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Le défi de l’éthique face aux bio­tech­no­lo­gies

Prendre soin de la vie était l’impératif pre­mier d’une méde­cine immé­mo­riale conçue comme art sacré. Se contente-t-on encore de cette fina­li­té à une époque où les inter­ven­tions tech­niques sur le vivant qu’est l’homme sont en fait de plus en plus sou­vent pré­cé­dées par des expé­ri­men­ta­tions auda­cieuses sur l’animal, enca­drées par des tech­no­lo­gies sophis­ti­quées et coû­teuses, et entraî­nées par­fois dans une course à l’exploit, sans com­mune mesure avec la valeur de la vie ? Dans ce nou­veau cadre, l’homme est-il bien encore trai­té en véri­table sujet ou n’est-il pas sou­vent réduit au rang d’objet maniable à volon­té ? Est-il bien, comme on le pro­clame sans cesse, une fin en soi, ou n’est-il pas trop sou­vent trai­té comme un simple moyen, une occa­sion pour assou­vir des faims de savoir et de pou­voir d’apprentis-sorciers qui vou­draient davan­tage maî­tri­ser la Vie que de se mettre au ser­vice d’un être humain dont ils ne sau­raient faire, sans risques, une pure créa­ture arti­fi­cielle ? Quelles nou­velles règles éthiques faut-il alors énon­cer pour limi­ter cet inter­ven­tion­nisme médi­cal et cet acti­visme bio­lo­gique ? Sur quoi peut-on se fon­der pour démê­ler dans cet ensemble de pra­tiques inédites, le bien et le mal, pour l’individu en par­ti­cu­lier, pour l’espèce humaine en géné­ral ? Ne sommes-nous d’ailleurs pas pla­cés en méde­cine et dans la recherche bio­lo­gique devant les mêmes ques­tions cru­ciales que dans tous les autres domaines où l’équilibre de l’humanité et de son envi­ron­ne­ment sont mena­cés radi­ca­le­ment ?
Quelle est d’abord l’ampleur même du pro­blème ? Les col­loques inces­sants qui se suc­cèdent dans les socié­tés indus­trielles ((  Lors d’une récente Confé­rence euro­péenne de bioé­thique orga­ni­sée à Mayence (RFA) du 7 au 9 novembre 1988, ont entre autres été énon­cées les recom­man­da­tions sui­vantes : « Il incombe aux pou­voirs publics et à la socié­té — et c’est une res­pon­sa­bi­li­té à laquelle ils ne peuvent se sous­traire — de fixer des règles essen­tielles de l’action de manière qu’elles n’entrent pas en conflit avec la nature de l’homme en tant qu’être social libre et res­pon­sable, ni ne portent atteinte à sa digni­té et à son inté­gri­té ». Est-il bien sûr que cette for­mu­la­tion ne recouvre pas une foule d’interprétations contra­dic­toires ?))  comme les débats ins­ti­tu­tion­nels propres aux Comi­tés d’éthique prouvent que la méde­cine se sent débor­dée par des savoirs et des pou­voirs nou­veaux, qui semblent mettre en cause les cer­ti­tudes tra­di­tion­nelles quant aux droits et aux devoirs atta­chés à la pra­tique médi­cale. Aux deux extré­mi­tés de l’existence humaine sur­tout, l’interventionnisme tech­nique per­met les pro­créa­tions arti­fi­cielles, les mani­pu­la­tions géné­tiques et plus bana­le­ment l’interruption déli­bé­rée de la gros­sesse et à l’autre bout de la chaîne, l’euthanasie pas­sive et active, l’acharnement thé­ra­peu­tique, voire les expé­ri­men­ta­tions en comas dépas­sés. En quelques décen­nies le corps médi­cal s’est vu atteint d’un pro­mé­théisme ver­ti­gi­neux, qui le rend capable de chan­ger le capi­tal géné­tique des vivants, de doter les orga­nismes de pro­thèses et de fabri­quer des états inter­mé­diaires entre la vie et la mort.
