Le défi de l’éthique face aux biotechnologies
Par contraste, la morale, bien suspectée aujourd’hui, parce que identifiée historiquement dans notre mémoire collective avec un certain stade de l’histoire des mœurs, particulièrement celui de la montée en Europe du puritanisme bourgeois, implique qu’une communauté humaine se rapporte à un ensemble de valeurs objectivables à travers lesquelles elle peut affronter, en tant que communauté, son propre devenir : défendre sa patrie menacée comme protéger ses enfants ont toujours passé pour des valeurs sociales irréductibles, sans lesquelles il n’existe plus que des individus particuliers mus par leurs intérêts privés. Certes l’éthique subjective n’a pas supplanté, malgré les apparences, la morale, dans les questions qui touchent à l’être-ensemble des hommes. Encore faudrait-il remarquer que cette morale — actuellement énoncée à travers, par exemple, l’équivoque notion des droits de l’homme qui sont censés être des valeurs inconditionnelles d’un Etat et d’une nation, — demeure souvent une morale négative, qui à l’aide de la régulation juridique pose essentiellement des garde-fous : tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis. Et précisément, sous cet angle, les Etats modernes visent à interdire le minimum de pratiques médicales ! Toute la question, délicate et intempestive, est alors de savoir, si au tournant où nous sommes des techniques d’instrumentalisation de la vie, nos sociétés ne doivent pas prendre conscience que leur survie biologique, culturelle et spirituelle passe par la recherche d’une morale qui pose des valeurs obligatoires pour toutes les consciences au-delà des simples régulations juridiques ponctuelles ? Et de manière plus décisive encore, toute la question est de savoir si l’éthique de responsabilité, qui consacre l’avènement d’une liberté individuelle et dont on tend à considérer qu’elle est supérieure à toute éthique de conviction, ne pourrait pas être élevée vers son accomplissement plénier là où elle rencontrerait, comme horizon, une morale de la vie et de la mort, enfin libérée de ses contours flous et timorés ?
Reste alors à se poser la question cruciale par excellence des conditions de formulation d’une telle morale. Peut-on réellement sortir des discours de jurisprudence et de casuistique qui semblent faire aujourd’hui le quotidien de l’éthique médicale ? Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quelles sont les voies explorées, à partir desquelles une morale pourrait trouver à nouveau des conditions d’énonciation ?
Sous la pluralité contradictoire des discours il semble bien que deux axes de propositions (( Voir à ce sujet l’étude de Anne Fagot et Geneviève Delaisi « Les droits de l’embryon (fœtus) humain et la notion de personne humaine » dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1987, n. 3.)) émergent aujourd’hui des discussions sur l’éthique médicale, qui sont pourtant loin d’être exemptes de difficultés :
La première se rapprocherait d’une morale positiviste et pragmatique, qui vise à extraire des règles d’action de critères empiriques. L’impératif moral devrait en ce sens être découvert à partir de faits évidents, objectifs, têtus, ce qui épargnerait au législateur ou au moraliste de poser des règles idéales arbitraires. On consent bien à définir des interdits protecteurs de la personne humaine, mais on exige d’abord que la science, c’est-à-dire un savoir expérimental indiscutable, vienne nous dire quand commence et quand se termine l’humain. C’est ainsi que le moraliste demandera au biologiste de statuer sur le moment objectif où un embryon devient une personne humaine (et l’on sait que la détermination de cette date — aujourd’hui 14 jours — est soumise à des évolutions de l’embryologie), sur le critère matériel de la mort cérébrale, sur les conditions de possibilité de substituer une partie d’un organisme à un autre sans toucher à son intégrité (d’où la discrimination des cellules sexuelles qui par exemple ne sauraient être assimilées à ce qui dans un corps est monnayable). Tout le problème est alors de savoir si la science seule est à même de déterminer ce qu’est un homme en tant que personne digne de respect ? N’y a‑t-il d’ailleurs pas un danger à légiférer par décret sur ce qui est humain et ce qui ne l’est pas ? Lier le respect de l’homme à la possession de critères objectivables par une science, de propriétés observables, n’ouvre-t-il pas la porte à toutes sortes d’abus ? N’y a‑t-il pas déjà que trop de tendances à vouloir priver le fou ou le criminel de guerre de certaines formes de respect de sa dignité de personne sous le prétexte que ce ne seraient plus des hommes à part entière, mais, dans le second des cas, des « monstres » ? Ne faut-il donc pas, pour fonder une morale et une justice, commencer par présumer l’humanité en tout homme, et non la rechercher dans des signes empiriques toujours fragiles et relatifs ?