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Le théo­lo­gi­co-poli­tique à l’épreuve de la sécu­la­ri­sa­tion

L’argu­ment qui sous-tend le texte sui­vant pour­rait se rame­ner à trois pro­po­si­tions (deux constats et une ques­tion) : la sécu­la­ri­sa­tion de la poli­tique et des ins­ti­tu­tions de la socié­té civile tend à détruire le fon­de­ment reli­gieux du pou­voir et à faire de la reli­gion une affaire pri­vée ; tous les efforts entre­pris depuis deux siècles pour sub­sti­tuer à la reli­gion tra­di­tion­nelle un nou­veau « sys­tème sym­bo­lique » capable de légi­ti­mer le pou­voir et de ren­for­cer le lien social, se sont sol­dés par des échecs ; assiste-t-on, à l’époque moderne, à la fin du théo­lo­gi­co-poli­tique ?

La sécu­la­ri­sa­tion et la pri­va­ti­sa­tion de la reli­gion

Pour rendre compte du sta­tut du reli­gieux dans les socié­tés modernes, il est dif­fi­cile d’échapper au concept de sécu­la­ri­sa­tion, même si celui-ci com­porte beau­coup d’ambiguïtés : la dif­fi­cul­té prin­ci­pale vient de ce que ce seul terme pré­tend rendre compte de phé­no­mènes mul­tiples et hété­ro­gènes, ce qui a pous­sé les socio­logues à dis­tin­guer au moins deux aspects, ins­ti­tu­tion­nel et idéo­lo­gi­co-cultu­rel, de la sécu­la­ri­sa­tion ; on pour­ra ain­si par­ler de la sécu­la­ri­sa­tion d’une ins­ti­tu­tion comme l’Etat ou de la sécu­la­ri­sa­tion d’un conte­nu de conscience, d’un dogme ou d’une règle morale. La défi­ni­tion de Peter Ber­ger tente d’unir ces deux aspects : « Nous enten­dons par sécu­la­ri­sa­tion, écrit-il, le pro­ces­sus par lequel des sec­teurs entiers de la socié­té et de la culture sont sous­traits à l’autorité des ins­ti­tu­tions et des sym­boles reli­gieux » ((  Peter Ber­ger, La reli­gion dans la conscience moderne, Cen­tu­rion, 1971, p. ‑174.)) .
Nous ne par­le­rons ici que de la sécu­la­ri­sa­tion de la sphère poli­tique et de ses consé­quences sur la reli­gion : elle a sa source dans la dis­tinc­tion chré­tienne entre le spi­ri­tuel et le tem­po­rel et dans l’évolution des rap­ports entre l’Eglise et les monar­chies euro­péennes. Si l’Eglise exer­çait une contrainte reli­gieuse rela­ti­ve­ment forte, elle per­met­tait aus­si une cer­taine indé­pen­dance du corps poli­tique ((  Pierre Manent, His­toire intel­lec­tuelle du libé­ra­lisme, Cal­mann-Lévy, 1987, pp. 26–28.)) . Il suf­fit de rap­pe­ler le conflit aigu qui oppo­sa au XIVe siècle le pape et le roi de France, Phi­lippe le Bel : les légistes du roi sont, bien avant les « huma­nistes » de la Renais­sance et Machia­vel, les pré­cur­seurs de la laï­ci­sa­tion de l’Etat et de ses admi­nis­tra­tions. Mais plus déci­sive encore dans ce pro­ces­sus fut la « confes­sion­na­li­sa­tion » du chris­tia­nisme au XVIe siècle, sui­vie par les guerres de reli­gion : la « confes­sion d’Augsbourg » a ouvert une brèche dans l’unité poli­ti­co-reli­gieuse de la Chré­tien­té : désor­mais chaque Eglise tend à se consi­dé­rer comme une confes­sion par­mi d’autres et cette situa­tion encou­rage le pou­voir poli­tique à accen­tuer son indé­pen­dance vis-à-vis des auto­ri­tés reli­gieuses : « En poli­tique, on assis­ta à un tour­nant déter­mi­nant dans le pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion, du fait que le pou­voir poli­tique s’émancipa de sa tutelle reli­gieuse, tout en conti­nuant à sou­te­nir évi­dem­ment la confes­sion qui deve­nait la garan­tie de légi­ti­mi­té de son indé­pen­dance » ((  Julien Freund, « La confes­sion­na­li­sa­tion en poli­tique », Respu­bli­ca, n. 3, Revue de l’Institut belge de science poli­tique, 1975, p. 348.)) . Ce fut un chan­ge­ment pro­fond dans la mesure où le pou­voir poli­tique per­dait une grande par­tie de son carac­tère « sacra­men­tel » ou « sacral », tout en accen­tuant son contrôle sur la reli­gion (cujus regio, ejus reli­gio) ; la voie était libre pour une pro­gres­sive sépa­ra­tion des Eglises et des Etats.
La sécu­la­ri­sa­tion de la poli­tique entraî­na pro­gres­si­ve­ment et paral­lè­le­ment celle de toutes les ins­ti­tu­tions et de toutes les sphères de la vie sociale (fami­liale, sco­laire, scien­ti­fique, éthique, esthé­tique, etc.). On peut par­ler aus­si bien d’un rétré­cis­se­ment géné­ral du sacré que d’un effa­ce­ment de la fonc­tion sociale de la reli­gion. Ce qui fera dire à Dur­kheim au début du siècle que « s’il est une véri­té que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la reli­gion embrasse une por­tion de plus en plus petite de la vie sociale. A l’origine elle s’étend à tout ; tout ce qui est social est reli­gieux ; les deux mots sont syno­nymes. Puis, peu à peu les fonc­tions poli­tiques, éco­no­miques, scien­ti­fiques s’affranchissent de la fonc­tion reli­gieuse, se consti­tuent à part et prennent un carac­tère tem­po­rel de plus en plus accu­sé » ((  E. Dur­kheim, De la divi­sion du tra­vail social, PUF, 1967, pp. 143–144.)) .
