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Le meilleur régime ?

Depuis l’effondrement du sys­tème socia­liste dans les Etats ayant fait par­tie de l’Union sovié­tique et dans ceux de l’Europe cen­trale et orien­tale, la fin de la guerre froide est appa­rue à beau­coup comme le moment du triomphe défi­ni­tif des idéo­lo­gies et des ins­ti­tu­tions démo-libé­rales. On s’est dit proche de l’avènement d’une nou­velle ère de féli­ci­té et d’un nou­vel ordre mon­dial, tout cela résul­tant d’une action humaine indé­pen­dante de tout secours sur­na­tu­rel. Dans le monde meilleur que l’on atten­dait, cha­cun devait être garan­ti dans les droits rele­vant des trois caté­go­ries libé­rale, démo­cra­tique et sociale que sont les liber­tés per­son­nelles, la par­ti­ci­pa­tion effec­tive au gou­ver­ne­ment de la com­mu­nau­té à laquelle on appar­tient, et un niveau de vie digne.
Mais à ce pre­mier moment de grandes espé­rances a suc­cé­dé une grande dés­illu­sion. Il est bien dif­fi­cile aujourd’hui d’assurer simul­ta­né­ment la paix et le res­pect des droits de l’homme sur l’ensemble de la pla­nète : par­tout se ren­contrent des résis­tances et sur­gissent des conflits locaux, y com­pris des conflits meur­triers, au point de devoir requé­rir le déploie­ment d’importantes forces armées des Etats-Unis et de leurs alliés. En outre le moins que l’on puisse dire est que le pro­grès des anciens pays com­mu­nistes dans la voie du fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions de la démo­cra­tie libé­rale et de l’économie de mar­ché subit des retards.
Réflé­chir sur la grande dés­illu­sion s’impose à qui veut com­prendre cor­rec­te­ment les condi­tions his­to­ri­co-spi­ri­tuelles du moment pré­sent, sur­tout en ce qui concerne la vita­li­té actuelle des prin­cipes et des ins­ti­tu­tions de la démo­cra­tie libé­rale.
On a écrit que la forme ins­ti­tu­tion­nelle géné­ra­le­ment dénom­mée démo­cra­tie libé­rale, démo­cra­tie clas­sique ou consti­tu­tion­nelle était désor­mais « sans alter­na­tive » dans le monde occi­den­tal ((  Affir­ma­tion du poli­to­logue G. Sar­to­ri, « Sche­ma di rela­zione », in AA.VV., « Demo­cra­zia e pre­si­den­zia­lis­mo », dis­cus­sion, dans la revue Il poli­ti­co (Uni­ver­si­té de Pavie), 1991, p. 205.)) . A la rigueur, c’est dans ces termes qu’on pour­rait prendre en consi­dé­ra­tion l’affirmation selon laquelle une forme déter­mi­née de régime a atteint une pleine pos­si­bi­li­té de se voir réa­li­sée et de per­du­rer dans une cer­taine par­tie du monde, s’appuyant sur la convic­tion des peuples, la culture, et cela au-des­sus de beau­coup d’autres carac­tères, habi­tudes, fac­teurs idéo­lo­giques, sociaux, spi­ri­tuels. En ce qui concerne l’Europe occi­den­tale, on doit ajou­ter que les ins­ti­tu­tions et les garan­ties du droit consti­tu­tion­nel doivent être consi­dé­rées comme un pro­duit du ratio­na­lisme typique de la pen­sée actuel­le­ment domi­nante : ce qui est visé, c’est le pro­jet fon­da­men­tal de sou­mettre à des para­digmes logi­co-for­mels des faits poli­tiques qui, de par leur nature, tendent à échap­per aux pré­vi­sions, cal­culs ou sché­mas.
