religieux sont relativisés », c’est-à-dire qu’ils n’apparaissent plus comme l’expression d’un « sacré » objectif et transcendant, mais comme de plus en plus liés à des choix subjectifs et individuels.
Par ailleurs, du fait de la situation de pluralisme religieux, fruit de la division confessionnelle et de la coexistence avec d’autres univers religieux, les religions se trouvent en compétition les unes avec les autres et l’individu croyant a une conscience plus aiguë de la relativité sociale et historique de sa croyance ; la réalité ultime lui paraît avoir sa source dans sa propre conscience plutôt que dans les données du monde extérieur identifié à un « cosmos sacré ».
La dissolution des communautés et le triomphe de l’individualisme contribuent également à laisser percevoir la croyance religieuse comme une affaire privée. Et cela d’autant plus que, si l’on en croit des observateurs attentifs de notre modernité (Daniel Bell, Christopher Lasch, Gilles Lipovetsky), nous assisterions à une deuxième révolution individualiste, qui concernerait plus particulièrement la vie quotidienne et les mœurs : les valeurs autoritaires et puritaines céderaient définitivement la place aux valeurs d’épanouissement et de réalisation de soi ; à l’ère de l’autonomie d’un sujet conscient de ses responsabilités succéderait une ère où triompheraient l’hédonisme, le narcissisme, la préoccupation de soi, de son corps et de son bien-être, alors que la première révolution individualiste, qui va grosso modo du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle, laissait toute sa place aux idéaux collectifs ; désormais ne compteraient que le bonheur individuel, le moment présent, sans considération des normes du passé et des acquis de la tradition. Plus que le premier individualisme, le second a des effets pernicieux dans le domaine des croyances ; comme disent les sociologues, on assiste à une « dérégulation institutionnelle du croire » : chacun choisit, dans le stock des croyances qui lui sont proposées, celles qui lui conviennent le mieux ; chacun, pourrait-on dire, en prend et en laisse, prend ce qui lui paraît bénéfique, laisse ce qui le gêne et le rebute. Même chez les catholiques, membres d’une Eglise où pourtant l’affirmation dogmatique et l’autorité magistérielle demeurent encore fortes, on assiste à des distorsions étonnantes ; dans les sondages, une proportion non négligeable de catholiques affirment ne pas croire à la divinité du Christ, à sa résurrection ou à ses miracles ; ne parlons pas de l’enfer et du purgatoire. Dans la situation actuelle, le bien-être psychique et spirituel du croyant ou l’émotionnel l’emportent souvent sur la recherche de la vérité et la rigueur intellectuelle ; le « discours de l’authenticité » prend le pas sur l’affirmation des vérités à croire ; la privatisation de la religion aboutit alors à la privatisation des croyances.
Ce processus est particulièrement accentué dans ce qu’on appelle « les nouveaux mouvements religieux ». Sans doute ces mouvements ne sont pas très importants sur le plan quantitatif, mais leur existence est significative d’un nouveau statut de la croyance dans nos sociétés, statut qui va dans le sens d’une subjectivisation de plus en plus grande. Ces mouvements (charismatiques, sectes nouvelles, groupes divers préoccupés par la santé ou le développement personnel, nébuleuse New Age, etc.), plus que les groupes religieux traditionnels centrés sur la communauté, sont en effet caractérisés par un individualisme de la conscience de soi, considérée comme le référent ultime des valeurs et des croyances ; ils poursuivent, face à la destruction du sens opérée par l’individualisme utilitaire et marchand, une recherche compensatoire de sens, mais uniquement à partir de choix individuels ; en ce sens ils sont à la fois expression et contestation de la modernité, expression de la modernité dans la mesure où ils intériorisent presque toutes ses valeurs (subjectivisme, tolérance, etc.), contestation dans la mesure où ils reprochent à la société technologique sa fonctionnalité purement utilitaire ; ils n’échappent ni au relativisme ambiant, ni à la psychologisation de la vérité religieuse, comme n’y échappent pas d’ailleurs aussi les autres communautés religieuses. En tout cas, encore moins que les Eglises traditionnelles, ils ne sont à même de fournir « ce système englobant de significations » dont toute société, même sécularisée, a besoin pour persévérer dans son être.