Rap­pe­lons briè­ve­ment la consé­quence la plus évi­dente de cette situa­tion, la pri­va­ti­sa­tion de la reli­gion ; deve­nant une affaire pri­vée, la reli­gion se vit de plus en plus dans le cadre de la vie indi­vi­duelle et fami­liale ; par suite de la dif­fé­ren­cia­tion fonc­tion­nelle des diverses acti­vi­tés humaines, la reli­gion n’est plus vécue comme « ce sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions qu’elle avait été jusque-là » (Tho­mas Luck­mann) ; elle tend même à deve­nir « invi­sible » : non seule­ment la légi­ti­ma­tion reli­gieuse tra­di­tion­nelle ne va plus de soi, mais nous assis­tons, dit Ber­ger, à « un effon­dre­ment des struc­tures de cré­di­bi­li­té » ; le doute s’installe dans les esprits : ce qui était jusque-là consi­dé­ré comme allant de soi, comme une réa­li­té évi­dente par elle-même, ne peut plus être atteint désor­mais que par un acte déli­bé­ré ; il n’y a plus comme autre­fois de véri­tés immuables ; les « conte­nus reli­gieux sont rela­ti­vi­sés », c’est-à-dire qu’ils n’apparaissent plus comme l’expression d’un « sacré » objec­tif et trans­cen­dant, mais comme de plus en plus liés à des choix sub­jec­tifs et indi­vi­duels.
Par ailleurs, du fait de la situa­tion de plu­ra­lisme reli­gieux, fruit de la divi­sion confes­sion­nelle et de la coexis­tence avec d’autres uni­vers reli­gieux, les reli­gions se trouvent en com­pé­ti­tion les unes avec les autres et l’individu croyant a une conscience plus aiguë de la rela­ti­vi­té sociale et his­to­rique de sa croyance ; la réa­li­té ultime lui paraît avoir sa source dans sa propre conscience plu­tôt que dans les don­nées du monde exté­rieur iden­ti­fié à un « cos­mos sacré ».
La dis­so­lu­tion des com­mu­nau­tés et le triomphe de l’individualisme contri­buent éga­le­ment à lais­ser per­ce­voir la croyance reli­gieuse comme une affaire pri­vée. Et cela d’autant plus que, si l’on en croit des obser­va­teurs atten­tifs de notre moder­ni­té (Daniel Bell, Chris­to­pher Lasch, Gilles Lipo­vets­ky), nous assis­te­rions à une deuxième révo­lu­tion indi­vi­dua­liste, qui concer­ne­rait plus par­ti­cu­liè­re­ment la vie quo­ti­dienne et les mœurs : les valeurs auto­ri­taires et puri­taines céde­raient défi­ni­ti­ve­ment la place aux valeurs d’épanouissement et de réa­li­sa­tion de soi ; à l’ère de l’autonomie d’un sujet conscient de ses res­pon­sa­bi­li­tés suc­cé­de­rait une ère où triom­phe­raient l’hédonisme, le nar­cis­sisme, la pré­oc­cu­pa­tion de soi, de son corps et de son bien-être, alors que la pre­mière révo­lu­tion indi­vi­dua­liste, qui va gros­so modo du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle, lais­sait toute sa place aux idéaux col­lec­tifs ; désor­mais ne comp­te­raient que le bon­heur indi­vi­duel, le moment pré­sent, sans consi­dé­ra­tion des normes du pas­sé et des acquis de la tra­di­tion. Plus que le pre­mier indi­vi­dua­lisme, le second a des effets per­ni­cieux dans le domaine des croyances ; comme disent les socio­logues, on assiste à une « déré­gu­la­tion ins­ti­tu­tion­nelle du croire » : cha­cun choi­sit, dans le stock des croyances qui lui sont pro­po­sées, celles qui lui conviennent le mieux ; cha­cun, pour­rait-on dire, en prend et en laisse, prend ce qui lui paraît béné­fique, laisse ce qui le gêne et le rebute. Même chez les catho­liques, membres d’une Eglise où pour­tant l’affirmation dog­ma­tique et l’autorité magis­té­rielle demeurent encore fortes, on assiste à des dis­tor­sions éton­nantes ; dans les son­dages, une pro­por­tion non négli­geable de catho­liques affirment ne pas croire à la divi­ni­té du Christ, à sa résur­rec­tion ou à ses miracles ; ne par­lons pas de l’enfer et du pur­ga­toire. Dans la situa­tion actuelle, le bien-être psy­chique et spi­ri­tuel du croyant ou l’émotionnel l’emportent sou­vent sur la recherche de la véri­té et la rigueur intel­lec­tuelle ; le « dis­cours de l’authenticité » prend le pas sur l’affirmation des véri­tés à croire ; la pri­va­ti­sa­tion de la reli­gion abou­tit alors à la pri­va­ti­sa­tion des croyances.
Ce pro­ces­sus est par­ti­cu­liè­re­ment accen­tué dans ce qu’on appelle « les nou­veaux mou­ve­ments reli­gieux ». Sans doute ces mou­ve­ments ne sont pas très impor­tants sur le plan quan­ti­ta­tif, mais leur exis­tence est signi­fi­ca­tive d’un nou­veau sta­tut de la croyance dans nos socié­tés, sta­tut qui va dans le sens d’une sub­jec­ti­vi­sa­tion de plus en plus grande. Ces mou­ve­ments (cha­ris­ma­tiques, sectes nou­velles, groupes divers pré­oc­cu­pés par la san­té ou le déve­lop­pe­ment per­son­nel, nébu­leuse New Age, etc.), plus que les groupes reli­gieux tra­di­tion­nels cen­trés sur la com­mu­nau­té, sont en effet carac­té­ri­sés par un indi­vi­dua­lisme de la conscience de soi, consi­dé­rée comme le réfé­rent ultime des valeurs et des croyances ; ils pour­suivent, face à la des­truc­tion du sens opé­rée par l’individualisme uti­li­taire et mar­chand, une recherche com­pen­sa­toire de sens, mais uni­que­ment à par­tir de choix indi­vi­duels ; en ce sens ils sont à la fois expres­sion et contes­ta­tion de la moder­ni­té, expres­sion de la moder­ni­té dans la mesure où ils inté­rio­risent presque toutes ses valeurs (sub­jec­ti­visme, tolé­rance, etc.), contes­ta­tion dans la mesure où ils reprochent à la socié­té tech­no­lo­gique sa fonc­tion­na­li­té pure­ment uti­li­taire ; ils n’échappent ni au rela­ti­visme ambiant, ni à la psy­cho­lo­gi­sa­tion de la véri­té reli­gieuse, comme n’y échappent pas d’ailleurs aus­si les autres com­mu­nau­tés reli­gieuses. En tout cas, encore moins que les Eglises tra­di­tion­nelles, ils ne sont à même de four­nir « ce sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » dont toute socié­té, même sécu­la­ri­sée, a besoin pour per­sé­vé­rer dans son être.