Et pour­tant ce sont les concep­tions clas­siques qui se pré­sentent à nou­veau, selon les­quelles aucune forme d’organisation éta­tique ou de gou­ver­ne­ment ne peut être consi­dé­rée sur cette terre comme valide, bonne, utile autre­ment que d’une manière contin­gente, rela­tive, liée aux condi­tions his­to­riques et spi­ri­tuelles d’un peuple déter­mi­né à une époque don­née. Selon ces mêmes concep­tions, il n’a jamais jusqu’à ce jour été pos­sible aux hommes de construire un gou­ver­ne­ment pou­vant conve­nir tou­jours et par­tout. L’exigence d’en reve­nir aux maximes les plus antiques de la sagesse poli­tique se ren­force aujourd’hui du fait de l’entrée en déca­dence, que cha­cun recon­naît, de la civi­li­sa­tion « ratio­na­liste » fon­dée sur le pri­mat abso­lu de la rai­son humaine.
Des mêmes ensei­gne­ments clas­siques, il res­sort que les dif­fé­rentes espèces d’organisation de gou­ver­ne­ment suivent la dure loi de toutes les œuvres humaines et sont en consé­quence pas­sa­gères et péris­sables. Le récent écrou­le­ment des struc­tures poli­ti­co-juri­diques liées à l’idéologie com­mu­niste doit être tenu pour un exemple de véri­fi­ca­tion de cette vieille loi. Jusqu’à pré­sent il ne semble pas qu’on en ait four­ni des ana­lyses sûres et com­mu­né­ment accep­tables. On ne peut mettre en doute, en tout cas, le constat de la chute d’une orga­ni­sa­tion poli­tique conçue en termes ratio­na­listes, par­ve­nue à un ter­rible degré de puis­sance, appuyée des décen­nies durant sur le consen­te­ment de mil­lions et de mil­lions de per­sonnes pour­tant dif­fé­rentes dans leurs tra­di­tions et leurs cultures. De l’insuffisance et des défauts des appa­reils et des organes du sys­tème com­mu­niste, on ne sau­rait tirer argu­ment pour démon­trer la per­fec­tion ou l’aptitude à la durée infi­nie d’une quel­conque autre forme poli­tique.
Il ne fait pas de doute que l’organisation démo­cra­ti­co-libé­rale a fait preuve, de fait, d’une notable capa­ci­té de durer dans le temps et de sur­mon­ter diverses crises. Recon­naître cela, empi­ri­que­ment, ne semble pas pour autant per­mettre de tirer une conclu­sion dans l’absolu, dans la mesure où il est éga­le­ment pos­sible de consta­ter des expé­riences en sens contraire. Dans un pré­cé­dent article, j’avais eu l’occasion de rap­pe­ler le carac­tère d’exemple de l’histoire consti­tu­tion­nelle ita­lienne du XXe siècle sur ce point ((  Cf. P. G. Gras­so, « La fin de l’utopie démo­crate-chré­tienne. Leçons ita­liennes », Catho­li­ca, n. 60, été 1998, pp. 42–50.)) . En soixante-dix ans, l’Italie a pu en effet assis­ter à deux reprises à la ruine d’un régime de démo­cra­tie libé­rale, dans des condi­tions qui ont dif­fé­ré selon les périodes : celle de la monar­chie par­le­men­taire en 1922 ; et celle de la « pre­mière Répu­blique » ita­lienne, au début des années 90. Entre ces deux époques his­to­riques, il y a certes des dif­fé­rences sous plu­sieurs aspects, et non des moindres, mais il y a aus­si des res­sem­blances de carac­tère spi­ri­tuel. Dans l’un et l’autre cas la déca­dence du sys­tème poli­tique est le résul­tat d’une désa­gré­ga­tion ou d’une faillite interne et non d’un ren­ver­se­ment par la force externe de quelque conqué­rant étran­ger. La pre­mière fois, la chute du sys­tème est même inter­ve­nue après la vic­toire, en 1918, de la coa­li­tion contre les Empires cen­traux, coa­li­tion dont fai­sait par­tie l’Italie et qui lui avait per­mis d’achever l’unité natio­nale de la pénin­sule ; la deuxième fois, elle s’est pro­duite à la fin de la Guerre froide, après la décon­fi­ture des régimes com­mu­nistes dans leur com­pé­ti­tion avec les pays occi­den­taux.