L’échec des « religions de remplacement »
Depuis deux siècles, on a assisté à toutes sortes de tentatives, plus ou moins conscientes, pour substituer à la religion traditionnelle, jugée défaillante, un nouveau « système englobant de significations » ; nous employons à dessein cette expression très générale, forgée par la sociologie religieuse de Thomas Luckmann, mais les désignations sont multiples qui s’efforcent de rendre compte de ces tentatives : religion civile (Rousseau ou N. Bellah), religions de remplacement (Ersatzreligionen, Max Weber), religions politiques (Eric Voegelin), religions séculières (Raymond Aron), idéologies de salut (Julien Freund), religions de salut terrestre (Edgar Morin). Peu importe la désignation, la question la plus importante, pour notre propos, est de savoir pourquoi ces tentatives ont échoué.
Partons du Contrat social de J.-J. Rousseau : dans le chapitre 8 du Livre 4, intitulé « De la religion civile », Rousseau écrit ceci : « Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen, ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. […] Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois, voilà les dogmes positifs » (( J.-J. Rousseau, Le contrat social, Garnier, 1943, pp. 334–335.)) . Ce texte est hautement significatif : sans doute la religion civile veut conserver quelques dogmes, mais elle obéit surtout au principe d’utilité sociale, puisqu’elle doit développer le sentiment de sociabilité, donc favoriser l’intégration sociale et inciter à l’obéissance civique jusqu’au sacrifice suprême.
Ce texte de Rousseau sur la « religion civile » eut une influence considérable pendant la Révolution française : dans la phase tardive de celle-ci, des voix se sont élevées pour promouvoir une religion civile de cette sorte. Ecoutons Boissy d’Anglas sous la Convention : « Vous devez régler la direction et la marche de cette religion civile que vous devez donner à la France » ; ou plus tard, sous le Directoire, La Révellière-Lépeaux : « Lorsqu’on a abattu un culte, quelque déraisonnable et quelque antisocial qu’il fût, il a toujours fallu le remplacer par d’autres, sans quoi il s’est pour ainsi dire remplacé lui-même en renaissant de ses propres ruines ». Mais avant ces discours officiels destinés à établir une religion civique durable, de nombreuses tentatives furent faites, plus ou moins spontanées, plus ou moins éphémères, pour ébaucher des cultes révolutionnaires. Parmi celles-ci la plus significative et la plus spectaculaire fut sans conteste le culte de l’Etre suprême célébré par Robespierre le 8 Juin 1794. Par ce culte Robespierre se propose sans doute de conserver une dogmatique simplifiée (croyance en l’Etre suprême et en l’immortalité de l’âme), mais il veut surtout instituer une religion civique, capable de fonder et d’entretenir une morale civique. Si le contenu dogmatique est flottant, puisqu’il mélange en fait une sorte de déisme issu des Lumières et un panthéisme naturaliste (le culte de la nature est toujours associé au culte de l’Etre suprême), c’est qu’il n’est qu’un prétexte, destiné avant tout à favoriser l’établissement d’un culte public. Robespierre dira en parlant de ces croyances déistes et naturalistes : « Je ne conçois pas comment la nature aurait pu suggérer à l’homme des fictions plus utiles que toutes ces réalités ; et si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l’esprit humain. Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile et bon dans la pratique est la vérité » (( A. Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, Alcan, Paris, 1903, p. ‑169.)) . On ne peut mieux exprimer ce qui était l’intention profonde du promoteur de ce culte : rassembler le peuple et fonder la moralité publique, plutôt que de rendre un culte à l’Etre suprême ; l’idée de Dieu n’est retenue que parce qu’elle a une valeur sociale et que la moralité publique en dépend ; Dieu n’est, dans cette perspective, comme le reconnaît l’historien Mathiez, pourtant admirateur de Robespierre, qu’un « fétiche verbal » dont le seul but est de donner une base — mais combien fragile — aux idées morales et aux vertus civiques ; l’essentiel, en effet, est de rassembler les patriotes : « Robespierre, dit Mathiez, conseillait la prédication du déisme, non pas tant parce que le déisme était une doctrine vraie que parce qu’elle était une doctrine socialement utile » (( Ibidem, p. ‑168.)) . Aulard, autre historien célèbre des cultes révolutionnaires, va plus loin : il dénie à ces cultes leur caractère religieux ; selon lui, les créateurs des cultes de la Raison ou de l’Etre suprême, ne se sont proposé qu’un but purement politique et n’ont cherché « dans leurs entreprises contre la religion […] qu’un expédient de défense nationale » (( A. Aulard, Le culte de la Raison et de l’Etre suprême, chap. VII et VIII, Paris, ‑1892.)) ; ces cultes exprimeraient seulement la stratégie politique de factions rivales (Hébertistes, Robespierristes, etc.) ; créations artificielles et contingentes, ils n’auraient aucun contenu véritablement religieux.