L’échec des « reli­gions de rem­pla­ce­ment »

Depuis deux siècles, on a assis­té à toutes sortes de ten­ta­tives, plus ou moins conscientes, pour sub­sti­tuer à la reli­gion tra­di­tion­nelle, jugée défaillante, un nou­veau « sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » ; nous employons à des­sein cette expres­sion très géné­rale, for­gée par la socio­lo­gie reli­gieuse de Tho­mas Luck­mann, mais les dési­gna­tions sont mul­tiples qui s’efforcent de rendre compte de ces ten­ta­tives : reli­gion civile (Rous­seau ou N. Bel­lah), reli­gions de rem­pla­ce­ment (Ersatz­re­li­gio­nen, Max Weber), reli­gions poli­tiques (Eric Voe­ge­lin), reli­gions sécu­lières (Ray­mond Aron), idéo­lo­gies de salut (Julien Freund), reli­gions de salut ter­restre (Edgar Morin). Peu importe la dési­gna­tion, la ques­tion la plus impor­tante, pour notre pro­pos, est de savoir pour­quoi ces ten­ta­tives ont échoué.
Par­tons du Contrat social de J.-J. Rous­seau : dans le cha­pitre 8 du Livre 4, inti­tu­lé « De la reli­gion civile », Rous­seau écrit ceci : « Il y a donc une pro­fes­sion de foi pure­ment civile dont il appar­tient au sou­ve­rain de fixer les articles, non pas pré­ci­sé­ment comme dogmes de reli­gion, mais comme sen­ti­ments de socia­bi­li­té sans les­quels il est impos­sible d’être bon citoyen, ni sujet fidèle. Sans pou­voir obli­ger per­sonne à les croire, il peut ban­nir de l’Etat qui­conque ne les croit pas ; il peut le ban­nir, non comme impie, mais comme inso­ciable, comme inca­pable d’aimer sin­cè­re­ment les lois, la jus­tice et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. […] Les dogmes de la reli­gion civile doivent être simples, en petit nombre, énon­cés avec pré­ci­sion, sans expli­ca­tions ni com­men­taires. L’existence de la divi­ni­té puis­sante, intel­li­gente, bien­fai­sante, pré­voyante et pour­voyante, la vie à venir, le bon­heur des justes, le châ­ti­ment des méchants, la sain­te­té du contrat social et des lois, voi­là les dogmes posi­tifs » ((  J.-J. Rous­seau, Le contrat social, Gar­nier, 1943, pp. 334–335.)) . Ce texte est hau­te­ment signi­fi­ca­tif : sans doute la reli­gion civile veut conser­ver quelques dogmes, mais elle obéit sur­tout au prin­cipe d’utilité sociale, puisqu’elle doit déve­lop­per le sen­ti­ment de socia­bi­li­té, donc favo­ri­ser l’intégration sociale et inci­ter à l’obéissance civique jusqu’au sacri­fice suprême.
Ce texte de Rous­seau sur la « reli­gion civile » eut une influence consi­dé­rable pen­dant la Révo­lu­tion fran­çaise : dans la phase tar­dive de celle-ci, des voix se sont éle­vées pour pro­mou­voir une reli­gion civile de cette sorte. Ecou­tons Bois­sy d’Anglas sous la Conven­tion : « Vous devez régler la direc­tion et la marche de cette reli­gion civile que vous devez don­ner à la France » ; ou plus tard, sous le Direc­toire, La Rével­lière-Lépeaux : « Lorsqu’on a abat­tu un culte, quelque dérai­son­nable et quelque anti­so­cial qu’il fût, il a tou­jours fal­lu le rem­pla­cer par d’autres, sans quoi il s’est pour ain­si dire rem­pla­cé lui-même en renais­sant de ses propres ruines ». Mais avant ces dis­cours offi­ciels des­ti­nés à éta­blir une reli­gion civique durable, de nom­breuses ten­ta­tives furent faites, plus ou moins spon­ta­nées, plus ou moins éphé­mères, pour ébau­cher des cultes révo­lu­tion­naires. Par­mi celles-ci la plus signi­fi­ca­tive et la plus spec­ta­cu­laire fut sans conteste le culte de l’Etre suprême célé­bré par Robes­pierre le 8 Juin 1794. Par ce culte Robes­pierre se pro­pose sans doute de conser­ver une dog­ma­tique sim­pli­fiée (croyance en l’Etre suprême et en l’immortalité de l’âme), mais il veut sur­tout ins­ti­tuer une reli­gion civique, capable de fon­der et d’entretenir une morale civique. Si le conte­nu dog­ma­tique est flot­tant, puisqu’il mélange en fait une sorte de déisme issu des Lumières et un pan­théisme natu­ra­liste (le culte de la nature est tou­jours asso­cié au culte de l’Etre suprême), c’est qu’il n’est qu’un pré­texte, des­ti­né avant tout à favo­ri­ser l’établissement d’un culte public. Robes­pierre dira en par­lant de ces croyances déistes et natu­ra­listes : « Je ne conçois pas com­ment la nature aurait pu sug­gé­rer à l’homme des fic­tions plus utiles que toutes ces réa­li­tés ; et si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les concep­tions de l’esprit humain. Aux yeux du légis­la­teur, tout ce qui est utile et bon dans la pra­tique est la véri­té » ((  A. Mathiez, La théo­phi­lan­thro­pie et le culte déca­daire, Alcan, Paris, 1903, p. ‑169.)) . On ne peut mieux expri­mer ce qui était l’intention pro­fonde du pro­mo­teur de ce culte : ras­sem­bler le peuple et fon­der la mora­li­té publique, plu­tôt que de rendre un culte à l’Etre suprême ; l’idée de Dieu n’est rete­nue que parce qu’elle a une valeur sociale et que la mora­li­té publique en dépend ; Dieu n’est, dans cette pers­pec­tive, comme le recon­naît l’historien Mathiez, pour­tant admi­ra­teur de Robes­pierre, qu’un « fétiche ver­bal » dont le seul but est de don­ner une base — mais com­bien fra­gile — aux idées morales et aux ver­tus civiques ; l’essentiel, en effet, est de ras­sem­bler les patriotes : « Robes­pierre, dit Mathiez, conseillait la pré­di­ca­tion du déisme, non pas tant parce que le déisme était une doc­trine vraie que parce qu’elle était une doc­trine socia­le­ment utile » ((  Ibi­dem, p. ‑168.)) . Aulard, autre his­to­rien célèbre des cultes révo­lu­tion­naires, va plus loin : il dénie à ces cultes leur carac­tère reli­gieux ; selon lui, les créa­teurs des cultes de la Rai­son ou de l’Etre suprême, ne se sont pro­po­sé qu’un but pure­ment poli­tique et n’ont cher­ché « dans leurs entre­prises contre la reli­gion […] qu’un expé­dient de défense natio­nale » ((  A. Aulard, Le culte de la Rai­son et de l’Etre suprême, chap. VII et VIII, Paris, ‑1892.))  ; ces cultes expri­me­raient seule­ment la stra­té­gie poli­tique de fac­tions rivales (Héber­tistes, Robes­pier­ristes, etc.) ; créa­tions arti­fi­cielles et contin­gentes, ils n’auraient aucun conte­nu véri­ta­ble­ment reli­gieux.