Dans le pre­mier cas, l’avènement du régime fas­ciste vint sup­plan­ter les ins­ti­tu­tions du consti­tu­tion­na­lisme occi­den­tal. Cette fois-ci, pour des rai­sons liées aux affaires internes et aux rela­tions inter­éta­tiques, on ne peut mettre en doute la volon­té des gou­ver­nants et des hommes poli­tiques de conser­ver les formes de la démo­cra­tie libé­rale, mais l’opinion est à peu près una­nime pour affir­mer qu’il est néces­saire de rédi­ger une consti­tu­tion nou­velle, dotée d’organes adap­tés à l’époque, au lieu des sché­mas fixés dans la consti­tu­tion de 1947, jugés insuf­fi­sants. Tou­te­fois le renou­veau consti­tu­tion­nel dési­ré s’est avé­ré impos­sible jusqu’à pré­sent, les tra­vaux pré­pa­ra­toires et les pro­jets res­tant sans résul­tats depuis de nom­breuses années. Aus­si avance-t-on l’idée qu’après l’échec de la « pre­mière Répu­blique », il serait impos­sible d’espérer pour l’Italie les condi­tions ou le début de réa­li­sa­tion d’une quel­conque forme de gou­ver­ne­ment effi­cace.
Dans le domaine théo­rique, les défauts des régimes de démo­cra­tie libé­rale ont été plus d’une fois mis en évi­dence par des voix auto­ri­sées, dont les cri­tiques s’appuyaient d’ailleurs sur des prin­cipes dif­fé­rents les uns des autres. Sans pré­tendre les rap­pe­ler ici compte tenu de leur com­plexi­té, on peut se conten­ter de quelques indi­ca­tions à pro­pos d’une contra­dic­tion entre, d’une part, les affir­ma­tions de prin­cipe, et de l’autre la réa­li­té telle qu’on la ren­contre dans les évo­lu­tions contem­po­raines des ins­ti­tu­tions éta­blies dans les pays occi­den­taux.
Pour des gou­ver­ne­ments qui se disent popu­laires, l’affirmation qui a le plus d’importance consiste à affir­mer qu’il ne suf­fit pas d’établir un sys­tème de garan­ties et de pro­cé­dures for­melles, mais qu’il est néces­saire de pos­sé­der un lien spi­ri­tuel et réel de cohé­sion inter­sub­jec­tive ((  Par­mi bien d’autres, cf. G. Bur­deau, La demo­cra­zia, édi­tion ita­lienne Milan, 1964, pp. 7 ss.)) . A d’autres époques, on pen­sait que la vie civile était régu­lée par l’unité de la foi reli­gieuse ((  Sur cette par­tie, on se repor­te­ra à E. W. Böckenförde, « Die Ents­te­hung des Staates als Vor­gang der Säku­la­ri­sa­tion », in Staat, Gesell­schaft, Frei­heit. Stu­dien zur Staats­theo­rie und zum Ver­fas­sung­srecht, [La nais­sance de l’Etat comme pro­ces­sus de la sécu­la­ri­sa­tion, dans Etat, socié­té, liber­té. Etudes sur la théo­rie de l’Etat et le droit consti­tu­tion­nel], Franc­fort-sur-le-Main, 1976, pp. 43 ss et pas­sim.)) . Avec la sécu­la­ri­sa­tion et le laï­cisme, ce lien était des­ti­né à dis­pa­raître. Au XIXe siècle, une nou­velle force de cohé­sion sociale a alors été recher­chée dans l’idée de nation et dans celle, connexe, de sen­ti­ment natio­nal. Mais après la Deuxième Guerre mon­diale, ce fut au tour de cette idée et de ce sen­ti­ment de perdre la capa­ci­té de ser­vir effi­ca­ce­ment de lien spi­ri­tuel. En der­nier lieu, cer­tains auteurs attendent la for­ma­tion de nou­veaux sen­ti­ments col­lec­tifs de l’adhésion au cata­logue des droits fon­da­men­taux, trans­for­mé en « sys­tème de valeurs » sus­ci­tant un « patrio­tisme consti­tu­tion­nel » ((  Entre autres on peut men­tion­ner G.E. Rus­co­ni, Se ces­sia­mo di essere una nazione. Tra etno­de­mo­cra­zie regio­na­li e cit­ta­di­nan­za euro­pea [Si nous ces­sons d’être une nation. Entre eth­no­dé­mo­cra­ties régio­nales et citoyen­ne­té euro­péenne], Bologne, 1993, pp. 101 ss. Voir aus­si E.W. Böckenförde, op. cit., pp. 59 ss.)) . C’est recon­naître qu’on en est arri­vé à man­quer de la moindre pos­si­bi­li­té de se réfé­rer à des fac­teurs réels indé­pen­dants du texte écrit de la consti­tu­tion, et espé­rer que l’on puisse voir se dif­fu­ser des sen­ti­ments col­lec­tifs liés à des cal­culs de type idéo­lo­gique et intel­lec­tuel.
