Le théologico-politique à l’épreuve de la sécularisation
L’échec des cultes révolutionnaires ne découragea pas d’autres tentatives de fondation de « religion civile » ou de « religions de l’humanité » qu’on trouve tout au long du XIXe siècle ; parmi celles-ci la plus connue est sans doute la « religion de l’Humanité » fondée par Auguste Comte pour parachever la philosophie et la politique positivistes. Là encore il s’agissait d’un projet religieux dont l’intention était d’abord politico-sociale, ce qui n’est pas étonnant puisque Auguste Comte est le principal penseur de l’identité du religieux et du social ; dans la dernière grande œuvre de Comte, Système de politique positive (1851–1854), il est dit que la religion, « c’est le social sous l’angle de l’unité et de l’harmonie » ; c’est à la religion qu’il revient d’assurer, dans l’existence sociale, l’intégration harmonieuse des diverses activités humaines (politique, morale, connaissance, art, etc.) ; dans le même sens, le Catéchisme positiviste (1852) nous dit que « la politique est l’intégration systématique de la religion à l’organisation sociale » ; la religion de l’Humanité se confond alors avec l’existence sociale unifiée, c’est-à-dire avec ce qui fait l’essence du projet positiviste. Comte a sans doute connu, si l’on en croit Jean Lacroix, une expérience religieuse authentique, expérience mystique du pur amour, pendant laquelle il crut découvrir le « nouveau dieu », le Grand Etre capable de se substituer au Dieu du monothéisme, mais cette expérience n’a pas donné lieu, c’est le moins qu’on puisse dire, à une institution religieuse durable ; création purement artificielle, la « religion de l’Humanité » n’a jamais réussi à s’imposer ; il ne suffit pas de déclarer que la religion est une dimension indispensable et nécessaire de l’existence sociale, pour qu’ensuite n’importe quel projet de création religieuse réussisse. Il semble que Comte ait été lui aussi victime du principe d’utilité sociale ; ce n’est pas parce qu’une religion est utile et nécessaire pour assurer l’unité et l’harmonie sociales, qu’une société en crise devrait forcément donner naissance à une forme nouvelle de religion. D’ailleurs parler de religion de l’Humanité, n’était-ce pas une contradiction dans les termes ou tout au moins une équivoque certaine ? Peut-il y avoir une religion sans transcendance, sans visée de ce qui en l’homme passe l’homme, c’est-à-dire sans visée d’une altérité radicale, comme nous l’a appris la phénoménologie religieuse ? Le groupe par lui-même ou le social comme tel ne saurait être objet de transcendance. On pourrait même remarquer que le social comme tel n’a pas de sens ; ce n’est pas parce que l’on dévoile les conditions sociales de production d’un phénomène qu’on en découvre le sens ; le sens d’une activité, par exemple de la religion, résulte de la visée propre de cette activité, de sa finalité, et non du contexte social dans lequel elle s’exerce. Sans doute les idées d’Auguste Comte ont eu une grande influence dans la seconde moitié du XIXe siècle en France, particulièrement au moment de la fondation de l’école républicaine par Jules Ferry, comme les idées de Pierre Leroux avaient eu une certaine influence pendant la révolution de 1848, mais leur projet respectif de fondation d’une « religion de l’Humanité » a été un échec patent (( Emile Poulat, Critique et mystique, Centurion, 1984, chap. VII, « Nouveaux christianismes et religion de l’Humanité », pp. 217–253.)) . Chez Comte, le scientisme sociologique, doublé d’une expérience affective, n’a pas été capable de donner naissance à une création religieuse authentique et durable.
Il faut cependant reconnaître que cette idée de Comte d’un lien étroit entre l’existence sociale et la vie religieuse a continué à inspirer nombre d’interprétations du phénomène religieux ; la plus connue est celle de Durkheim pour qui la religion n’est que « la société transfigurée » et pour qui, somme toute, le religieux et le social sont coextensifs. Récemment Régis Debray a repris l’intuition comtienne et n’a pas hésité à écrire que « toute formation collective est en puissance de religion » « sa loi de composition emportant avec elle une loi d’engendrement religieux » ; « le groupe, ajoute-t-il, — comme schéma relationnel pur — inclut dans sa définition une disposition au sacré, indépendante des dispositifs de spécification ou d’administration du sacré » ; il y aurait donc une sorte de « schéma de comportement universel et inné, dérivé de la structure logique du groupe » et qu’on pourrait qualifier de « religion naturelle » (( Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, 1981, pp. 281–283 et ‑suivantes.)) ; le religieux aurait sa source dans le fait que tout groupe vise quelque chose d’extérieur et de supérieur aux individus. Régis Debray va même jusqu’à affirmer que Comte, en faisant culminer son projet de science sociale dans une religion sociale, sans solution de continuité, aurait témoigné d’une formidable intuition scientifique (( Ibidem, p. ‑3–35.)) . Toutes ces analyses, à résonance fonctionnaliste et sociologiste, ne rendent pas compte, à notre avis, de l’échec de tous ces projets où la considération de l’utilité sociale l’a emporté sur toute autre considération, en particulier sur la méconnaissance de la pauvreté du contenu symbolique et mythique de tous ces discours pseudo-religieux. Sans doute Comte avait reconnu l’importance du sentiment dans la vie sociale et religieuse, également l’importance du mythe, comme l’importance de ces médiateurs que sont les saints et les héros, mais cela n’a pas suffi : n’est pas fondateur de religion qui veut.
