Revue de réflexion politique et religieuse.

Le théo­lo­gi­co-poli­tique à l’épreuve de la sécu­la­ri­sa­tion

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’échec des cultes révo­lu­tion­naires ne décou­ra­gea pas d’autres ten­ta­tives de fon­da­tion de « reli­gion civile » ou de « reli­gions de l’humanité » qu’on trouve tout au long du XIXe siècle ; par­mi celles-ci la plus connue est sans doute la « reli­gion de l’Humanité » fon­dée par Auguste Comte pour par­ache­ver la phi­lo­so­phie et la poli­tique posi­ti­vistes. Là encore il s’agissait d’un pro­jet reli­gieux dont l’intention était d’abord poli­ti­co-sociale, ce qui n’est pas éton­nant puisque Auguste Comte est le prin­ci­pal pen­seur de l’identité du reli­gieux et du social ; dans la der­nière grande œuvre de Comte, Sys­tème de poli­tique posi­tive (1851–1854), il est dit que la reli­gion, « c’est le social sous l’angle de l’unité et de l’harmonie » ; c’est à la reli­gion qu’il revient d’assurer, dans l’existence sociale, l’intégration har­mo­nieuse des diverses acti­vi­tés humaines (poli­tique, morale, connais­sance, art, etc.) ; dans le même sens, le Caté­chisme posi­ti­viste (1852) nous dit que « la poli­tique est l’intégration sys­té­ma­tique de la reli­gion à l’organisation sociale » ; la reli­gion de l’Humanité se confond alors avec l’existence sociale uni­fiée, c’est-à-dire avec ce qui fait l’essence du pro­jet posi­ti­viste. Comte a sans doute connu, si l’on en croit Jean Lacroix, une expé­rience reli­gieuse authen­tique, expé­rience mys­tique du pur amour, pen­dant laquelle il crut décou­vrir le « nou­veau dieu », le Grand Etre capable de se sub­sti­tuer au Dieu du mono­théisme, mais cette expé­rience n’a pas don­né lieu, c’est le moins qu’on puisse dire, à une ins­ti­tu­tion reli­gieuse durable ; créa­tion pure­ment arti­fi­cielle, la « reli­gion de l’Humanité » n’a jamais réus­si à s’imposer ; il ne suf­fit pas de décla­rer que la reli­gion est une dimen­sion indis­pen­sable et néces­saire de l’existence sociale, pour qu’ensuite n’importe quel pro­jet de créa­tion reli­gieuse réus­sisse. Il semble que Comte ait été lui aus­si vic­time du prin­cipe d’utilité sociale ; ce n’est pas parce qu’une reli­gion est utile et néces­saire pour assu­rer l’unité et l’harmonie sociales, qu’une socié­té en crise devrait for­cé­ment don­ner nais­sance à une forme nou­velle de reli­gion. D’ailleurs par­ler de reli­gion de l’Humanité, n’était-ce pas une contra­dic­tion dans les termes ou tout au moins une équi­voque cer­taine ? Peut-il y avoir une reli­gion sans trans­cen­dance, sans visée de ce qui en l’homme passe l’homme, c’est-à-dire sans visée d’une alté­ri­té radi­cale, comme nous l’a appris la phé­no­mé­no­lo­gie reli­gieuse ? Le groupe par lui-même ou le social comme tel ne sau­rait être objet de trans­cen­dance. On pour­rait même remar­quer que le social comme tel n’a pas de sens ; ce n’est pas parce que l’on dévoile les condi­tions sociales de pro­duc­tion d’un phé­no­mène qu’on en découvre le sens ; le sens d’une acti­vi­té, par exemple de la reli­gion, résulte de la visée propre de cette acti­vi­té, de sa fina­li­té, et non du contexte social dans lequel elle s’exerce. Sans doute les idées d’Auguste Comte ont eu une grande influence dans la seconde moi­tié du XIXe siècle en France, par­ti­cu­liè­re­ment au moment de la fon­da­tion de l’école répu­bli­caine par Jules Fer­ry, comme les idées de Pierre Leroux avaient eu une cer­taine influence pen­dant la révo­lu­tion de 1848, mais leur pro­jet res­pec­tif de fon­da­tion d’une « reli­gion de l’Humanité » a été un échec patent ((  Emile Pou­lat, Cri­tique et mys­tique, Cen­tu­rion, 1984, chap. VII, « Nou­veaux chris­tia­nismes et reli­gion de l’Humanité », pp. 217–253.)) . Chez Comte, le scien­tisme socio­lo­gique, dou­blé d’une expé­rience affec­tive, n’a pas été capable de don­ner nais­sance à une créa­tion reli­gieuse authen­tique et durable.