Pour confir­mer et com­plé­ter les obser­va­tions qui pré­cèdent, il est utile d’opérer une petite digres­sion au sujet des moti­va­tions de l’anticommunisme dans les pays de l’Europe conti­nen­tale au cours de la Guerre froide. On y relève des accents, for­te­ment ancrés, net­te­ment oppo­sés à la for­ma­tion d’un esprit de cohé­sion entre les membres du corps social. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment clair en ce qui concerne les affaires ita­liennes.
Pour ce qui est des prin­cipes, l’exigence de faire front face à un enne­mi com­mun comme le com­mu­nisme, avec son idéo­lo­gie, a alors conduit beau­coup de gens à taire les par­ti­cu­la­ri­tés des dif­fé­rents cou­rants de pen­sée. En Europe occi­den­tale, on a vu ain­si coopé­rer des catho­liques intran­si­geants fidèles au magis­tère de Pie XII, des pro­tes­tants, des juifs, des incroyants et des athées ; des conser­va­teurs et des libé­raux ; des libé­raux et des sociaux-démo­crates ; des natio­na­listes et des inter­na­tio­na­listes. Une alliance de ce genre était vouée à res­ter exté­rieure et ins­tru­men­tale, étant conclue pour se défendre de l’ennemi tout en res­tant dans le cadre des ins­ti­tu­tions conformes au prin­cipe du consti­tu­tion­na­lisme occi­den­tal.
Confor­mé­ment aux volon­tés de l’administration amé­ri­caine pré­va­lait alors l’intention de mener la lutte contre le com­mu­nisme « par le moyen de la socié­té du bien-être » ((  Pour ce qui concerne par­ti­cu­liè­re­ment l’Italie, voir par exemple R. But­ti­glione et A. Del Noce, I cat­to­li­ci e la cri­si del­la socie­tà ita­lia­na, dans la col­lec­tion Cris­tia­ni e socie­tà ita­lia­na. Contri­bu­ti per il Movi­men­to popo­lare, n. 4, Milan, 1977, pas­sim, et spé­cia­le­ment p. 3.)) , autre­ment dit par l’expansion crois­sante de la consom­ma­tion des biens et ser­vices. On a déjà fait remar­quer qu’on avait ain­si eu l’intention de com­battre une concep­tion maté­ria­liste de la vie par une autre tout aus­si maté­ria­liste. Ici, il convient d’attirer l’attention sur un autre aspect de la même ques­tion. Il est vrai, comme on le dit, que l’esprit de consom­ma­tion conduit à des phé­no­mènes d’homogénéisation, avec un nivel­le­ment des goûts et des inté­rêts chez les indi­vi­dus, en les tirant « vers le bas ». Mais il est vrai éga­le­ment que la recherche du bien-être maté­riel, ne ren­force nul­le­ment par elle-même l’esprit civique ou la cohé­sion com­mu­nau­taire. On peut rap­pe­ler sur ce point la pen­sée d’Antonio Ros­mi­ni, pour qui « l’intérêt tem­po­rel […] non seule­ment n’unit pas les hommes, mais les divise, car de ces biens tem­po­rels on ne peut jouir qu’individuellement » ((  A. Ros­mi­ni, « La cos­ti­tu­zione secon­do la gius­ti­zia sociale », in Pro­get­ti di cos­ti­tu­zione. Sag­gi edi­ti e inedi­ti sul­lo Sta­to [Pro­jets de consti­tu­tion. Essais publiés et inédits sur l’Etat], Milan, 1952, p. 157.)) . La recherche des biens maté­riels dépend de motifs sub­jec­tifs et engendre des ten­dances à l’éclatement social.