Ces interprétations, plus ou moins divergentes, témoignent au moins d’une chose : une contradiction minait, depuis l’origine, tout projet de fondation d’une religion civile ; d’un côté nous avons affaire à une volonté d’épuration dogmatique, qui ne retient des croyances passées qu’un credo abstrait, vague déisme dans le sillage des Lumières, sans profondeur symbolique, credo d’ailleurs auquel on ne croit pas beaucoup, mais qu’on juge indispensable pour asseoir une morale civique nécessaire à tout gouvernement ; d’un autre côté nous avons affaire à une volonté, à la fois idéologique et étatique, de rassemblement des citoyens au cours de fêtes et de cérémonies collectives, dans le but de les détacher des fêtes et rites de la religion catholique. Cette contradiction et ces équivoques rendaient inévitable l’échec de ces projets : ainsi le culte de l’Etre suprême n’a pas survécu à la chute de Robespierre, le culte théophilanthropique, déjà en déclin à la fin du Directoire, fut supprimé par Bonaparte.
L’échec des cultes révolutionnaires ne découragea pas d’autres tentatives de fondation de « religion civile » ou de « religions de l’humanité » qu’on trouve tout au long du XIXe siècle ; parmi celles-ci la plus connue est sans doute la « religion de l’Humanité » fondée par Auguste Comte pour parachever la philosophie et la politique positivistes. Là encore il s’agissait d’un projet religieux dont l’intention était d’abord politico-sociale, ce qui n’est pas étonnant puisque Auguste Comte est le principal penseur de l’identité du religieux et du social ; dans la dernière grande œuvre de Comte, Système de politique positive (1851–1854), il est dit que la religion, « c’est le social sous l’angle de l’unité et de l’harmonie » ; c’est à la religion qu’il revient d’assurer, dans l’existence sociale, l’intégration harmonieuse des diverses activités humaines (politique, morale, connaissance, art, etc.) ; dans le même sens, le Catéchisme positiviste (1852) nous dit que « la politique est l’intégration systématique de la religion à l’organisation sociale » ; la religion de l’Humanité se confond alors avec l’existence sociale unifiée, c’est-à-dire avec ce qui fait l’essence du projet positiviste. Comte a sans doute connu, si l’on en croit Jean Lacroix, une expérience religieuse authentique, expérience mystique du pur amour, pendant laquelle il crut découvrir le « nouveau dieu », le Grand Etre capable de se substituer au Dieu du monothéisme, mais cette expérience n’a pas donné lieu, c’est le moins qu’on puisse dire, à une institution religieuse durable ; création purement artificielle, la « religion de l’Humanité » n’a jamais réussi à s’imposer ; il ne suffit pas de déclarer que la religion est une dimension indispensable et nécessaire de l’existence sociale, pour qu’ensuite n’importe quel projet de création religieuse réussisse. Il semble que Comte ait été lui aussi victime du principe d’utilité sociale ; ce n’est pas parce qu’une religion est utile et nécessaire pour assurer l’unité et l’harmonie sociales, qu’une société en crise devrait forcément donner naissance à une forme nouvelle de religion. D’ailleurs parler de religion de l’Humanité, n’était-ce pas une contradiction dans les termes ou tout au moins une équivoque certaine ? Peut-il y avoir une religion sans transcendance, sans visée de ce qui en l’homme passe l’homme, c’est-à-dire sans visée d’une altérité radicale, comme nous l’a appris la phénoménologie religieuse ? Le groupe par lui-même ou le social comme tel ne saurait être objet de transcendance. On pourrait même remarquer que le social comme tel n’a pas de sens ; ce n’est pas parce que l’on dévoile les conditions sociales de production d’un phénomène qu’on en découvre le sens ; le sens d’une activité, par exemple de la religion, résulte de la visée propre de cette activité, de sa finalité, et non du contexte social dans lequel elle s’exerce. Sans doute les idées d’Auguste Comte ont eu une grande influence dans la seconde moitié du XIXe siècle en France, particulièrement au moment de la fondation de l’école républicaine par Jules Ferry, comme les idées de Pierre Leroux avaient eu une certaine influence pendant la révolution de 1848, mais leur projet respectif de fondation d’une « religion de l’Humanité » a été un échec patent (( Emile Poulat, Critique et mystique, Centurion, 1984, chap. VII, « Nouveaux christianismes et religion de l’Humanité », pp. 217–253.)) . Chez Comte, le scientisme sociologique, doublé d’une expérience affective, n’a pas été capable de donner naissance à une création religieuse authentique et durable.
