Revue de réflexion politique et religieuse.

Le théo­lo­gi­co-poli­tique à l’épreuve de la sécu­la­ri­sa­tion

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ce qui vient d’être dit sur la sécu­la­ri­sa­tion du poli­tique et l’échec des « reli­gions de rem­pla­ce­ment » sem­ble­rait aller dans ce sens. Nous ne pou­vons trai­ter le pro­blème sur le fond, nous ne pou­vons, en conclu­sion, que signa­ler quelques thèses sur ce sujet.
La pre­mière thèse, celle de Mar­cel Gau­chet, est la plus radi­cale : le théo­lo­gi­co-poli­tique a fait son temps ; dans les démo­cra­ties modernes, il n’y a plus de place pour une légi­ti­ma­tion reli­gieuse du pou­voir poli­tique. Si le chris­tia­nisme a été la « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion », c’est qu’il a favo­ri­sé « une recom­po­si­tion de l’univers humain social, non seule­ment en dehors de la reli­gion, mais à par­tir et au rebours de sa logique reli­gieuse d’origine » ((  M. Gau­chet, Le désen­chan­te­ment du monde, Gal­li­mard, 1985, pp. I‑II.)) . La dis­pa­ri­tion de la fonc­tion sociale de la reli­gion entraîne ipso fac­to la fin de son rôle dans la légi­ti­ma­tion du pou­voir ; la reli­gion n’est plus le « prin­cipe régu­la­teur de nos socié­tés ». C’est d’ailleurs l’Etat qui, dans notre his­toire moderne, depuis Machia­vel et Hobbes sur­tout, a joué le rôle de « trans­for­ma­teur sacral » et opé­ré une pre­mière rup­ture dans le monde uni­taire du poli­ti­co-reli­gieux ; désor­mais la cou­pure passe entre le pou­voir poli­tique, auto­nome et laïc, et le reste de la socié­té consti­tué par des indi­vi­dus libres et égaux ; avec le chris­tia­nisme le divin s’est inté­rio­ri­sé, le monde poli­ti­co-social a été ren­du à son imma­nence et à son auto­no­mie ; aucun retour en arrière n’est plus pos­sible. Inutile de dire ce que cette thèse sans nuance peut avoir de contes­table : s’inscrivant dans une stricte pers­pec­tive évo­lu­tion­niste, elle a prê­té le flanc à de nom­breuses cri­tiques dont il n’est pas pos­sible de rendre compte ici.
La thèse de Claude Lefort est beau­coup plus nuan­cée et riche. Dans un article sub­stan­tiel inti­tu­lé « Per­ma­nence du théo­lo­gi­co-poli­tique ? » ((  C. Lefort, Le temps de la réflexion, n. 2, 1981, pp. 13–60.)) , l’auteur, après une ana­lyse sub­tile de l’interaction mil­lé­naire entre le poli­tique et le reli­gieux, évoque la situa­tion nou­velle dans laquelle nous sommes depuis l’élimination de la reli­gion du champ poli­tique. Les pages les plus sug­ges­tives consistent à ana­ly­ser la pro­fon­deur du lien théo­lo­gi­co-poli­tique à par­tir de quelques figures du pas­sé, à par­tir du pou­voir impé­rial, mais sur­tout à par­tir du pou­voir royal dans la monar­chie fran­çaise ; s’inspirant de Kan­to­ro­wicz, Claude Lefort montre en quoi le pou­voir royal sym­bo­lise l’unité du corps social tout entier à tel point que l’on peut dire que « le vrai roi est le peuple » ; par­tant de là, il sera facile à Miche­let, dans son His­toire de la Révo­lu­tion fran­çaise, de trans­fé­rer cette sym­bo­lique sur le Peuple, la Patrie ou la Nation. Mais la situa­tion change du tout au tout avec l’avènement de la démo­cra­tie moderne ; selon Claude Lefort la démo­cra­tie est le seul régime dans lequel la repré­sen­ta­tion du pou­voir est un lieu vide, dans lequel le dis­cours du pou­voir n’appartient plus à per­sonne et ne peut plus se sym­bo­li­ser : le pou­voir en effet n’y ren­voie plus à un « dehors », à une puis­sance « autre » et trans­cen­dante, celle de Dieu et celle du Roi ; alors s’efface la dif­fé­rence entre le monde visible et le monde invi­sible ; dans la démo­cra­tie moderne, à par­tir du XIXe siècle, les trans­ferts de repré­sen­ta­tions, carac­té­ris­tiques de l’âge théo­lo­gi­co-poli­tique, ne sont plus pos­sibles ; les méca­nismes qui assu­raient la liai­son du poli­tique et du reli­gieux sont bri­sés : « une nou­velle expé­rience de l’institution du social s’est des­si­née » ; désor­mais les ins­ti­tu­tions et les pra­tiques appa­raissent telles qu’elles sont réel­le­ment, c’est-à-dire dans leur auto­no­mie. C’est pour­quoi Claude Lefort constate « une dés­in­tri­ca­tion du poli­tique et du reli­gieux » dans la démo­cra­tie moderne, même si des traces de l’antique lien théo­lo­gi­co-poli­tique se mani­festent tou­jours.