Comme indice allant dans le sens de ce qu’on vient de faire remar­quer, on pour­rait rele­ver que dans cer­tains pays le dés­in­té­rêt pour les ques­tions poli­tiques et gou­ver­ne­men­tales est appa­ru au moment même où dis­pa­rais­saient les ten­sions consé­cu­tives à la peur du péril com­mu­niste. Pour ain­si dire en direc­tion dia­mé­tra­le­ment oppo­sée à cette baisse d’intérêt des gens, il faut noter l’expansion conti­nue de la tech­ni­ci­té et du for­ma­lisme des struc­tures juri­diques, propres aux pays d’Europe conti­nen­tale pui­sant les racines de leur orga­ni­sa­tion dans les Lumières. On constate en effet dans ces pays une dif­fu­sion conti­nue des consti­tu­tions écrites déri­vées de l’archétype de Wei­mar (1919), avec contrôle de la consti­tu­tion­na­li­té des lois et légis­la­tion de plus en plus tatillonne et spé­cia­li­sée. Le droit consti­tu­tion­nel est un sys­tème tou­jours plus com­pli­qué de déci­sions, innom­brables, minu­tieuses, de for­mules et de pro­cé­dures. La sou­ve­rai­ne­té popu­laire elle-même est iden­ti­fiée à une pro­cé­dure ((  Sur ce point, voir J. Haber­mas, Morale, dirit­to, poli­ti­ca, trad. ita­lienne, Turin, 1992, pp. 81ss.)) , et d’autre part les dis­po­si­tions qui concluent des pro­cé­dures aus­si com­plexes qu’artificielles se voient consi­dé­rées, par défi­ni­tion légale, comme les équi­va­lents de la volon­té du peuple.
Mais c’est aus­si du fait de cette pro­pa­ga­tion de ce qu’on appelle la « démo­cra­tie for­melle » et « pro­cé­du­rale » que sur­gissent de nou­veaux pro­blèmes. Après les deux grandes guerres mon­diales, dans la vie poli­tique des pays du Vieux Conti­nent, des faits radi­ca­le­ment nou­veaux sont appa­rus. La déca­dence des Etats natio­naux avait mon­tré l’incapacité des nations euro­péennes prises indi­vi­duel­le­ment à pour­voir à leurs besoins vitaux même élé­men­taires en res­tant dans le cadre de leurs fron­tières ter­ri­to­riales his­to­riques et de leurs ins­ti­tu­tions habi­tuelles ((  On se repor­te­ra par exemple à H. Hol­born, Sto­ria dell’Europa contem­po­ra­nea, trad. ita­lienne, Bologne, 1970, spé­cia­le­ment pp. 5 ss, 234 ss et pas­sim.)) . Le conflit idéo­lo­gique, éten­du au monde entier et à l’intérieur de chaque Etat, a ensuite eu pour effet d’accentuer l’intention de recher­cher une pro­tec­tion des prin­cipes et des ins­ti­tu­tions du consti­tu­tion­na­lisme à un plan mon­dial, avec le regrou­pe­ment des pays occi­den­taux au sein de l’Alliance atlan­tique sous la puis­sante direc­tion et la pro­tec­tion des Etats-Unis.