Il n’est pas éton­nant dès lors que devant de tels bou­le­ver­se­ments s’affrontent deux atti­tudes anti­no­miques, signes de l’angoisse ou de l’euphorie sus­ci­tées par les nou­velles tech­niques : soit un inté­grisme moral qui condamne au nom d’une sacra­li­sa­tion abso­lue du natu­rel, tout arti­fi­cia­lisme, soit un pro­gres­sisme opti­miste qui trouve dans ce nou­vel arse­nal médi­cal un ins­tru­ment de la liber­té indi­vi­duelle, enfin déli­vrée des contraintes bio­lo­giques. Entre l’interdiction conser­va­trice et le laxisme ano­mique, entre la renon­cia­tion à la recherche médi­cale et son ido­lâ­trie sans condi­tion, il convient de défi­nir pré­ci­sé­ment des normes, que les Etats modernes tentent d’urgence de déga­ger dans le cadre du droit posi­tif. Le légis­la­teur, aidé et conseillé par des Comi­tés de « sages », se voit confier aujourd’hui la tâche redou­table de pro­té­ger non seule­ment la sûre­té des per­sonnes, la sécu­ri­té de la socié­té, mais aus­si la sur­vie même du patri­moine bio­lo­gique de l’espèce. Sau­ra-t-il être à la hau­teur ? Cette hâte à trou­ver des pro­tec­tions et des garde-fous juri­diques est-elle d’ailleurs suf­fi­sante et si inno­cente qu’on le croit ? Dis­pense-t-elle d’une réelle réflexion sur les valeurs que l’homme veut attri­buer à la Vie, d’un enga­ge­ment ris­qué envers ce qui mérite d’être consi­dé­ré comme non négo­ciable, comme non adap­table, ce qui est le cri­tère même d’une obli­ga­tion morale ? Les dif­fi­cul­tés éprou­vées aujourd’hui par les uns et les autres à retrou­ver des cer­ti­tudes morales, et pas seule­ment à se mettre d’accord sur des normes mini­males de droit posi­tif, ne viennent-elles pas d’un ensemble de contra­dic­tions spi­ri­tuelles propres à notre civi­li­sa­tion qui veut à la fois prendre des risques liés à l’affirmation de sa puis­sance tech­ni­co-scien­ti­fique et exi­ger une sécu­ri­té et un bon­heur qu’elle est prête à payer à n’importe quel prix ? Et n’assiste-t-on pas dès lors à des situa­tions para­doxales qui devraient sus­ci­ter plus d’une réac­tion scan­da­li­sée si nous n’étions pas déjà pro­fon­dé­ment hyp­no­ti­sés par les pers­pec­tives inédites des pro­blèmes de la san­té : ain­si voit-on la col­lec­ti­vi­té dépen­ser des sommes astro­no­miques pour un enfant issu d’une pro­créa­tion in vitro ou pour la médi­ca­li­sa­tion à outrance de la sur­vie de grands acci­den­tés, alors qu’elle néglige la détresse des enfants aban­don­nés, freine les pro­ces­sus d’adoption, se révèle mes­quine dans les res­sources qu’elle consacre à la popu­la­tion âgée. De manière plus dérou­tante encore, ceux qui foca­lisent l’attention sur les pra­tiques d’eugénisme tota­li­taire du régime hit­lé­rien ne sont-ils pas sou­vent ceux qui bana­lisent l’avortement de confort, se réjouissent des pro­grès faits pour la sélec­tion des gènes, quand ils ne se détournent pas pudi­que­ment devant l’usage des fœtus pour la fabri­ca­tion des cos­mé­tiques ? Com­ment dès lors avoir confiance dans les pieux don­neurs de leçons de morale qui nous envi­ronnent de toutes parts ?
Encore faut-il se deman­der com­ment nous en sommes arri­vés à une telle déso­rien­ta­tion de nos cer­ti­tudes et valeurs rela­tives à la vie humaine. Sans doute, l’interventionnisme sur le vivant, de la nais­sance à la mort, sans com­mune mesure avec l’assistance thé­ra­peu­tique qui consti­tuait le cre­do de la méde­cine du pas­sé, relève-t-il, dans sa for­mule contem­po­raine, de causes mul­tiples, liées à des fac­teurs internes de déve­lop­pe­ment comme à des pro­ces­sus géné­raux d’évolution de la civi­li­sa­tion occi­den­tale.