Ces inter­pré­ta­tions, plus ou moins diver­gentes, témoignent au moins d’une chose : une contra­dic­tion minait, depuis l’origine, tout pro­jet de fon­da­tion d’une reli­gion civile ; d’un côté nous avons affaire à une volon­té d’épuration dog­ma­tique, qui ne retient des croyances pas­sées qu’un cre­do abs­trait, vague déisme dans le sillage des Lumières, sans pro­fon­deur sym­bo­lique, cre­do d’ailleurs auquel on ne croit pas beau­coup, mais qu’on juge indis­pen­sable pour asseoir une morale civique néces­saire à tout gou­ver­ne­ment ; d’un autre côté nous avons affaire à une volon­té, à la fois idéo­lo­gique et éta­tique, de ras­sem­ble­ment des citoyens au cours de fêtes et de céré­mo­nies col­lec­tives, dans le but de les déta­cher des fêtes et rites de la reli­gion catho­lique. Cette contra­dic­tion et ces équi­voques ren­daient inévi­table l’échec de ces pro­jets : ain­si le culte de l’Etre suprême n’a pas sur­vé­cu à la chute de Robes­pierre, le culte théo­phi­lan­thro­pique, déjà en déclin à la fin du Direc­toire, fut sup­pri­mé par Bona­parte.
L’échec des cultes révo­lu­tion­naires ne décou­ra­gea pas d’autres ten­ta­tives de fon­da­tion de « reli­gion civile » ou de « reli­gions de l’humanité » qu’on trouve tout au long du XIXe siècle ; par­mi celles-ci la plus connue est sans doute la « reli­gion de l’Humanité » fon­dée par Auguste Comte pour par­ache­ver la phi­lo­so­phie et la poli­tique posi­ti­vistes. Là encore il s’agissait d’un pro­jet reli­gieux dont l’intention était d’abord poli­ti­co-sociale, ce qui n’est pas éton­nant puisque Auguste Comte est le prin­ci­pal pen­seur de l’identité du reli­gieux et du social ; dans la der­nière grande œuvre de Comte, Sys­tème de poli­tique posi­tive (1851–1854), il est dit que la reli­gion, « c’est le social sous l’angle de l’unité et de l’harmonie » ; c’est à la reli­gion qu’il revient d’assurer, dans l’existence sociale, l’intégration har­mo­nieuse des diverses acti­vi­tés humaines (poli­tique, morale, connais­sance, art, etc.) ; dans le même sens, le Caté­chisme posi­ti­viste (1852) nous dit que « la poli­tique est l’intégration sys­té­ma­tique de la reli­gion à l’organisation sociale » ; la reli­gion de l’Humanité se confond alors avec l’existence sociale uni­fiée, c’est-à-dire avec ce qui fait l’essence du pro­jet posi­ti­viste. Comte a sans doute connu, si l’on en croit Jean Lacroix, une expé­rience reli­gieuse authen­tique, expé­rience mys­tique du pur amour, pen­dant laquelle il crut décou­vrir le « nou­veau dieu », le Grand Etre capable de se sub­sti­tuer au Dieu du mono­théisme, mais cette expé­rience n’a pas don­né lieu, c’est le moins qu’on puisse dire, à une ins­ti­tu­tion reli­gieuse durable ; créa­tion pure­ment arti­fi­cielle, la « reli­gion de l’Humanité » n’a jamais réus­si à s’imposer ; il ne suf­fit pas de décla­rer que la reli­gion est une dimen­sion indis­pen­sable et néces­saire de l’existence sociale, pour qu’ensuite n’importe quel pro­jet de créa­tion reli­gieuse réus­sisse. Il semble que Comte ait été lui aus­si vic­time du prin­cipe d’utilité sociale ; ce n’est pas parce qu’une reli­gion est utile et néces­saire pour assu­rer l’unité et l’harmonie sociales, qu’une socié­té en crise devrait for­cé­ment don­ner nais­sance à une forme nou­velle de reli­gion. D’ailleurs par­ler de reli­gion de l’Humanité, n’était-ce pas une contra­dic­tion dans les termes ou tout au moins une équi­voque cer­taine ? Peut-il y avoir une reli­gion sans trans­cen­dance, sans visée de ce qui en l’homme passe l’homme, c’est-à-dire sans visée d’une alté­ri­té radi­cale, comme nous l’a appris la phé­no­mé­no­lo­gie reli­gieuse ? Le groupe par lui-même ou le social comme tel ne sau­rait être objet de trans­cen­dance. On pour­rait même remar­quer que le social comme tel n’a pas de sens ; ce n’est pas parce que l’on dévoile les condi­tions sociales de pro­duc­tion d’un phé­no­mène qu’on en découvre le sens ; le sens d’une acti­vi­té, par exemple de la reli­gion, résulte de la visée propre de cette acti­vi­té, de sa fina­li­té, et non du contexte social dans lequel elle s’exerce. Sans doute les idées d’Auguste Comte ont eu une grande influence dans la seconde moi­tié du XIXe siècle en France, par­ti­cu­liè­re­ment au moment de la fon­da­tion de l’école répu­bli­caine par Jules Fer­ry, comme les idées de Pierre Leroux avaient eu une cer­taine influence pen­dant la révo­lu­tion de 1848, mais leur pro­jet res­pec­tif de fon­da­tion d’une « reli­gion de l’Humanité » a été un échec patent ((  Emile Pou­lat, Cri­tique et mys­tique, Cen­tu­rion, 1984, chap. VII, « Nou­veaux chris­tia­nismes et reli­gion de l’Humanité », pp. 217–253.)) . Chez Comte, le scien­tisme socio­lo­gique, dou­blé d’une expé­rience affec­tive, n’a pas été capable de don­ner nais­sance à une créa­tion reli­gieuse authen­tique et durable.