C’est pour la même fin qu’ont été éla­bo­rés les pro­jets de consti­tuer les orga­ni­sa­tions fédé­rales et com­mu­nau­taires euro­péennes, ins­pi­rées selon les cri­tères tirés de l’ancien consti­tu­tion­na­lisme. Comme on le sait, il y a un par­le­ment euro­péen élu au suf­frage uni­ver­sel, et des cours char­gées de garan­tir le res­pect des droits de l’homme et la pré­émi­nence des prin­cipes du droit com­mu­nau­taire, de manière ana­logue à ce que pra­tiquent les cours consti­tu­tion­nelles des dif­fé­rents Etats. Mais au moins jusqu’ici, l’opinion com­mune est qu’il est impos­sible de par­ler d’intégration poli­tique conti­nen­tale. Plu­sieurs déplorent même un « défi­cit démo­cra­tique » étant don­né que dans les déci­sions de l’Union et dans la for­ma­tion du droit com­mu­nau­taire, ce sont les gou­ver­ne­ments asso­ciés qui pré­valent, avec les admi­nis­tra­tions, les tech­ni­ciens et les experts juri­diques.
Un symp­tôme des dif­fi­cul­tés dont nous par­lons se ren­contre dans les écrits de quelques-uns des pro­mo­teurs de l’intégration conti­nen­tale. On pré­sente par­fois comme un modèle pour la future orga­ni­sa­tion supra­na­tio­nale la Suisse, pays dont l’unité poli­tique a été for­mée à l’origine par l’entente de plu­sieurs Can­tons, c’est-à-dire d’Etats membres, avec pari­té de droits et de devoirs. En géné­ral, on évite cepen­dant d’ajouter que dans l’histoire du Vieux Conti­nent la Confé­dé­ra­tion hel­vé­tique consti­tue une excep­tion, ou une « île for­tu­née », ren­due pos­sible par des condi­tions par­ti­cu­lières sur le plan his­to­rique et géo­gra­phique : il est donc pro­blé­ma­tique de prendre une excep­tion comme para­digme d’organisation d’une exten­sion ter­ri­to­riale incom­pa­ra­ble­ment plus vaste et réunis­sant des cen­taines de mil­lions de per­sonnes.
La réfé­rence au modèle hel­vé­tique fait appa­raître une contra­dic­tion dif­fi­cile à résoudre. Des hommes poli­tiques, des finan­ciers, des uni­ver­si­taires, des intel­lec­tuels se déclarent convain­cus que le régime de la démo­cra­tie libé­rale et le consti­tu­tion­na­lisme ne pour­ra per­sis­ter, avec le plein accord des peuples euro­péens, que dans le contexte d’une union fédé­rale éten­due à tout le conti­nent. Or cin­quante ans après, la réa­li­sa­tion de cette union poli­tique paraît encore bien éloi­gnée. En Europe, la démo­cra­tie libé­rale n’a pas encore fait sa preuve défi­ni­tive. Les pré­ten­dus « pro­ces­sus démo­cra­tiques » ont jusqu’ici mon­tré qu’ils fonc­tion­naient, au moins par­tiel­le­ment, mais uni­que­ment à l’intérieur des fron­tières des vieux Etats natio­naux, mis à part la Confé­dé­ra­tion hel­vé­tique. Mais ces Etats sont aujourd’hui des orga­nismes en déca­dence qui ont per­du la capa­ci­té d’assurer les fins essen­tielles de la vie com­mune, comme la défense armée face à des périls exté­rieurs, ou un niveau d’existence mini­mum. Pour satis­faire de tels objec­tifs sur le Vieux Conti­nent, on s’est conten­té, au moins jusqu’à pré­sent, d’avoir recours non aux pro­ces­sus démo­cra­tiques nor­maux, mais, selon le cas, à la pro­tec­tion armée d’alliés plus puis­sants ou à l’action d’entités tech­no­cra­tiques.
Dix ans après la célé­bra­tion du triomphe du monde occi­den­tal sur le com­mu­nisme, le nou­vel ordre uni­ver­sel fon­dé sur l’acceptation des prin­cipes de la démo­cra­tie libé­rale et le mar­ché glo­bal, et garan­ti par la géné­reuse pro­tec­tion de la super­puis­sance amé­ri­caine, appa­raît encore bien loin d’être réa­li­sé. On peut même voir un symp­tôme de déca­dence dans le fait que les struc­tures de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive peinent à fonc­tion­ner nor­ma­le­ment.
PIETRO GIUSEPPE GRASSO

Catho­li­ca, n. 66