Il faut cependant reconnaître que cette idée de Comte d’un lien étroit entre l’existence sociale et la vie religieuse a continué à inspirer nombre d’interprétations du phénomène religieux ; la plus connue est celle de Durkheim pour qui la religion n’est que « la société transfigurée » et pour qui, somme toute, le religieux et le social sont coextensifs. Récemment Régis Debray a repris l’intuition comtienne et n’a pas hésité à écrire que « toute formation collective est en puissance de religion » « sa loi de composition emportant avec elle une loi d’engendrement religieux » ; « le groupe, ajoute-t-il, — comme schéma relationnel pur — inclut dans sa définition une disposition au sacré, indépendante des dispositifs de spécification ou d’administration du sacré » ; il y aurait donc une sorte de « schéma de comportement universel et inné, dérivé de la structure logique du groupe » et qu’on pourrait qualifier de « religion naturelle » (( Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, 1981, pp. 281–283 et ‑suivantes.)) ; le religieux aurait sa source dans le fait que tout groupe vise quelque chose d’extérieur et de supérieur aux individus. Régis Debray va même jusqu’à affirmer que Comte, en faisant culminer son projet de science sociale dans une religion sociale, sans solution de continuité, aurait témoigné d’une formidable intuition scientifique (( Ibidem, p. ‑3–35.)) . Toutes ces analyses, à résonance fonctionnaliste et sociologiste, ne rendent pas compte, à notre avis, de l’échec de tous ces projets où la considération de l’utilité sociale l’a emporté sur toute autre considération, en particulier sur la méconnaissance de la pauvreté du contenu symbolique et mythique de tous ces discours pseudo-religieux. Sans doute Comte avait reconnu l’importance du sentiment dans la vie sociale et religieuse, également l’importance du mythe, comme l’importance de ces médiateurs que sont les saints et les héros, mais cela n’a pas suffi : n’est pas fondateur de religion qui veut.
Troisième exemple d’échec enfin, celui qu’en notre siècle on a désigné, nous l’avons noté plus haut, par le terme de « religions politiques » ou de « religions séculières », voire de « religions de salut terrestre ». Ces termes ont été appliqués à des mouvements politiques totalitaires inspirés par des idéologies politiques à prétention scientifique ou philosophique dont le potentiel religieux était incontestable. En effet ces mouvements ont donné naissance à des mythologies, des cultes, des liturgies, des formes collectives de communion qui ont frappé tous les contemporains et qui continuent à intriguer les analystes (historiens, sociologues) qui tentent d’en donner des interprétations. Du point de vue religieux, la meilleure manière de les qualifier est peut-être de les considérer comme des millénarismes sécularisés : en effet le messianisme révolutionnaire, à l’œuvre dans le communisme et aussi, quoique de manière différente, dans le national-socialisme, comporte des similitudes frappantes avec les millénarismes religieux du passé ; en ce sens on peut dire que leurs mythes, leurs rites, même sécularisés, conservent des traces religieuses incontestables, même si celles-ci sont parfois camouflées par l’apparence rationnelle de l’idéologie.
Ces mouvements sont-ils pour autant des religions ? Nous ne le pensons pas. S’ils ont pu fournir pour un temps un « système englobant de significations » à de larges couches de la population, s’ils ont pu satisfaire à des aspirations de type religieux, ils n’ont jamais pu correspondre à ce qui fait l’essence de toute religion, soit la croyance en des êtres surhumains, soit une réponse à la question de la mort et de la survie ; tout au plus peut-on les considérer comme des équivalents fonctionnels de la religion ; leur potentiel religieux a d’ailleurs disparu en même temps que leur existence éphémère ; en effet ils ne visaient aucune transcendance véritable, aucun au-delà de l’histoire, aucune « altérité numineuse » ; tout au plus peut-on parler à leur propos d’une quasi-transcendance, celle de l’avenir, puisqu’ils promettaient la venue, dans le temps historique, d’une ère nouvelle de paix, de bonheur ou de puissance ; mais en aucun cas ils ne promettaient une survie véritable dans un au-delà du temps et de l’histoire, seulement une survie éphémère dans la mémoire de la nation, de la race, de la classe ou de l’humanité. Leur échec, du point de vue religieux, était prévisible ; leurs promesses, confrontées aux dures réalités de l’histoire et de la politique, ne pouvaient qu’être démenties par les faits (( J.-P. Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Mouton, La Haye, 1982, pp. 501–526.)) .