Il faut cepen­dant recon­naître que cette idée de Comte d’un lien étroit entre l’existence sociale et la vie reli­gieuse a conti­nué à ins­pi­rer nombre d’interprétations du phé­no­mène reli­gieux ; la plus connue est celle de Dur­kheim pour qui la reli­gion n’est que « la socié­té trans­fi­gu­rée » et pour qui, somme toute, le reli­gieux et le social sont coex­ten­sifs. Récem­ment Régis Debray a repris l’intuition com­tienne et n’a pas hési­té à écrire que « toute for­ma­tion col­lec­tive est en puis­sance de reli­gion » « sa loi de com­po­si­tion empor­tant avec elle une loi d’engendrement reli­gieux » ; « le groupe, ajoute-t-il, — comme sché­ma rela­tion­nel pur — inclut dans sa défi­ni­tion une dis­po­si­tion au sacré, indé­pen­dante des dis­po­si­tifs de spé­ci­fi­ca­tion ou d’administration du sacré » ; il y aurait donc une sorte de « sché­ma de com­por­te­ment uni­ver­sel et inné, déri­vé de la struc­ture logique du groupe » et qu’on pour­rait qua­li­fier de « reli­gion natu­relle » ((  Régis Debray, Cri­tique de la rai­son poli­tique, Gal­li­mard, 1981, pp. 281–283 et ‑sui­vantes.))  ; le reli­gieux aurait sa source dans le fait que tout groupe vise quelque chose d’extérieur et de supé­rieur aux indi­vi­dus. Régis Debray va même jusqu’à affir­mer que Comte, en fai­sant culmi­ner son pro­jet de science sociale dans une reli­gion sociale, sans solu­tion de conti­nui­té, aurait témoi­gné d’une for­mi­dable intui­tion scien­ti­fique ((  Ibi­dem, p. ‑3–35.)) . Toutes ces ana­lyses, à réso­nance fonc­tion­na­liste et socio­lo­giste, ne rendent pas compte, à notre avis, de l’échec de tous ces pro­jets où la consi­dé­ra­tion de l’utilité sociale l’a empor­té sur toute autre consi­dé­ra­tion, en par­ti­cu­lier sur la mécon­nais­sance de la pau­vre­té du conte­nu sym­bo­lique et mythique de tous ces dis­cours pseu­do-reli­gieux. Sans doute Comte avait recon­nu l’importance du sen­ti­ment dans la vie sociale et reli­gieuse, éga­le­ment l’importance du mythe, comme l’importance de ces média­teurs que sont les saints et les héros, mais cela n’a pas suf­fi : n’est pas fon­da­teur de reli­gion qui veut.
Troi­sième exemple d’échec enfin, celui qu’en notre siècle on a dési­gné, nous l’avons noté plus haut, par le terme de « reli­gions poli­tiques » ou de « reli­gions sécu­lières », voire de « reli­gions de salut ter­restre ». Ces termes ont été appli­qués à des mou­ve­ments poli­tiques tota­li­taires ins­pi­rés par des idéo­lo­gies poli­tiques à pré­ten­tion scien­ti­fique ou phi­lo­so­phique dont le poten­tiel reli­gieux était incon­tes­table. En effet ces mou­ve­ments ont don­né nais­sance à des mytho­lo­gies, des cultes, des litur­gies, des formes col­lec­tives de com­mu­nion qui ont frap­pé tous les contem­po­rains et qui conti­nuent à intri­guer les ana­lystes (his­to­riens, socio­logues) qui tentent d’en don­ner des inter­pré­ta­tions. Du point de vue reli­gieux, la meilleure manière de les qua­li­fier est peut-être de les consi­dé­rer comme des mil­lé­na­rismes sécu­la­ri­sés : en effet le mes­sia­nisme révo­lu­tion­naire, à l’œuvre dans le com­mu­nisme et aus­si, quoique de manière dif­fé­rente, dans le natio­nal-socia­lisme, com­porte des simi­li­tudes frap­pantes avec les mil­lé­na­rismes reli­gieux du pas­sé ; en ce sens on peut dire que leurs mythes, leurs rites, même sécu­la­ri­sés, conservent des traces reli­gieuses incon­tes­tables, même si celles-ci sont par­fois camou­flées par l’apparence ration­nelle de l’idéologie.