Du point de vue des fac­teurs objec­tifs, la méde­cine s’est vue empor­tée dans un pro­di­gieux et invo­lon­taire mou­ve­ment de déve­lop­pe­ment des tech­niques, d’observation du corps (par exemple, l’échographie, et de manière géné­rale l’imagerie élec­tro­nique) qui ren­dait inévi­table la ten­ta­tion d’agir sur les nou­veaux espaces de l’organisme offerts à l’œil, d’intervention raf­fi­née (micro-chi­rur­gie, mani­pu­la­tion géné­tique sur l’infiniment petit), et de robo­ti­sa­tion accrue (sub­sti­tu­tion à des par­ties usées ou défaillantes du corps de pro­thèses à durée de vie indé­fi­ni­ment longue). Cette véri­table révo­lu­tion tech­nique qui a tou­ché un milieu médi­cal plu­tôt en retrait jusqu’à pré­sent par rap­port à la recherche bio­lo­gique fon­da­men­tale, n’a pas man­qué d’avoir des réper­cus­sions mul­tiples et sub­tiles. N’est-ce pas elle qui a per­mis une scis­sion gran­dis­sante entre cli­nique et recherche, qui amène dès lors trop de méde­cins à recher­cher la per­for­mance médi­cale, comme les spor­tifs l’exploit, ne serait-ce que pour s’attirer noto­rié­té, recon­nais­sance ins­ti­tu­tion­nelle et donc sub­ven­tions pour pour­suivre leurs recherches ? La méde­cine n’est-elle pas ain­si enfer­mée dans une logique de la pro­duc­ti­vi­té qui la pousse aus­si bien à favo­ri­ser la sur­con­som­ma­tion phar­ma­ceu­tique, qu’à déve­lop­per des inter­ven­tions chi­rur­gi­cales expé­ri­men­tales pas tou­jours jus­ti­fiées, notam­ment dans le domaine des pro­thèses ? N’est-ce pas aus­si cet ali­gne­ment sur une ratio­na­li­té froide, née du com­plexe tech­ni­co-scien­ti­fique, qui explique que la méde­cine perde sou­vent de vue le point de vue exis­ten­tiel des malades pour pri­vi­lé­gier la ges­tion des mala­dies, voire leur éra­di­ca­tion par un sys­tème de soins, per­for­mants peut-être, mais nor­ma­li­sant tout sur son pas­sage ? ((  Ain­si a‑t-on pu récem­ment voir, à Chi­ca­go, les deux ser­vices hos­pi­ta­liers de la cité se regrou­per, afin de faci­li­ter les greffes d’organes, allon­geant ain­si les temps de trans­port et aug­men­tant ain­si les délais de prise en charge des acci­den­tés.))