On pourrait objecter que l’échec de ces « idéologies de salut » est venu principalement de ce que les mouvements politiques qu’elles avaient inspirés et qui avaient pris le pouvoir n’ont connu qu’une existence relativement éphémère. Le national-socialisme a été emporté par la guerre, après seulement douze ans de pouvoir, et le communisme s’est désintégré soixante-dix ans après sa victoire politique ; mais cette objection ne tient pas, dans la mesure où ces idéologies de salut, dès la prise du pouvoir, soit ont sombré dans le nihilisme le plus meurtrier, soit sont devenues de pures justifications d’un pouvoir bureaucratique ; leur promesse de salut, à résonance religieuse, ne pouvait que s’effriter peu à peu sous le coup de la réalité : une idéologie politique de salut meurt quand elle devient idéocratie, c’est-à-dire simple auxiliaire d’un pouvoir d’Etat.
Devant tous ces exemples d’échec patent, on pourrait être tenté de faire une exception ; il semble qu’aux Etats-Unis une véritable « religion civile » ait pu s’implanter durablement et ait en partie réussi à intégrer, dans un ensemble cohérent, les différentes ethnies et les différentes cultures qui composent ce pays ; elle se serait constituée à partir d’un certain nombre de valeurs concrétisant le rêve américain (culte de la performance et de la réussite, culte des droits de l’homme, ébauche d’une morale à la fois puritaine et humanitaire, respect des règles démocratiques, reconnaissance d’une transcendance, etc.) (( Norbert Bellah, « La religion civile en Amérique », Archives de sciences sociales des religions, n. 35, janvier-juin 1973, pp. 7–22.)) . Il est vrai que cette « religion civile » existe et qu’elle a en partie réussi, mais elle ne constitue pas une véritable religion ; elle est essentiellement un code de valeurs morales et sociales ; en aucun cas elle n’a voulu se substituer aux diverses dénominations religieuses, elle s’est simplement surajoutée à celles-ci. Cet exemple n’infirme donc pas notre hypothèse quant à l’invention d’un « système englobant de significations » capable de se substituer aux religions traditionnelles.
Faut-il alors proclamer la fin du théologico-politique ?
Ce qui vient d’être dit sur la sécularisation du politique et l’échec des « religions de remplacement » semblerait aller dans ce sens. Nous ne pouvons traiter le problème sur le fond, nous ne pouvons, en conclusion, que signaler quelques thèses sur ce sujet.
La première thèse, celle de Marcel Gauchet, est la plus radicale : le théologico-politique a fait son temps ; dans les démocraties modernes, il n’y a plus de place pour une légitimation religieuse du pouvoir politique. Si le christianisme a été la « religion de la sortie de la religion », c’est qu’il a favorisé « une recomposition de l’univers humain social, non seulement en dehors de la religion, mais à partir et au rebours de sa logique religieuse d’origine » (( M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, pp. I‑II.)) . La disparition de la fonction sociale de la religion entraîne ipso facto la fin de son rôle dans la légitimation du pouvoir ; la religion n’est plus le « principe régulateur de nos sociétés ». C’est d’ailleurs l’Etat qui, dans notre histoire moderne, depuis Machiavel et Hobbes surtout, a joué le rôle de « transformateur sacral » et opéré une première rupture dans le monde unitaire du politico-religieux ; désormais la coupure passe entre le pouvoir politique, autonome et laïc, et le reste de la société constitué par des individus libres et égaux ; avec le christianisme le divin s’est intériorisé, le monde politico-social a été rendu à son immanence et à son autonomie ; aucun retour en arrière n’est plus possible. Inutile de dire ce que cette thèse sans nuance peut avoir de contestable : s’inscrivant dans une stricte perspective évolutionniste, elle a prêté le flanc à de nombreuses critiques dont il n’est pas possible de rendre compte ici.