Ces mou­ve­ments sont-ils pour autant des reli­gions ? Nous ne le pen­sons pas. S’ils ont pu four­nir pour un temps un « sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » à de larges couches de la popu­la­tion, s’ils ont pu satis­faire à des aspi­ra­tions de type reli­gieux, ils n’ont jamais pu cor­res­pondre à ce qui fait l’essence de toute reli­gion, soit la croyance en des êtres sur­hu­mains, soit une réponse à la ques­tion de la mort et de la sur­vie ; tout au plus peut-on les consi­dé­rer comme des équi­va­lents fonc­tion­nels de la reli­gion ; leur poten­tiel reli­gieux a d’ailleurs dis­pa­ru en même temps que leur exis­tence éphé­mère ; en effet ils ne visaient aucune trans­cen­dance véri­table, aucun au-delà de l’histoire, aucune « alté­ri­té numi­neuse » ; tout au plus peut-on par­ler à leur pro­pos d’une qua­si-trans­cen­dance, celle de l’avenir, puisqu’ils pro­met­taient la venue, dans le temps his­to­rique, d’une ère nou­velle de paix, de bon­heur ou de puis­sance ; mais en aucun cas ils ne pro­met­taient une sur­vie véri­table dans un au-delà du temps et de l’histoire, seule­ment une sur­vie éphé­mère dans la mémoire de la nation, de la race, de la classe ou de l’humanité. Leur échec, du point de vue reli­gieux, était pré­vi­sible ; leurs pro­messes, confron­tées aux dures réa­li­tés de l’histoire et de la poli­tique, ne pou­vaient qu’être démen­ties par les faits ((  J.-P. Siron­neau, Sécu­la­ri­sa­tion et reli­gions poli­tiques, Mou­ton, La Haye, 1982, pp. 501–526.)) .
On pour­rait objec­ter que l’échec de ces « idéo­lo­gies de salut » est venu prin­ci­pa­le­ment de ce que les mou­ve­ments poli­tiques qu’elles avaient ins­pi­rés et qui avaient pris le pou­voir n’ont connu qu’une exis­tence rela­ti­ve­ment éphé­mère. Le natio­nal-socia­lisme a été empor­té par la guerre, après seule­ment douze ans de pou­voir, et le com­mu­nisme s’est dés­in­té­gré soixante-dix ans après sa vic­toire poli­tique ; mais cette objec­tion ne tient pas, dans la mesure où ces idéo­lo­gies de salut, dès la prise du pou­voir, soit ont som­bré dans le nihi­lisme le plus meur­trier, soit sont deve­nues de pures jus­ti­fi­ca­tions d’un pou­voir bureau­cra­tique ; leur pro­messe de salut, à réso­nance reli­gieuse, ne pou­vait que s’effriter peu à peu sous le coup de la réa­li­té : une idéo­lo­gie poli­tique de salut meurt quand elle devient idéo­cra­tie, c’est-à-dire simple auxi­liaire d’un pou­voir d’Etat.
Devant tous ces exemples d’échec patent, on pour­rait être ten­té de faire une excep­tion ; il semble qu’aux Etats-Unis une véri­table « reli­gion civile » ait pu s’implanter dura­ble­ment et ait en par­tie réus­si à inté­grer, dans un ensemble cohé­rent, les dif­fé­rentes eth­nies et les dif­fé­rentes cultures qui com­posent ce pays ; elle se serait consti­tuée à par­tir d’un cer­tain nombre de valeurs concré­ti­sant le rêve amé­ri­cain (culte de la per­for­mance et de la réus­site, culte des droits de l’homme, ébauche d’une morale à la fois puri­taine et huma­ni­taire, res­pect des règles démo­cra­tiques, recon­nais­sance d’une trans­cen­dance, etc.) ((  Nor­bert Bel­lah, « La reli­gion civile en Amé­rique », Archives de sciences sociales des reli­gions, n. 35, jan­vier-juin 1973, pp. 7–22.)) . Il est vrai que cette « reli­gion civile » existe et qu’elle a en par­tie réus­si, mais elle ne consti­tue pas une véri­table reli­gion ; elle est essen­tiel­le­ment un code de valeurs morales et sociales ; en aucun cas elle n’a vou­lu se sub­sti­tuer aux diverses déno­mi­na­tions reli­gieuses, elle s’est sim­ple­ment sur­ajou­tée à celles-ci. Cet exemple n’infirme donc pas notre hypo­thèse quant à l’invention d’un « sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » capable de se sub­sti­tuer aux reli­gions tra­di­tion­nelles.
Faut-il alors pro­cla­mer la fin du théo­lo­gi­co-poli­tique ?
Ce qui vient d’être dit sur la sécu­la­ri­sa­tion du poli­tique et l’échec des « reli­gions de rem­pla­ce­ment » sem­ble­rait aller dans ce sens. Nous ne pou­vons trai­ter le pro­blème sur le fond, nous ne pou­vons, en conclu­sion, que signa­ler quelques thèses sur ce sujet.
La pre­mière thèse, celle de Mar­cel Gau­chet, est la plus radi­cale : le théo­lo­gi­co-poli­tique a fait son temps ; dans les démo­cra­ties modernes, il n’y a plus de place pour une légi­ti­ma­tion reli­gieuse du pou­voir poli­tique. Si le chris­tia­nisme a été la « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion », c’est qu’il a favo­ri­sé « une recom­po­si­tion de l’univers humain social, non seule­ment en dehors de la reli­gion, mais à par­tir et au rebours de sa logique reli­gieuse d’origine » ((  M. Gau­chet, Le désen­chan­te­ment du monde, Gal­li­mard, 1985, pp. I‑II.)) . La dis­pa­ri­tion de la fonc­tion sociale de la reli­gion entraîne ipso fac­to la fin de son rôle dans la légi­ti­ma­tion du pou­voir ; la reli­gion n’est plus le « prin­cipe régu­la­teur de nos socié­tés ». C’est d’ailleurs l’Etat qui, dans notre his­toire moderne, depuis Machia­vel et Hobbes sur­tout, a joué le rôle de « trans­for­ma­teur sacral » et opé­ré une pre­mière rup­ture dans le monde uni­taire du poli­ti­co-reli­gieux ; désor­mais la cou­pure passe entre le pou­voir poli­tique, auto­nome et laïc, et le reste de la socié­té consti­tué par des indi­vi­dus libres et égaux ; avec le chris­tia­nisme le divin s’est inté­rio­ri­sé, le monde poli­ti­co-social a été ren­du à son imma­nence et à son auto­no­mie ; aucun retour en arrière n’est plus pos­sible. Inutile de dire ce que cette thèse sans nuance peut avoir de contes­table : s’inscrivant dans une stricte pers­pec­tive évo­lu­tion­niste, elle a prê­té le flanc à de nom­breuses cri­tiques dont il n’est pas pos­sible de rendre compte ici.