Mais au même moment se sont pro­fon­dé­ment modi­fiées les men­ta­li­tés occi­den­tales à l’égard des affaires de la mala­die et de la san­té. Comme l’atteste de manière exem­plaire le sta­tut de la sté­ri­li­té, les limites phy­sio­lo­giques, les han­di­caps congé­ni­taux, ne sont plus aujourd’hui tolé­rés mais sont sys­té­ma­ti­que­ment assi­mi­lés à des mala­dies. A mesure que l’homme moderne veut dis­po­ser d’un corps idéal par­fait, ins­tru­ment infaillible de tous les plai­sirs, il ouvre la porte à une médi­ca­li­sa­tion crois­sante de sa vie et rend pos­sible une dépen­dance accrue de ce corps envers toutes les ins­ti­tu­tions thé­ra­peu­tiques et pré­ven­tives. De sorte que même si la méde­cine vou­lait renon­cer à son acti­visme tech­no­cra­tique, elle ne ces­se­rait d’être har­ce­lée par une demande col­lec­tive d’individus pour qui le corps n’est plus d’abord la marque de leur condi­tion incar­née, avec ses ser­vi­tudes et sa liber­té len­te­ment conquise, mais avant tout un ins­tru­ment d’épanouissement de soi, de recherche de plai­sirs égo­cen­triques, indé­pen­dam­ment de toute obli­ga­tion à l’égard d’une vie, qui ne sau­rait plei­ne­ment nous appar­te­nir, puisqu’elle est ins­crite dans une longue chaîne de vivants, dont nous ne sommes chaque fois qu’un maillon. Cet hédo­nisme dif­fus, propre à nos socié­tés hyper­dé­ve­lop­pées, ne débouche-t-il pas sou­vent sur l’inconscience ou l’irresponsabilité, et n’y a‑t-il pas une hypo­cri­sie cer­taine à vou­loir reven­di­quer par exemple un avor­te­ment pour le « bien » de l’enfant à venir, ou une eutha­na­sie active pour un proche dont on sou­haite une mort « pai­sible » ? Ne dis­pose-t-on pas sou­vent de la vie d’autrui pour son propre confort, et ne joue-t-on pas sou­vent sur les mots quand on invoque « droit à l’enfant » et « droit de l’enfant » ? Au bout du compte, la méde­cine est bien aujourd’hui expo­sée à une double pres­sion, celle de son auto-déve­lop­pe­ment comme puis­sance tech­ni­co-scien­ti­fique, et celle de son envi­ron­ne­ment cultu­rel qui la contraint de pas­ser d’un art de gué­rir à une tech­nique pour chan­ger la vie. Il n’est pas éton­nant dès lors qu’elle se mette de moins en moins au ser­vice de la Vie en elle-même, mais de dési­rs, de puis­sance des uns, de jouis­sance des autres, qui n’ont plus de rap­port immé­diat avec la conser­va­tion du corps en san­té.
Com­ment dès lors abor­der la ques­tion des normes et des valeurs, s’il est vrai que la dérive des pra­tiques va de pair avec une évo­lu­tion des attentes ? Faut-il se rési­gner à cau­tion­ner aveu­glé­ment toutes les expé­riences dès lors qu’elles seraient accep­tées à tra­vers leurs effets agréables et gra­ti­fiants ? Faut-il éva­luer la méde­cine à son seul pou­voir de satis­faire des fins com­mu­né­ment accep­tées ou faut-il retrou­ver des seuils et des cri­tères de l’acceptable, du sup­por­table et de l’intolérable ? N’y a‑t-il tout au plus place que pour une éthique qui n’est en géné­ral qu’un code de bonne conduite momen­ta­née avant que la men­ta­li­té d’une socié­té ne bana­lise ces pra­tiques, ou faut-il réso­lu­ment plai­der en faveur d’une authen­tique morale à la mesure même des enjeux qui sont enga­gés par la méde­cine nou­velle, à savoir le remo­de­lage de la condi­tion bio­lo­gique et bio­cul­tu­relle de l’humanité ?
Incon­tes­ta­ble­ment, pen­dant des siècles la situa­tion était pour le moins simple : la méde­cine se voyait codi­fiée à l’intérieur d’une morale dog­ma­tique et consen­suelle (ce qui est encore le cas dans d’autres aires de civi­li­sa­tion que la nôtre) qui énon­çait pour l’homme et pour les inter­ven­tions sur l’homme, ce qui était per­mis et défen­du. En Occi­dent, la morale chré­tienne appré­hende ain­si l’homme, sa condi­tion bio­lo­gique comme sa per­son­na­li­té spi­ri­tuelle, comme un pro­jet de Dieu, limi­té par la Nature, et ne pou­vant dis­po­ser impu­né­ment de la sienne propre n’importe com­ment. Depuis quelques décen­nies la déchris­tia­ni­sa­tion de la morale, sa sécu­la­ri­sa­tion aus­si ont lais­sé de larges pans de l’action humaine ouverts à la liber­té de la conscience indi­vi­duelle, qui a per­mis aus­si bien la res­pon­sa­bi­li­sa­tion crois­sante des indi­vi­dus, leur enga­ge­ment per­son­nel, que la pro­gres­sive exten­sion de l’anomie ou du cynisme. La méde­cine, parce qu’elle a affaire à la vie, à un patri­moine qui dépasse pré­ci­sé­ment le bien indi­vi­duel, peut-elle aujourd’hui se conten­ter de dis­cours mora­li­sa­teurs à géo­mé­trie variable, inévi­ta­ble­ment condi­tion­nés par le prin­cipe sacro-saint de liber­té de conscience, de droit sub­jec­tif à la réa­li­sa­tion de soi ?