Troi­sième thèse sur le sujet, celle de Carl Schmitt, qu’on pour­rait résu­mer par la phrase sui­vante : on ne se débar­rasse pas si faci­le­ment du théo­lo­gi­co-poli­tique. En effet l’idée cen­trale que déve­loppe Carl Schmitt dans sa pre­mière Théo­lo­gie poli­tique, en 1922 est que « tous les concepts pré­gnants de la théo­rie moderne de l’Etat sont des concepts théo­lo­giques sécu­la­ri­sés » ((  C. Schmitt, Théo­lo­gie poli­tique, Gal­li­mard, 1988, pp. 46–47.)) . Autre­ment dit « la théo­rie (juri­dique) de l’Etat (moderne) est entiè­re­ment déter­mi­née par le fait qu’elle pro­cède de la pen­sée que la reli­gion chré­tienne a eue d’elle-même, à savoir par la théo­lo­gie. L’Etat est lit­té­ra­le­ment né de la reli­gion » ((  J.-M. Ker­ve­gan, « L’enjeu d’une “théo­lo­gie poli­tique” : Carl Schmitt », Revue de méta­phy­sique et de morale, n. 2, 1995, p. ‑212.)) . Il en résulte une cer­taine per­ma­nence du théo­lo­gi­co-poli­tique, dans la mesure où l’ordre poli­ti­co-social éta­bli par le ratio­na­lisme libé­ral reste pen­sé sur le modèle tra­di­tion­nel de la sou­ve­rai­ne­té, dont la légi­ti­ma­tion reli­gieuse est un aspect essen­tiel. Carl Schmitt, par exemple, voit une ana­lo­gie entre l’idée de l’Etat de droit moderne qui rejette l’état d’exception en poli­tique, et le déisme issu des Lumières qui « rejette le miracle hors du monde et récuse la rup­ture des lois de la nature » ; ana­lo­gie aus­si entre l’idée que tout pou­voir vient de Dieu et l’idée que tout pou­voir pro­cède du peuple.
Com­ment expli­quer alors la sépa­ra­tion à notre époque du théo­lo­gique et du poli­tique, ou plus pré­ci­sé­ment l’effacement du théo­lo­gique ? Pour Carl Schmitt cet effa­ce­ment est l’effet d’une « dépo­li­ti­sa­tion » ; c’est parce que le libé­ra­lisme vise à une pré­do­mi­nance de l’économie et de la tech­nique et donc à une ges­tion ration­nelle-légale des rap­ports humains, qu’il « dépo­li­tise » la vie sociale, la poli­tique étant essen­tiel­le­ment « déci­sion » plus ou moins arbi­traire et irra­tion­nelle pour résoudre les conflits de l’existence. Or « dépo­li­ti­sa­tion » et « déthéo­lo­gi­sa­tion » vont de pair, ce qui prouve, a contra­rio, que lorsque le poli­tique joue plei­ne­ment son rôle le théo­lo­gique tend à réap­pa­raître. Ain­si au XXe siècle nous assis­tons à un cer­tain retour du poli­tique, du fait que l’Etat prend de plus en plus de place et inter­vient de plus en plus dans la vie publique ; dans cette situa­tion nou­velle le théo­lo­gique et le poli­tique pour­raient de nou­veau com­mu­ni­quer. C’est dire que pour Carl Schmitt la neu­tra­li­sa­tion du théo­lo­gique n’est pas fatale et défi­ni­tive ; elle n’est que la consé­quence de la neu­tra­li­sa­tion du poli­tique opé­rée par le libé­ra­lisme ; elle n’est qu’une forme de nihi­lisme fon­dée sur une méta­phy­sique anti­re­li­gieuse. Ain­si donc une cer­taine résur­gence du théo­lo­gi­co-poli­tique reste théo­ri­que­ment pos­sible ; elle ne paraît illu­soire que parce que nous sommes actuel­le­ment en période d’expansion libé­rale ; le pou­voir poli­tique n’étant plus fon­dé sur une ins­tance trans­cen­dante tend à se dis­soudre pour lais­ser la place à la domi­na­tion de l’économie et de la tech­nique. Grâce à cette ana­lyse Carl Schmitt a été un des rares poli­to­logues à avoir pris au sérieux les cri­tiques anti­li­bé­rales du tra­di­tio­na­lisme catho­lique, celles de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald, de Dono­so Cor­tés, comme il a pu débattre avec les théo­lo­giens modernes qui prônent un enga­ge­ment des chré­tiens dans les affaires poli­tiques et sociales (J.B. Metz ou les théo­lo­giens de la libé­ra­tion). Sans doute il est conscient que dans notre socié­té sécu­la­ri­sée et libé­rale la légi­ti­ma­tion théo­lo­gique est deve­nue impos­sible, voire inutile, mais la ques­tion demeure ouverte d’un pos­sible sur­gis­se­ment de théo­lo­gies poli­tiques nou­velles, ce qui inter­dit de pro­cla­mer la fin abso­lue du théo­lo­gi­co-poli­tique.

-->