La thèse de Claude Lefort est beau­coup plus nuan­cée et riche. Dans un article sub­stan­tiel inti­tu­lé « Per­ma­nence du théo­lo­gi­co-poli­tique ? » ((  C. Lefort, Le temps de la réflexion, n. 2, 1981, pp. 13–60.)) , l’auteur, après une ana­lyse sub­tile de l’interaction mil­lé­naire entre le poli­tique et le reli­gieux, évoque la situa­tion nou­velle dans laquelle nous sommes depuis l’élimination de la reli­gion du champ poli­tique. Les pages les plus sug­ges­tives consistent à ana­ly­ser la pro­fon­deur du lien théo­lo­gi­co-poli­tique à par­tir de quelques figures du pas­sé, à par­tir du pou­voir impé­rial, mais sur­tout à par­tir du pou­voir royal dans la monar­chie fran­çaise ; s’inspirant de Kan­to­ro­wicz, Claude Lefort montre en quoi le pou­voir royal sym­bo­lise l’unité du corps social tout entier à tel point que l’on peut dire que « le vrai roi est le peuple » ; par­tant de là, il sera facile à Miche­let, dans son His­toire de la Révo­lu­tion fran­çaise, de trans­fé­rer cette sym­bo­lique sur le Peuple, la Patrie ou la Nation. Mais la situa­tion change du tout au tout avec l’avènement de la démo­cra­tie moderne ; selon Claude Lefort la démo­cra­tie est le seul régime dans lequel la repré­sen­ta­tion du pou­voir est un lieu vide, dans lequel le dis­cours du pou­voir n’appartient plus à per­sonne et ne peut plus se sym­bo­li­ser : le pou­voir en effet n’y ren­voie plus à un « dehors », à une puis­sance « autre » et trans­cen­dante, celle de Dieu et celle du Roi ; alors s’efface la dif­fé­rence entre le monde visible et le monde invi­sible ; dans la démo­cra­tie moderne, à par­tir du XIXe siècle, les trans­ferts de repré­sen­ta­tions, carac­té­ris­tiques de l’âge théo­lo­gi­co-poli­tique, ne sont plus pos­sibles ; les méca­nismes qui assu­raient la liai­son du poli­tique et du reli­gieux sont bri­sés : « une nou­velle expé­rience de l’institution du social s’est des­si­née » ; désor­mais les ins­ti­tu­tions et les pra­tiques appa­raissent telles qu’elles sont réel­le­ment, c’est-à-dire dans leur auto­no­mie. C’est pour­quoi Claude Lefort constate « une dés­in­tri­ca­tion du poli­tique et du reli­gieux » dans la démo­cra­tie moderne, même si des traces de l’antique lien théo­lo­gi­co-poli­tique se mani­festent tou­jours.
Troi­sième thèse sur le sujet, celle de Carl Schmitt, qu’on pour­rait résu­mer par la phrase sui­vante : on ne se débar­rasse pas si faci­le­ment du théo­lo­gi­co-poli­tique. En effet l’idée cen­trale que déve­loppe Carl Schmitt dans sa pre­mière Théo­lo­gie poli­tique, en 1922 est que « tous les concepts pré­gnants de la théo­rie moderne de l’Etat sont des concepts théo­lo­giques sécu­la­ri­sés » ((  C. Schmitt, Théo­lo­gie poli­tique, Gal­li­mard, 1988, pp. 46–47.)) . Autre­ment dit « la théo­rie (juri­dique) de l’Etat (moderne) est entiè­re­ment déter­mi­née par le fait qu’elle pro­cède de la pen­sée que la reli­gion chré­tienne a eue d’elle-même, à savoir par la théo­lo­gie. L’Etat est lit­té­ra­le­ment né de la reli­gion » ((  J.-M. Ker­ve­gan, « L’enjeu d’une “théo­lo­gie poli­tique” : Carl Schmitt », Revue de méta­phy­sique et de morale, n. 2, 1995, p. ‑212.)) . Il en résulte une cer­taine per­ma­nence du théo­lo­gi­co-poli­tique, dans la mesure où l’ordre poli­ti­co-social éta­bli par le ratio­na­lisme libé­ral reste pen­sé sur le modèle tra­di­tion­nel de la sou­ve­rai­ne­té, dont la légi­ti­ma­tion reli­gieuse est un aspect essen­tiel. Carl Schmitt, par exemple, voit une ana­lo­gie entre l’idée de l’Etat de droit moderne qui rejette l’état d’exception en poli­tique, et le déisme issu des Lumières qui « rejette le miracle hors du monde et récuse la rup­ture des lois de la nature » ; ana­lo­gie aus­si entre l’idée que tout pou­voir vient de Dieu et l’idée que tout pou­voir pro­cède du peuple.