La ques­tion se pose donc bien de savoir ce que signi­fie encore la notion d’éthique lorsqu’il s’agit de la vie et si elle ne doit pas être dis­tin­guée de la notion de morale, plus objec­tive, plus englo­bante, plus impé­rieuse aus­si.
A n’en point dou­ter nous ne sommes guère aidés en cette matière par le sens des mots et leur usage flot­tant, qui a per­mis pro­gres­si­ve­ment l’unification des sens au pro­fit du seul terme, fina­le­ment équi­voque, d’éthique. Certes il convien­drait déjà de mieux dis­tin­guer, sur­tout en ce domaine de la vie, plu­sieurs sortes d’éthiques ((  On reprend ain­si par­tiel­le­ment les caté­go­ries dis­tin­guées par le socio­logue alle­mand Max Weber.))  qui se rap­portent toutes à la manière dont un sujet indi­vi­duel prend en charge dans ses inten­tions et ses actes des modèles aux­quels il attri­bue un pou­voir sub­jec­tif de contrainte : on gagne­rait ain­si à dis­tin­guer, dans les conduites d’un méde­cin ou d’un patient, l’éthique de convic­tion, celle par exemple d’un méde­cin catho­lique fidèle à l’enseignement clé­ri­cal de son Eglise, qui s’inspire d’une Véri­té qui l’emporte, pour lui, sur toutes les ten­ta­tions et les pres­sions des dési­rs et des situa­tions et qui per­met de déter­mi­ner un acte à par­tir d’une réponse anti­ci­pée immuable ; l’éthique de res­pon­sa­bi­li­té, qui pose des contraintes nor­ma­tives à par­tir d’une conscience qui prend sur elle la liber­té d’engager un ensemble d’effets qui sont cen­sés cor­res­pondre à un bien uni­ver­sa­li­sable ; enfin une éthique de détresse, où l’on est contraint de tolé­rer, excep­tion­nel­le­ment l’usage d’un moyen jugé mau­vais pour une fin qu’on veut tou­jours bonne, parce que la situa­tion limite dans laquelle on se trouve enga­gé révèle une contra­dic­tion insur­mon­table entre les prin­cipes et les fins. Dans ces trois cas de figure, un indi­vi­du s’efforce donc à s’élever à une conduite éthique, par la voie pri­vi­lé­giée de sa conscience per­son­nelle, qui le met au contact d’un énon­cé pres­crip­tif.
Par contraste, la morale, bien sus­pec­tée aujourd’hui, parce que iden­ti­fiée his­to­ri­que­ment dans notre mémoire col­lec­tive avec un cer­tain stade de l’histoire des mœurs, par­ti­cu­liè­re­ment celui de la mon­tée en Europe du puri­ta­nisme bour­geois, implique qu’une com­mu­nau­té humaine se rap­porte à un ensemble de valeurs objec­ti­vables à tra­vers les­quelles elle peut affron­ter, en tant que com­mu­nau­té, son propre deve­nir : défendre sa patrie mena­cée comme pro­té­ger ses enfants ont tou­jours pas­sé pour des valeurs sociales irré­duc­tibles, sans les­quelles il n’existe plus que des indi­vi­dus par­ti­cu­liers mus par leurs inté­rêts pri­vés. Certes l’éthique sub­jec­tive n’a pas sup­plan­té, mal­gré les appa­rences, la morale, dans les ques­tions qui touchent à l’être-ensemble des hommes. Encore fau­drait-il remar­quer que cette morale — actuel­le­ment énon­cée à tra­vers, par exemple, l’équivoque notion des droits de l’homme qui sont cen­sés être des valeurs incon­di­tion­nelles d’un Etat et d’une nation, — demeure sou­vent une morale néga­tive, qui à l’aide de la régu­la­tion juri­dique pose essen­tiel­le­ment des garde-fous : tout ce qui n’est pas expres­sé­ment inter­dit est per­mis. Et pré­ci­sé­ment, sous cet angle, les Etats modernes visent à inter­dire le mini­mum de pra­tiques médi­cales ! Toute la ques­tion, déli­cate et intem­pes­tive, est alors de savoir, si au tour­nant où nous sommes des tech­niques d’instrumentalisation de la vie, nos socié­tés ne doivent pas prendre conscience que leur sur­vie