La thèse de Claude Lefort est beaucoup plus nuancée et riche. Dans un article substantiel intitulé « Permanence du théologico-politique ? » (( C. Lefort, Le temps de la réflexion, n. 2, 1981, pp. 13–60.)) , l’auteur, après une analyse subtile de l’interaction millénaire entre le politique et le religieux, évoque la situation nouvelle dans laquelle nous sommes depuis l’élimination de la religion du champ politique. Les pages les plus suggestives consistent à analyser la profondeur du lien théologico-politique à partir de quelques figures du passé, à partir du pouvoir impérial, mais surtout à partir du pouvoir royal dans la monarchie française ; s’inspirant de Kantorowicz, Claude Lefort montre en quoi le pouvoir royal symbolise l’unité du corps social tout entier à tel point que l’on peut dire que « le vrai roi est le peuple » ; partant de là, il sera facile à Michelet, dans son Histoire de la Révolution française, de transférer cette symbolique sur le Peuple, la Patrie ou la Nation. Mais la situation change du tout au tout avec l’avènement de la démocratie moderne ; selon Claude Lefort la démocratie est le seul régime dans lequel la représentation du pouvoir est un lieu vide, dans lequel le discours du pouvoir n’appartient plus à personne et ne peut plus se symboliser : le pouvoir en effet n’y renvoie plus à un « dehors », à une puissance « autre » et transcendante, celle de Dieu et celle du Roi ; alors s’efface la différence entre le monde visible et le monde invisible ; dans la démocratie moderne, à partir du XIXe siècle, les transferts de représentations, caractéristiques de l’âge théologico-politique, ne sont plus possibles ; les mécanismes qui assuraient la liaison du politique et du religieux sont brisés : « une nouvelle expérience de l’institution du social s’est dessinée » ; désormais les institutions et les pratiques apparaissent telles qu’elles sont réellement, c’est-à-dire dans leur autonomie. C’est pourquoi Claude Lefort constate « une désintrication du politique et du religieux » dans la démocratie moderne, même si des traces de l’antique lien théologico-politique se manifestent toujours.
Troisième thèse sur le sujet, celle de Carl Schmitt, qu’on pourrait résumer par la phrase suivante : on ne se débarrasse pas si facilement du théologico-politique. En effet l’idée centrale que développe Carl Schmitt dans sa première Théologie politique, en 1922 est que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés » (( C. Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, pp. 46–47.)) . Autrement dit « la théorie (juridique) de l’Etat (moderne) est entièrement déterminée par le fait qu’elle procède de la pensée que la religion chrétienne a eue d’elle-même, à savoir par la théologie. L’Etat est littéralement né de la religion » (( J.-M. Kervegan, « L’enjeu d’une “théologie politique” : Carl Schmitt », Revue de métaphysique et de morale, n. 2, 1995, p. ‑212.)) . Il en résulte une certaine permanence du théologico-politique, dans la mesure où l’ordre politico-social établi par le rationalisme libéral reste pensé sur le modèle traditionnel de la souveraineté, dont la légitimation religieuse est un aspect essentiel. Carl Schmitt, par exemple, voit une analogie entre l’idée de l’Etat de droit moderne qui rejette l’état d’exception en politique, et le déisme issu des Lumières qui « rejette le miracle hors du monde et récuse la rupture des lois de la nature » ; analogie aussi entre l’idée que tout pouvoir vient de Dieu et l’idée que tout pouvoir procède du peuple.
Comment expliquer alors la séparation à notre époque du théologique et du politique, ou plus précisément l’effacement du théologique ? Pour Carl Schmitt cet effacement est l’effet d’une « dépolitisation » ; c’est parce que le libéralisme vise à une prédominance de l’économie et de la technique et donc à une gestion rationnelle-légale des rapports humains, qu’il « dépolitise » la vie sociale, la politique étant essentiellement « décision » plus ou moins arbitraire et irrationnelle pour résoudre les conflits de l’existence. Or « dépolitisation » et « déthéologisation » vont de pair, ce qui prouve, a contrario, que lorsque le politique joue pleinement son rôle le théologique tend à réapparaître. Ainsi au XXe siècle nous assistons à un certain retour du politique, du fait que l’Etat prend de plus en plus de place et intervient de plus en plus dans la vie publique ; dans cette situation nouvelle le théologique et le politique pourraient de nouveau communiquer. C’est dire que pour Carl Schmitt la neutralisation du théologique n’est pas fatale et définitive ; elle n’est que la conséquence de la neutralisation du politique opérée par le libéralisme ; elle n’est qu’une forme de nihilisme fondée sur une métaphysique antireligieuse. Ainsi donc une certaine résurgence du théologico-politique reste théoriquement possible ; elle ne paraît illusoire que parce que nous sommes actuellement en période d’expansion libérale ; le pouvoir politique n’étant plus fondé sur une instance transcendante tend à se dissoudre pour laisser la place à la domination de l’économie et de la technique. Grâce à cette analyse Carl Schmitt a été un des rares politologues à avoir pris au sérieux les critiques antilibérales du traditionalisme catholique, celles de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald, de Donoso Cortés, comme il a pu débattre avec les théologiens modernes qui prônent un engagement des chrétiens dans les affaires politiques et sociales (J.B. Metz ou les théologiens de la libération). Sans doute il est conscient que dans notre société sécularisée et libérale la légitimation théologique est devenue impossible, voire inutile, mais la question demeure ouverte d’un possible surgissement de théologies politiques nouvelles, ce qui interdit de proclamer la fin absolue du théologico-politique.
