Revue de réflexion politique et religieuse.

Le meilleur régime ?

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il ne fait pas de doute que l’organisation démo­cra­ti­co-libé­rale a fait preuve, de fait, d’une notable capa­ci­té de durer dans le temps et de sur­mon­ter diverses crises. Recon­naître cela, empi­ri­que­ment, ne semble pas pour autant per­mettre de tirer une conclu­sion dans l’absolu, dans la mesure où il est éga­le­ment pos­sible de consta­ter des expé­riences en sens contraire. Dans un pré­cé­dent article, j’avais eu l’occasion de rap­pe­ler le carac­tère d’exemple de l’histoire consti­tu­tion­nelle ita­lienne du XXe siècle sur ce point ((  Cf. P. G. Gras­so, « La fin de l’utopie démo­crate-chré­tienne. Leçons ita­liennes », Catho­li­ca, n. 60, été 1998, pp. 42–50.)) . En soixante-dix ans, l’Italie a pu en effet assis­ter à deux reprises à la ruine d’un régime de démo­cra­tie libé­rale, dans des condi­tions qui ont dif­fé­ré selon les périodes : celle de la monar­chie par­le­men­taire en 1922 ; et celle de la « pre­mière Répu­blique » ita­lienne, au début des années 90. Entre ces deux époques his­to­riques, il y a certes des dif­fé­rences sous plu­sieurs aspects, et non des moindres, mais il y a aus­si des res­sem­blances de carac­tère spi­ri­tuel. Dans l’un et l’autre cas la déca­dence du sys­tème poli­tique est le résul­tat d’une désa­gré­ga­tion ou d’une faillite interne et non d’un ren­ver­se­ment par la force externe de quelque conqué­rant étran­ger. La pre­mière fois, la chute du sys­tème est même inter­ve­nue après la vic­toire, en 1918, de la coa­li­tion contre les Empires cen­traux, coa­li­tion dont fai­sait par­tie l’Italie et qui lui avait per­mis d’achever l’unité natio­nale de la pénin­sule ; la deuxième fois, elle s’est pro­duite à la fin de la Guerre froide, après la décon­fi­ture des régimes com­mu­nistes dans leur com­pé­ti­tion avec les pays occi­den­taux.
Dans le pre­mier cas, l’avènement du régime fas­ciste vint sup­plan­ter les ins­ti­tu­tions du consti­tu­tion­na­lisme occi­den­tal. Cette fois-ci, pour des rai­sons liées aux affaires internes et aux rela­tions inter­éta­tiques, on ne peut mettre en doute la volon­té des gou­ver­nants et des hommes poli­tiques de conser­ver les formes de la démo­cra­tie libé­rale, mais l’opinion est à peu près una­nime pour affir­mer qu’il est néces­saire de rédi­ger une consti­tu­tion nou­velle, dotée d’organes adap­tés à l’époque, au lieu des sché­mas fixés dans la consti­tu­tion de 1947, jugés insuf­fi­sants. Tou­te­fois le renou­veau consti­tu­tion­nel dési­ré s’est avé­ré impos­sible jusqu’à pré­sent, les tra­vaux pré­pa­ra­toires et les pro­jets res­tant sans résul­tats depuis de nom­breuses années. Aus­si avance-t-on l’idée qu’après l’échec de la « pre­mière Répu­blique », il serait impos­sible d’espérer pour l’Italie les condi­tions ou le début de réa­li­sa­tion d’une quel­conque forme de gou­ver­ne­ment effi­cace.
Dans le domaine théo­rique, les défauts des régimes de démo­cra­tie libé­rale ont été plus d’une fois mis en évi­dence par des voix auto­ri­sées, dont les cri­tiques s’appuyaient d’ailleurs sur des prin­cipes dif­fé­rents les uns des autres. Sans pré­tendre les rap­pe­ler ici compte tenu de leur com­plexi­té, on peut se conten­ter de quelques indi­ca­tions à pro­pos d’une contra­dic­tion entre, d’une part, les affir­ma­tions de prin­cipe, et de l’autre la réa­li­té telle qu’on la ren­contre dans les évo­lu­tions contem­po­raines des ins­ti­tu­tions éta­blies dans les pays occi­den­taux.
Pour des gou­ver­ne­ments qui se disent popu­laires, l’affirmation qui a le plus d’importance consiste à affir­mer qu’il ne suf­fit pas d’établir un sys­tème de garan­ties et de pro­cé­dures for­melles, mais qu’il est néces­saire de pos­sé­der un lien spi­ri­tuel et réel de cohé­sion inter­sub­jec­tive ((  Par­mi bien d’autres, cf. G. Bur­deau, La demo­cra­zia, édi­tion ita­lienne Milan, 1964, pp. 7 ss.)) . A d’autres époques, on pen­sait que la vie civile était régu­lée par l’unité de la foi reli­gieuse ((  Sur cette par­tie, on se repor­te­ra à E. W. Böckenförde, « Die Ents­te­hung des Staates als Vor­gang der Säku­la­ri­sa­tion », in Staat, Gesell­schaft, Frei­heit. Stu­dien zur Staats­theo­rie und zum Ver­fas­sung­srecht, [La nais­sance de l’Etat comme pro­ces­sus de la sécu­la­ri­sa­tion, dans Etat, socié­té, liber­té. Etudes sur la théo­rie de l’Etat et le droit consti­tu­tion­nel], Franc­fort-sur-le-Main, 1976, pp. 43 ss et pas­sim.)) . Avec la sécu­la­ri­sa­tion et le laï­cisme, ce lien était des­ti­né à dis­pa­raître. Au XIXe siècle, une nou­velle force de cohé­sion sociale a alors été recher­chée dans l’idée de nation et dans celle, connexe, de sen­ti­ment natio­nal. Mais après la Deuxième Guerre mon­diale, ce fut au tour de cette idée et de ce sen­ti­ment de perdre la capa­ci­té de ser­vir effi­ca­ce­ment de lien spi­ri­tuel. En der­nier lieu, cer­tains auteurs attendent la for­ma­tion de nou­veaux sen­ti­ments col­lec­tifs de l’adhésion au cata­logue des droits fon­da­men­taux, trans­for­mé en « sys­tème de valeurs » sus­ci­tant un « patrio­tisme consti­tu­tion­nel » ((  Entre autres on peut men­tion­ner G.E. Rus­co­ni, Se ces­sia­mo di essere una nazione. Tra etno­de­mo­cra­zie regio­na­li e cit­ta­di­nan­za euro­pea [Si nous ces­sons d’être une nation. Entre eth­no­dé­mo­cra­ties régio­nales et citoyen­ne­té euro­péenne], Bologne, 1993, pp. 101 ss. Voir aus­si E.W. Böckenförde, op. cit., pp. 59 ss.)) . C’est recon­naître qu’on en est arri­vé à man­quer de la moindre pos­si­bi­li­té de se réfé­rer à des fac­teurs réels indé­pen­dants du texte écrit de la consti­tu­tion, et espé­rer que l’on puisse voir se dif­fu­ser des sen­ti­ments col­lec­tifs liés à des cal­culs de type idéo­lo­gique et intel­lec­tuel.
Pour confir­mer et com­plé­ter les obser­va­tions qui pré­cèdent, il est utile d’opérer une petite digres­sion au sujet des moti­va­tions de l’anticommunisme dans les pays de l’Europe conti­nen­tale au cours de la Guerre froide. On y relève des accents, for­te­ment ancrés, net­te­ment oppo­sés à la for­ma­tion d’un esprit de cohé­sion entre les membres du corps social. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment clair en ce qui concerne les affaires ita­liennes.

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