bio­lo­gique, cultu­relle et spi­ri­tuelle passe par la recherche d’une morale qui pose des valeurs obli­ga­toires pour toutes les consciences au-delà des simples régu­la­tions juri­diques ponc­tuelles ? Et de manière plus déci­sive encore, toute la ques­tion est de savoir si l’éthique de res­pon­sa­bi­li­té, qui consacre l’avènement d’une liber­té indi­vi­duelle et dont on tend à consi­dé­rer qu’elle est supé­rieure à toute éthique de convic­tion, ne pour­rait pas être éle­vée vers son accom­plis­se­ment plé­nier là où elle ren­con­tre­rait, comme hori­zon, une morale de la vie et de la mort, enfin libé­rée de ses contours flous et timo­rés ?
Reste alors à se poser la ques­tion cru­ciale par excel­lence des condi­tions de for­mu­la­tion d’une telle morale. Peut-on réel­le­ment sor­tir des dis­cours de juris­pru­dence et de casuis­tique qui semblent faire aujourd’hui le quo­ti­dien de l’éthique médi­cale ? Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quelles sont les voies explo­rées, à par­tir des­quelles une morale pour­rait trou­ver à nou­veau des condi­tions d’énonciation ?
Sous la plu­ra­li­té contra­dic­toire des dis­cours il semble bien que deux axes de pro­po­si­tions ((  Voir à ce sujet l’étude de Anne Fagot et Gene­viève Delai­si « Les droits de l’embryon (fœtus) humain et la notion de per­sonne humaine » dans Revue de Méta­phy­sique et de Morale, 1987, n. 3.))  émergent aujourd’hui des dis­cus­sions sur l’éthique médi­cale, qui sont pour­tant loin d’être exemptes de dif­fi­cul­tés :
La pre­mière se rap­pro­che­rait d’une morale posi­ti­viste et prag­ma­tique, qui vise à extraire des règles d’action de cri­tères empi­riques. L’impératif moral devrait en ce sens être décou­vert à par­tir de faits évi­dents, objec­tifs, têtus, ce qui épar­gne­rait au légis­la­teur ou au mora­liste de poser des règles idéales arbi­traires. On consent bien à défi­nir des inter­dits pro­tec­teurs de la per­sonne humaine, mais on exige d’abord que la science, c’est-à-dire un savoir expé­ri­men­tal indis­cu­table, vienne nous dire quand com­mence et quand se ter­mine l’humain. C’est ain­si que le mora­liste deman­de­ra au bio­lo­giste de sta­tuer sur le moment objec­tif où un embryon devient une per­sonne humaine (et l’on sait que la déter­mi­na­tion de cette date — aujourd’hui 14 jours — est sou­mise à des évo­lu­tions de l’embryologie), sur le cri­tère maté­riel de la mort céré­brale, sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té de sub­sti­tuer une par­tie d’un orga­nisme à un autre sans tou­cher à son inté­gri­té (d’où la dis­cri­mi­na­tion des cel­lules sexuelles qui par exemple ne sau­raient être assi­mi­lées à ce qui dans un corps est mon­nayable). Tout le pro­blème est alors de savoir si la science seule est à même de déter­mi­ner ce qu’est un homme en tant que per­sonne digne de res­pect ? N’y a‑t-il d’ailleurs pas un dan­ger à légi­fé­rer par décret sur ce qui est humain et ce qui ne l’est pas ? Lier le res­pect de l’homme à la pos­ses­sion de cri­tères objec­ti­vables par une science, de pro­prié­tés obser­vables, n’ouvre-t-il pas la porte à toutes sortes d’abus ? N’y a‑t-il pas déjà que trop de ten­dances à vou­loir pri­ver le fou ou le cri­mi­nel de guerre de cer­taines formes de res­pect de sa digni­té de per­sonne sous le pré­texte que ce ne seraient plus des hommes à part entière, mais, dans le second des cas, des « monstres » ? Ne faut-il donc pas, pour fon­der une morale et une jus­tice, com­men­cer par pré­su­mer l’humanité en tout homme, et non la recher­cher dans des signes empi­riques tou­jours fra­giles et rela­tifs ?