Dans une perspective très différente, le philosophe catholique italien Augusto Del Noce aboutit à peu près à la même conclusion ; il considère que c’est le même mal, « le sécularisme », qui est à la base aussi bien du fascisme, du nazisme et du communisme que de la société de consommation ; la société technologique libérale est fermée au sacré parce qu’ « elle fait du bien-être une fin absolue et se caractérise par le totalitarisme de l’activité technique qui absorbe entièrement l’activité de chaque individu » (( Massimo Tringali, « 1968, ou l’avènement de “l’époque de la sécularisation” », Catholica, n. 62, hiver 1998–99.)) ; elle représente l’esprit bourgeois à l’état pur, dans la mesure où, coupant tout lien avec quelque transcendance que ce soit, elle s’installe dans un total relativisme ; abandonnant toute dimension éthique ou métaphysique, la raison n’a plus qu’un caractère instrumental. D’où la domination absolue de la science et de la technique au service de la satisfaction la plus grande des besoins sensibles de l’homme. Par essence cette société est irréligieuse, ou plutôt indifférente à tout problème religieux ; d’ailleurs l’individu moderne, immergé dans la société technologique et les soucis quotidiens, n’a même plus le loisir de mener une vie intérieure.
Selon Del Noce, cette situation ne saurait durer éternellement, car les idées laïcistes et sécularistes s’autoréfutent d’elles-mêmes, entrent en décomposition permanente ; cela s’est révélé exact pour le marxisme et le sera de plus en plus pour la société technologique libérale. Face à cette situation, Del Noce estime que les valeurs traditionnelles du catholicisme gardent leur validité et leur fécondité, mais l’on ne voit pas comment la « société opulente » pourrait abandonner son « hybris » et retrouver les principes de la métaphysique traditionnelle ; il lui faudrait pour cela rompre avec « l’irréligion naturelle » et l’athéisme radical qui la caractérisent ; selon Del Noce, la « société opulente » est la parfaite expression du capitalisme permissif qui informe nos sociétés.
On sait que Del Noce fut proche de la démocratie chrétienne, beaucoup plus d’ailleurs d’une démocratie chrétienne idéale que de la démocratie chrétienne réelle, car il estimait que la démocratie, si elle ne s’inspirait pas d’un principe spirituel, était menacée de se transformer en pouvoir oppressif sous l’effet d’un hédonisme utilitariste imposé par la domination culturelle des médias et la domination économique de la consommation. Par là il n’abandonnait pas complètement l’espoir d’un retour au théologico-politique et rejoignait une position somme toute traditionaliste.
Nous sommes toujours confrontés aux mêmes questions : le rôle joué par le catholicisme dans la chute du communisme en Pologne, l’apparition de mouvements fondamentalistes divers, le retour de l’ethnico-religieux, même dans nos sociétés démocratiques (( Dominique Schnapper, « Le sens de l’ethnico-religieux », Archives de sciences sociales des religions, n. 81, janvier-mars 1993.)) , sont-ils des indices suffisants pour que l’on puisse parler de résurgence du théologico-politique ? Dans l’état actuel des choses, du moins en Occident, ce serait aller trop vite en besogne que de l’affirmer, mais comme toujours, sur ce sujet comme sur d’autres, l’avenir reste ouvert.
JEAN-PIERRE SIRONNEAU
Professeur émérite de sociologie et d’anthropologie à l’Université des Sciences sociales de Grenoble
Catholica, n. 64