Il faut cepen­dant recon­naître que cette idée de Comte d’un lien étroit entre l’existence sociale et la vie reli­gieuse a conti­nué à ins­pi­rer nombre d’interprétations du phé­no­mène reli­gieux ; la plus connue est celle de Dur­kheim pour qui la reli­gion n’est que « la socié­té trans­fi­gu­rée » et pour qui, somme toute, le reli­gieux et le social sont coex­ten­sifs. Récem­ment Régis Debray a repris l’intuition com­tienne et n’a pas hési­té à écrire que « toute for­ma­tion col­lec­tive est en puis­sance de reli­gion » « sa loi de com­po­si­tion empor­tant avec elle une loi d’engendrement reli­gieux » ; « le groupe, ajoute-t-il, — comme sché­ma rela­tion­nel pur — inclut dans sa défi­ni­tion une dis­po­si­tion au sacré, indé­pen­dante des dis­po­si­tifs de spé­ci­fi­ca­tion ou d’administration du sacré » ; il y aurait donc une sorte de « sché­ma de com­por­te­ment uni­ver­sel et inné, déri­vé de la struc­ture logique du groupe » et qu’on pour­rait qua­li­fier de « reli­gion natu­relle » ((  Régis Debray, Cri­tique de la rai­son poli­tique, Gal­li­mard, 1981, pp. 281–283 et ‑sui­vantes.))  ; le reli­gieux aurait sa source dans le fait que tout groupe vise quelque chose d’extérieur et de supé­rieur aux indi­vi­dus. Régis Debray va même jusqu’à affir­mer que Comte, en fai­sant culmi­ner son pro­jet de science sociale dans une reli­gion sociale, sans solu­tion de conti­nui­té, aurait témoi­gné d’une for­mi­dable intui­tion scien­ti­fique ((  Ibi­dem, p. ‑3–35.)) . Toutes ces ana­lyses, à réso­nance fonc­tion­na­liste et socio­lo­giste, ne rendent pas compte, à notre avis, de l’échec de tous ces pro­jets où la consi­dé­ra­tion de l’utilité sociale l’a empor­té sur toute autre consi­dé­ra­tion, en par­ti­cu­lier sur la mécon­nais­sance de la pau­vre­té du conte­nu sym­bo­lique et mythique de tous ces dis­cours pseu­do-reli­gieux. Sans doute Comte avait recon­nu l’importance du sen­ti­ment dans la vie sociale et reli­gieuse, éga­le­ment l’importance du mythe, comme l’importance de ces média­teurs que sont les saints et les héros, mais cela n’a pas suf­fi : n’est pas fon­da­teur de reli­gion qui veut.
Troi­sième exemple d’échec enfin, celui qu’en notre siècle on a dési­gné, nous l’avons noté plus haut, par le terme de « reli­gions poli­tiques » ou de « reli­gions sécu­lières », voire de « reli­gions de salut ter­restre ». Ces termes ont été appli­qués à des mou­ve­ments poli­tiques tota­li­taires ins­pi­rés par des idéo­lo­gies poli­tiques à pré­ten­tion scien­ti­fique ou phi­lo­so­phique dont le poten­tiel reli­gieux était incon­tes­table. En effet ces mou­ve­ments ont don­né nais­sance à des mytho­lo­gies, des cultes, des litur­gies, des formes col­lec­tives de com­mu­nion qui ont frap­pé tous les contem­po­rains et qui conti­nuent à intri­guer les ana­lystes (his­to­riens, socio­logues) qui tentent d’en don­ner des inter­pré­ta­tions. Du point de vue reli­gieux, la meilleure manière de les qua­li­fier est peut-être de les consi­dé­rer comme des mil­lé­na­rismes sécu­la­ri­sés : en effet le mes­sia­nisme révo­lu­tion­naire, à l’œuvre dans le com­mu­nisme et aus­si, quoique de manière dif­fé­rente, dans le natio­nal-socia­lisme, com­porte des simi­li­tudes frap­pantes avec les mil­lé­na­rismes reli­gieux du pas­sé ; en ce sens on peut dire que leurs mythes, leurs rites, même sécu­la­ri­sés, conservent des traces reli­gieuses incon­tes­tables, même si celles-ci sont par­fois camou­flées par l’apparence ration­nelle de l’idéologie.