La seconde expres­sion de la morale médi­cale qui se veut huma­niste, veut avant tout pro­té­ger l’homme contre des pra­tiques abu­sives au nom de l’idée libé­rale de la per­sonne. Sera dit per­sonne à pro­té­ger l’être humain qui par son psy­chisme est capable d’actes conscients et volon­taires ; en l’absence de volon­té libre, capable de choi­sir, refu­ser ou consen­tir, on se trouve déga­gé de toute pres­crip­tion morale (dans le cas de l’embryon ou du coma­teux irré­ver­sible). Pour­tant, sous l’exigence appa­rente du cri­tère, celui de l’autonomie de la per­sonne bio­lo­gique et psy­cho­lo­gique, qua­si sacra­li­sée, ne se cache-t-il pas à nou­veau d’étranges ambi­guï­tés ? Faut-il vrai­ment condi­tion­ner la morale de pro­tec­tion de la vie à la seule recon­nais­sance d’un sujet ration­nel, auteur de fins contrac­tuelles ? N’y a‑t-il pas là une forme extrême de l’individualisme moral et de l’humanisme occi­den­tal qui concorde mal par exemple avec les cri­tères d’autres civi­li­sa­tions dans les­quelles la vie est appré­hen­dée comme une valeur cos­mique et sacrée, en toute cir­cons­tance ? Une telle concep­tion ne rend-elle pas aus­si impos­sible toute mise en place d’une défense des droits des ani­maux à être pro­té­gés contre la vio­lence, par exemple celle, tant dénon­cée, de la vivi­sec­tion ? La vie n’excède-t-elle donc pas la seule sphère per­son­nelle et ration­nelle ?
On le voit, les deux grandes logiques morales, à par­tir des­quelles s’élaborent des posi­tions éthiques, même som­mai­re­ment résu­mées, sont loin de mettre fin à l’inquiétude et au désar­roi, attes­tant par là l’immense effort qui reste à faire pour nous éle­ver à nou­veau vers une véri­table prise en charge morale de la Vie. Peut-on pour autant, dès main­te­nant, se pas­ser de quelques prin­cipes, dont on ne peut évi­dem­ment nier qu’ils demeurent en tant que tels ?
Le pre­mier consis­te­rait à redon­ner un sens plein à une pro­po­si­tion fon­da­trice de tous les grands sys­tèmes de valeur de l’humanité, celle qui veut que la Vie est sacrée ; ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse être trans­gres­sée, vio­lée, voire sacri­fiée par l’homme (l’on sait que les reli­gions n’ont pu empê­cher que l’homme meure pour des causes humaines, trop humaines !) mais qu’en tout état de cause les inter­ven­tions sur le vivant n’apparaissent pas comme indif­fé­rentes, neutres, inno­centes. Tel était le prin­cipe sécu­laire de la méde­cine, qui accep­tait de recon­naître que la Vie nous était « don­née » en héri­tage, qu’elle ne nous appar­te­nait pas en tant que telle, et qu’à coup sûr il ne nous appar­te­nait pas de la créer selon nos propres dési­rs. La Vie était ce qui défi­nis­sait le seuil de la déme­sure, ce par quoi aus­si nous pre­nions conscience que tout ne dépend pas de notre liber­té.