Troisième exemple d’échec enfin, celui qu’en notre siècle on a désigné, nous l’avons noté plus haut, par le terme de « religions politiques » ou de « religions séculières », voire de « religions de salut terrestre ». Ces termes ont été appliqués à des mouvements politiques totalitaires inspirés par des idéologies politiques à prétention scientifique ou philosophique dont le potentiel religieux était incontestable. En effet ces mouvements ont donné naissance à des mythologies, des cultes, des liturgies, des formes collectives de communion qui ont frappé tous les contemporains et qui continuent à intriguer les analystes (historiens, sociologues) qui tentent d’en donner des interprétations. Du point de vue religieux, la meilleure manière de les qualifier est peut-être de les considérer comme des millénarismes sécularisés : en effet le messianisme révolutionnaire, à l’œuvre dans le communisme et aussi, quoique de manière différente, dans le national-socialisme, comporte des similitudes frappantes avec les millénarismes religieux du passé ; en ce sens on peut dire que leurs mythes, leurs rites, même sécularisés, conservent des traces religieuses incontestables, même si celles-ci sont parfois camouflées par l’apparence rationnelle de l’idéologie.
Ces mouvements sont-ils pour autant des religions ? Nous ne le pensons pas. S’ils ont pu fournir pour un temps un « système englobant de significations » à de larges couches de la population, s’ils ont pu satisfaire à des aspirations de type religieux, ils n’ont jamais pu correspondre à ce qui fait l’essence de toute religion, soit la croyance en des êtres surhumains, soit une réponse à la question de la mort et de la survie ; tout au plus peut-on les considérer comme des équivalents fonctionnels de la religion ; leur potentiel religieux a d’ailleurs disparu en même temps que leur existence éphémère ; en effet ils ne visaient aucune transcendance véritable, aucun au-delà de l’histoire, aucune « altérité numineuse » ; tout au plus peut-on parler à leur propos d’une quasi-transcendance, celle de l’avenir, puisqu’ils promettaient la venue, dans le temps historique, d’une ère nouvelle de paix, de bonheur ou de puissance ; mais en aucun cas ils ne promettaient une survie véritable dans un au-delà du temps et de l’histoire, seulement une survie éphémère dans la mémoire de la nation, de la race, de la classe ou de l’humanité. Leur échec, du point de vue religieux, était prévisible ; leurs promesses, confrontées aux dures réalités de l’histoire et de la politique, ne pouvaient qu’être démenties par les faits (( J.-P. Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Mouton, La Haye, 1982, pp. 501–526.)) .
On pourrait objecter que l’échec de ces « idéologies de salut » est venu principalement de ce que les mouvements politiques qu’elles avaient inspirés et qui avaient pris le pouvoir n’ont connu qu’une existence relativement éphémère. Le national-socialisme a été emporté par la guerre, après seulement douze ans de pouvoir, et le communisme s’est désintégré soixante-dix ans après sa victoire politique ; mais cette objection ne tient pas, dans la mesure où ces idéologies de salut, dès la prise du pouvoir, soit ont sombré dans le nihilisme le plus meurtrier, soit sont devenues de pures justifications d’un pouvoir bureaucratique ; leur promesse de salut, à résonance religieuse, ne pouvait que s’effriter peu à peu sous le coup de la réalité : une idéologie politique de salut meurt quand elle devient idéocratie, c’est-à-dire simple auxiliaire d’un pouvoir d’Etat.
Devant tous ces exemples d’échec patent, on pourrait être tenté de faire une exception ; il semble qu’aux Etats-Unis une véritable « religion civile » ait pu s’implanter durablement et ait en partie réussi à intégrer, dans un ensemble cohérent, les différentes ethnies et les différentes cultures qui composent ce pays ; elle se serait constituée à partir d’un certain nombre de valeurs concrétisant le rêve américain (culte de la performance et de la réussite, culte des droits de l’homme, ébauche d’une morale à la fois puritaine et humanitaire, respect des règles démocratiques, reconnaissance d’une transcendance, etc.) (( Norbert Bellah, « La religion civile en Amérique », Archives de sciences sociales des religions, n. 35, janvier-juin 1973, pp. 7–22.)) . Il est vrai que cette « religion civile » existe et qu’elle a en partie réussi, mais elle ne constitue pas une véritable religion ; elle est essentiellement un code de valeurs morales et sociales ; en aucun cas elle n’a voulu se substituer aux diverses dénominations religieuses, elle s’est simplement surajoutée à celles-ci. Cet exemple n’infirme donc pas notre hypothèse quant à l’invention d’un « système englobant de significations » capable de se substituer aux religions traditionnelles.
Faut-il alors proclamer la fin du théologico-politique ?