Ces mou­ve­ments sont-ils pour autant des reli­gions ? Nous ne le pen­sons pas. S’ils ont pu four­nir pour un temps un « sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » à de larges couches de la popu­la­tion, s’ils ont pu satis­faire à des aspi­ra­tions de type reli­gieux, ils n’ont jamais pu cor­res­pondre à ce qui fait l’essence de toute reli­gion, soit la croyance en des êtres sur­hu­mains, soit une réponse à la ques­tion de la mort et de la sur­vie ; tout au plus peut-on les consi­dé­rer comme des équi­va­lents fonc­tion­nels de la reli­gion ; leur poten­tiel reli­gieux a d’ailleurs dis­pa­ru en même temps que leur exis­tence éphé­mère ; en effet ils ne visaient aucune trans­cen­dance véri­table, aucun au-delà de l’histoire, aucune « alté­ri­té numi­neuse » ; tout au plus peut-on par­ler à leur pro­pos d’une qua­si-trans­cen­dance, celle de l’avenir, puisqu’ils pro­met­taient la venue, dans le temps his­to­rique, d’une ère nou­velle de paix, de bon­heur ou de puis­sance ; mais en aucun cas ils ne pro­met­taient une sur­vie véri­table dans un au-delà du temps et de l’histoire, seule­ment une sur­vie éphé­mère dans la mémoire de la nation, de la race, de la classe ou de l’humanité. Leur échec, du point de vue reli­gieux, était pré­vi­sible ; leurs pro­messes, confron­tées aux dures réa­li­tés de l’histoire et de la poli­tique, ne pou­vaient qu’être démen­ties par les faits ((  J.-P. Siron­neau, Sécu­la­ri­sa­tion et reli­gions poli­tiques, Mou­ton, La Haye, 1982, pp. 501–526.)) .
On pour­rait objec­ter que l’échec de ces « idéo­lo­gies de salut » est venu prin­ci­pa­le­ment de ce que les mou­ve­ments poli­tiques qu’elles avaient ins­pi­rés et qui avaient pris le pou­voir n’ont connu qu’une exis­tence rela­ti­ve­ment éphé­mère. Le natio­nal-socia­lisme a été empor­té par la guerre, après seule­ment douze ans de pou­voir, et le com­mu­nisme s’est dés­in­té­gré soixante-dix ans après sa vic­toire poli­tique ; mais cette objec­tion ne tient pas, dans la mesure où ces idéo­lo­gies de salut, dès la prise du pou­voir, soit ont som­bré dans le nihi­lisme le plus meur­trier, soit sont deve­nues de pures jus­ti­fi­ca­tions d’un pou­voir bureau­cra­tique ; leur pro­messe de salut, à réso­nance reli­gieuse, ne pou­vait que s’effriter peu à peu sous le coup de la réa­li­té : une idéo­lo­gie poli­tique de salut meurt quand elle devient idéo­cra­tie, c’est-à-dire simple auxi­liaire d’un pou­voir d’Etat.
Devant tous ces exemples d’échec patent, on pour­rait être ten­té de faire une excep­tion ; il semble qu’aux Etats-Unis une véri­table « reli­gion civile » ait pu s’implanter dura­ble­ment et ait en par­tie réus­si à inté­grer, dans un ensemble cohé­rent, les dif­fé­rentes eth­nies et les dif­fé­rentes cultures qui com­posent ce pays ; elle se serait consti­tuée à par­tir d’un cer­tain nombre de valeurs concré­ti­sant le rêve amé­ri­cain (culte de la per­for­mance et de la réus­site, culte des droits de l’homme, ébauche d’une morale à la fois puri­taine et huma­ni­taire, res­pect des règles démo­cra­tiques, recon­nais­sance d’une trans­cen­dance, etc.) ((  Nor­bert Bel­lah, « La reli­gion civile en Amé­rique », Archives de sciences sociales des reli­gions, n. 35, jan­vier-juin 1973, pp. 7–22.)) . Il est vrai que cette « reli­gion civile » existe et qu’elle a en par­tie réus­si, mais elle ne consti­tue pas une véri­table reli­gion ; elle est essen­tiel­le­ment un code de valeurs morales et sociales ; en aucun cas elle n’a vou­lu se sub­sti­tuer aux diverses déno­mi­na­tions reli­gieuses, elle s’est sim­ple­ment sur­ajou­tée à celles-ci. Cet exemple n’infirme donc pas notre hypo­thèse quant à l’invention d’un « sys­tème englo­bant de signi­fi­ca­tions » capable de se sub­sti­tuer aux reli­gions tra­di­tion­nelles.
Faut-il alors pro­cla­mer la fin du théo­lo­gi­co-poli­tique ?

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