Un deuxième prin­cipe corol­laire nous ferait dire que la Vie est un tout, dont il ne nous appar­tient pas de dis­so­cier ce qui nous arrange et nous dérange : par notre exis­tence cor­po­relle nous appar­te­nons à une forme englo­bante, qui est « trans­mise » et que nous pou­vons à nou­veau « trans­mettre », expres­sions signi­fi­ca­tives que la Vie n’est pas un bien dont on peut reven­di­quer une pos­ses­sion et un usage égoïstes. En ce sens, la Vie ne sau­rait être réduite à des pro­prié­tés bio­lo­giques enfer­mées dans la seule forme d’un indi­vi­du tran­si­toire ; loin d’être loca­li­sée seule­ment dans les par­celles du corps, seules don­nées acces­sibles à la science, la Vie est une réa­li­té posée par la réflexion de l’homme qui l’accueille, à tra­vers son expé­rience orga­nique, comme un Mys­tère qui le dépasse. Un être humain, en tant que per­sonne, n’existe pas seule­ment sous une forme bio­lo­gique par­ti­cu­lière, mais vit déjà dans les inten­tions de ses géni­teurs qui le prennent comme fin pos­sible d’une rela­tion d’amour, de même qu’il vit encore, une fois qu’il n’est plus que cadavre, comme le prouvent l’universel res­pect des morts, les rites de sépul­ture, et la conser­va­tion col­lec­tive des sou­ve­nirs des dis­pa­rus. La Vie est plus et autre chose que le vivant, dont l’identité unique est déjà plus que celle d’un agen­ce­ment de cel­lules, d’organes et de fonc­tions bio­lo­giques. Le res­pect qu’on doit au coma­teux, au mou­rant, au mort, mais aus­si à l’embryon ou au fou, ne se déduit pas des simples condi­tions maté­rielles de leur phy­sio­lo­gie, mais d’une visée spi­ri­tuelle, qui seule peut rat­ta­cher ces corps ou ces semi-corps, ces corps poten­tiels ou ces corps décom­po­sés à l’humanité. Un être humain est un car­re­four ou un nœud de rela­tions, qui n’existe que par et pour les autres qui le recon­naissent, parce qu’ils ont accep­té de voir dans la nature orga­nique la pré­sence d’un sens trans­cen­dant. Et c’est par cet acte inten­tion­nel, irré­duc­tible à toute néces­si­té concrète, que la vie bio­lo­gique peut accé­der au plan de la vie sym­bo­lique. Car l’embryon, le mort en sur­sis, le cadavre sont avant tout des formes sym­bo­liques, dont la trace phy­sique, éphé­mère et instable, n’est que le lieu d’inscription sen­sible d’une aven­ture de la grande chaîne des êtres, qui dépasse nos pou­voirs et nos savoirs. Avant ce pari sur cet au-delà du bio­lo­gique, sans ce pari, toute attri­bu­tion d’une digni­té au vivant, à l’homme, n’est que conven­tion déri­soire.
Enfin toute pers­pec­tive d’une morale de la Vie ne doit-elle pas repo­ser sur le prin­cipe ultime que la Vie, dont nous sommes une expres­sion finie, com­porte en elle-même, ses limites indé­pas­sables ? Rien ne sert peut-être de vou­loir à tout prix confé­rer aux êtres vivants une per­fec­tion, une lon­gé­vi­té, voire une immor­ta­li­té qui ne lui appar­tiennent pas ; c’est au contraire dans l’acceptation de cette fini­tude que l’humanité, et la méde­cine en par­ti­cu­lier, trou­ve­raient une voie de sagesse. Car se rendre com­plice des rêves insen­sés de l’homme, Démiurge de lui-même, éter­nel insa­tis­fait d’une Créa­tion qu’il n’a pas faite, n’est-ce pas s’exposer aux pires dan­gers d’abord, mais sur­tout aux plus extrêmes dés­illu­sions qui fini­ront par enle­ver à l’homme même le goût pour la Vie ? ((  Voir dans cette pers­pec­tive, défen­due en France par le phi­lo­sophe Gus­tave Thi­bon, l’étude de Jacques Dufresnes : La repro­duc­tion humaine indus­tria­li­sée (Ins­ti­tut qué­bé­cois de recherche sur la culture, Qué­bec, 1986).))
Jean-Jacques WUNENBURGER

Catho­li­ca, n. 28