Com­ment expli­quer alors la sépa­ra­tion à notre époque du théo­lo­gique et du poli­tique, ou plus pré­ci­sé­ment l’effacement du théo­lo­gique ? Pour Carl Schmitt cet effa­ce­ment est l’effet d’une « dépo­li­ti­sa­tion » ; c’est parce que le libé­ra­lisme vise à une pré­do­mi­nance de l’économie et de la tech­nique et donc à une ges­tion ration­nelle-légale des rap­ports humains, qu’il « dépo­li­tise » la vie sociale, la poli­tique étant essen­tiel­le­ment « déci­sion » plus ou moins arbi­traire et irra­tion­nelle pour résoudre les conflits de l’existence. Or « dépo­li­ti­sa­tion » et « déthéo­lo­gi­sa­tion » vont de pair, ce qui prouve, a contra­rio, que lorsque le poli­tique joue plei­ne­ment son rôle le théo­lo­gique tend à réap­pa­raître. Ain­si au XXe siècle nous assis­tons à un cer­tain retour du poli­tique, du fait que l’Etat prend de plus en plus de place et inter­vient de plus en plus dans la vie publique ; dans cette situa­tion nou­velle le théo­lo­gique et le poli­tique pour­raient de nou­veau com­mu­ni­quer. C’est dire que pour Carl Schmitt la neu­tra­li­sa­tion du théo­lo­gique n’est pas fatale et défi­ni­tive ; elle n’est que la consé­quence de la neu­tra­li­sa­tion du poli­tique opé­rée par le libé­ra­lisme ; elle n’est qu’une forme de nihi­lisme fon­dée sur une méta­phy­sique anti­re­li­gieuse. Ain­si donc une cer­taine résur­gence du théo­lo­gi­co-poli­tique reste théo­ri­que­ment pos­sible ; elle ne paraît illu­soire que parce que nous sommes actuel­le­ment en période d’expansion libé­rale ; le pou­voir poli­tique n’étant plus fon­dé sur une ins­tance trans­cen­dante tend à se dis­soudre pour lais­ser la place à la domi­na­tion de l’économie et de la tech­nique. Grâce à cette ana­lyse Carl Schmitt a été un des rares poli­to­logues à avoir pris au sérieux les cri­tiques anti­li­bé­rales du tra­di­tio­na­lisme catho­lique, celles de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald, de Dono­so Cor­tés, comme il a pu débattre avec les théo­lo­giens modernes qui prônent un enga­ge­ment des chré­tiens dans les affaires poli­tiques et sociales (J.B. Metz ou les théo­lo­giens de la libé­ra­tion). Sans doute il est conscient que dans notre socié­té sécu­la­ri­sée et libé­rale la légi­ti­ma­tion théo­lo­gique est deve­nue impos­sible, voire inutile, mais la ques­tion demeure ouverte d’un pos­sible sur­gis­se­ment de théo­lo­gies poli­tiques nou­velles, ce qui inter­dit de pro­cla­mer la fin abso­lue du théo­lo­gi­co-poli­tique.
Dans une pers­pec­tive très dif­fé­rente, le phi­lo­sophe catho­lique ita­lien Augus­to Del Noce abou­tit à peu près à la même conclu­sion ; il consi­dère que c’est le même mal, « le sécu­la­risme », qui est à la base aus­si bien du fas­cisme, du nazisme et du com­mu­nisme que de la socié­té de consom­ma­tion ; la socié­té tech­no­lo­gique libé­rale est fer­mée au sacré parce qu’ « elle fait du bien-être une fin abso­lue et se carac­té­rise par le tota­li­ta­risme de l’activité tech­nique qui absorbe entiè­re­ment l’activité de chaque indi­vi­du » ((  Mas­si­mo Trin­ga­li, « 1968, ou l’avènement de “l’époque de la sécu­la­ri­sa­tion” », Catho­li­ca, n. 62, hiver 1998–99.))  ; elle repré­sente l’esprit bour­geois à l’état pur, dans la mesure où, cou­pant tout lien avec quelque trans­cen­dance que ce soit, elle s’installe dans un total rela­ti­visme ; aban­don­nant toute dimen­sion éthique ou méta­phy­sique, la rai­son n’a plus qu’un carac­tère ins­tru­men­tal. D’où la domi­na­tion abso­lue de la science et de la tech­nique au ser­vice de la satis­fac­tion la plus grande des besoins sen­sibles de l’homme. Par essence cette socié­té est irré­li­gieuse, ou plu­tôt indif­fé­rente à tout pro­blème reli­gieux ; d’ailleurs l’individu moderne, immer­gé dans la socié­té tech­no­lo­gique et les sou­cis quo­ti­diens, n’a même plus le loi­sir de mener une vie inté­rieure.
Selon Del Noce, cette situa­tion ne sau­rait durer éter­nel­le­ment, car les idées laï­cistes et sécu­la­ristes s’autoréfutent d’elles-mêmes, entrent en décom­po­si­tion per­ma­nente ; cela s’est révé­lé exact pour le mar­xisme et le sera de plus en plus pour la socié­té tech­no­lo­gique libé­rale. Face à cette situa­tion, Del Noce estime que les valeurs tra­di­tion­nelles du catho­li­cisme gardent leur vali­di­té et leur fécon­di­té, mais l’on ne voit pas com­ment la « socié­té opu­lente » pour­rait aban­don­ner son « hybris » et retrou­ver les prin­cipes de la méta­phy­sique tra­di­tion­nelle ; il lui fau­drait pour cela rompre avec « l’irréligion natu­relle » et l’athéisme radi­cal qui la carac­té­risent ; selon Del Noce, la « socié­té opu­lente » est la par­faite expres­sion du capi­ta­lisme per­mis­sif qui informe nos socié­tés.
On sait que Del Noce fut proche de la démo­cra­tie chré­tienne, beau­coup plus d’ailleurs d’une démo­cra­tie chré­tienne idéale que de la démo­cra­tie chré­tienne réelle, car il esti­mait que la démo­cra­tie, si elle ne s’inspirait pas d’un prin­cipe spi­ri­tuel, était mena­cée de se trans­for­mer en pou­voir oppres­sif sous l’effet d’un hédo­nisme uti­li­ta­riste impo­sé par la domi­na­tion cultu­relle des médias et la domi­na­tion éco­no­mique de la consom­ma­tion. Par là il n’abandonnait pas com­plè­te­ment l’espoir d’un retour au théo­lo­gi­co-poli­tique et rejoi­gnait une posi­tion somme toute tra­di­tio­na­liste.
Nous sommes tou­jours confron­tés aux mêmes ques­tions : le rôle joué par le catho­li­cisme dans la chute du com­mu­nisme en Pologne, l’apparition de mou­ve­ments fon­da­men­ta­listes divers, le retour de l’ethnico-religieux, même dans nos socié­tés démo­cra­tiques ((  Domi­nique Schnap­per, « Le sens de l’ethnico-religieux », Archives de sciences sociales des reli­gions, n. 81, jan­vier-mars 1993.)) , sont-ils des indices suf­fi­sants pour que l’on puisse par­ler de résur­gence du théo­lo­gi­co-poli­tique ? Dans l’état actuel des choses, du moins en Occi­dent, ce serait aller trop vite en besogne que de l’affirmer, mais comme tou­jours, sur ce sujet comme sur d’autres, l’avenir reste ouvert.

JEAN-PIERRE SIRONNEAU
Pro­fes­seur émé­rite de socio­lo­gie et d’anthropologie à l’Université des Sciences sociales de Gre­noble

Catho­li­ca, n. 64