Le meilleur régime ?
Il ne fait pas de doute que l’organisation démocratico-libérale a fait preuve, de fait, d’une notable capacité de durer dans le temps et de surmonter diverses crises. Reconnaître cela, empiriquement, ne semble pas pour autant permettre de tirer une conclusion dans l’absolu, dans la mesure où il est également possible de constater des expériences en sens contraire. Dans un précédent article, j’avais eu l’occasion de rappeler le caractère d’exemple de l’histoire constitutionnelle italienne du XXe siècle sur ce point (( Cf. P. G. Grasso, « La fin de l’utopie démocrate-chrétienne. Leçons italiennes », Catholica, n. 60, été 1998, pp. 42–50.)) . En soixante-dix ans, l’Italie a pu en effet assister à deux reprises à la ruine d’un régime de démocratie libérale, dans des conditions qui ont différé selon les périodes : celle de la monarchie parlementaire en 1922 ; et celle de la « première République » italienne, au début des années 90. Entre ces deux époques historiques, il y a certes des différences sous plusieurs aspects, et non des moindres, mais il y a aussi des ressemblances de caractère spirituel. Dans l’un et l’autre cas la décadence du système politique est le résultat d’une désagrégation ou d’une faillite interne et non d’un renversement par la force externe de quelque conquérant étranger. La première fois, la chute du système est même intervenue après la victoire, en 1918, de la coalition contre les Empires centraux, coalition dont faisait partie l’Italie et qui lui avait permis d’achever l’unité nationale de la péninsule ; la deuxième fois, elle s’est produite à la fin de la Guerre froide, après la déconfiture des régimes communistes dans leur compétition avec les pays occidentaux.
Dans le premier cas, l’avènement du régime fasciste vint supplanter les institutions du constitutionnalisme occidental. Cette fois-ci, pour des raisons liées aux affaires internes et aux relations interétatiques, on ne peut mettre en doute la volonté des gouvernants et des hommes politiques de conserver les formes de la démocratie libérale, mais l’opinion est à peu près unanime pour affirmer qu’il est nécessaire de rédiger une constitution nouvelle, dotée d’organes adaptés à l’époque, au lieu des schémas fixés dans la constitution de 1947, jugés insuffisants. Toutefois le renouveau constitutionnel désiré s’est avéré impossible jusqu’à présent, les travaux préparatoires et les projets restant sans résultats depuis de nombreuses années. Aussi avance-t-on l’idée qu’après l’échec de la « première République », il serait impossible d’espérer pour l’Italie les conditions ou le début de réalisation d’une quelconque forme de gouvernement efficace.
Dans le domaine théorique, les défauts des régimes de démocratie libérale ont été plus d’une fois mis en évidence par des voix autorisées, dont les critiques s’appuyaient d’ailleurs sur des principes différents les uns des autres. Sans prétendre les rappeler ici compte tenu de leur complexité, on peut se contenter de quelques indications à propos d’une contradiction entre, d’une part, les affirmations de principe, et de l’autre la réalité telle qu’on la rencontre dans les évolutions contemporaines des institutions établies dans les pays occidentaux.
Pour des gouvernements qui se disent populaires, l’affirmation qui a le plus d’importance consiste à affirmer qu’il ne suffit pas d’établir un système de garanties et de procédures formelles, mais qu’il est nécessaire de posséder un lien spirituel et réel de cohésion intersubjective (( Parmi bien d’autres, cf. G. Burdeau, La democrazia, édition italienne Milan, 1964, pp. 7 ss.)) . A d’autres époques, on pensait que la vie civile était régulée par l’unité de la foi religieuse (( Sur cette partie, on se reportera à E. W. Böckenförde, « Die Entstehung des Staates als Vorgang der Säkularisation », in Staat, Gesellschaft, Freiheit. Studien zur Staatstheorie und zum Verfassungsrecht, [La naissance de l’Etat comme processus de la sécularisation, dans Etat, société, liberté. Etudes sur la théorie de l’Etat et le droit constitutionnel], Francfort-sur-le-Main, 1976, pp. 43 ss et passim.)) . Avec la sécularisation et le laïcisme, ce lien était destiné à disparaître. Au XIXe siècle, une nouvelle force de cohésion sociale a alors été recherchée dans l’idée de nation et dans celle, connexe, de sentiment national. Mais après la Deuxième Guerre mondiale, ce fut au tour de cette idée et de ce sentiment de perdre la capacité de servir efficacement de lien spirituel. En dernier lieu, certains auteurs attendent la formation de nouveaux sentiments collectifs de l’adhésion au catalogue des droits fondamentaux, transformé en « système de valeurs » suscitant un « patriotisme constitutionnel » (( Entre autres on peut mentionner G.E. Rusconi, Se cessiamo di essere una nazione. Tra etnodemocrazie regionali e cittadinanza europea [Si nous cessons d’être une nation. Entre ethnodémocraties régionales et citoyenneté européenne], Bologne, 1993, pp. 101 ss. Voir aussi E.W. Böckenförde, op. cit., pp. 59 ss.)) . C’est reconnaître qu’on en est arrivé à manquer de la moindre possibilité de se référer à des facteurs réels indépendants du texte écrit de la constitution, et espérer que l’on puisse voir se diffuser des sentiments collectifs liés à des calculs de type idéologique et intellectuel.
Pour confirmer et compléter les observations qui précèdent, il est utile d’opérer une petite digression au sujet des motivations de l’anticommunisme dans les pays de l’Europe continentale au cours de la Guerre froide. On y relève des accents, fortement ancrés, nettement opposés à la formation d’un esprit de cohésion entre les membres du corps social. Cela est particulièrement clair en ce qui concerne les affaires italiennes.