Revue de réflexion politique et religieuse.

Le défi de l’éthique face aux bio­tech­no­lo­gies

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Mais au même moment se sont pro­fon­dé­ment modi­fiées les men­ta­li­tés occi­den­tales à l’égard des affaires de la mala­die et de la san­té. Comme l’atteste de manière exem­plaire le sta­tut de la sté­ri­li­té, les limites phy­sio­lo­giques, les han­di­caps congé­ni­taux, ne sont plus aujourd’hui tolé­rés mais sont sys­té­ma­ti­que­ment assi­mi­lés à des mala­dies. A mesure que l’homme moderne veut dis­po­ser d’un corps idéal par­fait, ins­tru­ment infaillible de tous les plai­sirs, il ouvre la porte à une médi­ca­li­sa­tion crois­sante de sa vie et rend pos­sible une dépen­dance accrue de ce corps envers toutes les ins­ti­tu­tions thé­ra­peu­tiques et pré­ven­tives. De sorte que même si la méde­cine vou­lait renon­cer à son acti­visme tech­no­cra­tique, elle ne ces­se­rait d’être har­ce­lée par une demande col­lec­tive d’individus pour qui le corps n’est plus d’abord la marque de leur condi­tion incar­née, avec ses ser­vi­tudes et sa liber­té len­te­ment conquise, mais avant tout un ins­tru­ment d’épanouissement de soi, de recherche de plai­sirs égo­cen­triques, indé­pen­dam­ment de toute obli­ga­tion à l’égard d’une vie, qui ne sau­rait plei­ne­ment nous appar­te­nir, puisqu’elle est ins­crite dans une longue chaîne de vivants, dont nous ne sommes chaque fois qu’un maillon. Cet hédo­nisme dif­fus, propre à nos socié­tés hyper­dé­ve­lop­pées, ne débouche-t-il pas sou­vent sur l’inconscience ou l’irresponsabilité, et n’y a‑t-il pas une hypo­cri­sie cer­taine à vou­loir reven­di­quer par exemple un avor­te­ment pour le « bien » de l’enfant à venir, ou une eutha­na­sie active pour un proche dont on sou­haite une mort « pai­sible » ? Ne dis­pose-t-on pas sou­vent de la vie d’autrui pour son propre confort, et ne joue-t-on pas sou­vent sur les mots quand on invoque « droit à l’enfant » et « droit de l’enfant » ? Au bout du compte, la méde­cine est bien aujourd’hui expo­sée à une double pres­sion, celle de son auto-déve­lop­pe­ment comme puis­sance tech­ni­co-scien­ti­fique, et celle de son envi­ron­ne­ment cultu­rel qui la contraint de pas­ser d’un art de gué­rir à une tech­nique pour chan­ger la vie. Il n’est pas éton­nant dès lors qu’elle se mette de moins en moins au ser­vice de la Vie en elle-même, mais de dési­rs, de puis­sance des uns, de jouis­sance des autres, qui n’ont plus de rap­port immé­diat avec la conser­va­tion du corps en san­té.
Com­ment dès lors abor­der la ques­tion des normes et des valeurs, s’il est vrai que la dérive des pra­tiques va de pair avec une évo­lu­tion des attentes ? Faut-il se rési­gner à cau­tion­ner aveu­glé­ment toutes les expé­riences dès lors qu’elles seraient accep­tées à tra­vers leurs effets agréables et gra­ti­fiants ? Faut-il éva­luer la méde­cine à son seul pou­voir de satis­faire des fins com­mu­né­ment accep­tées ou faut-il retrou­ver des seuils et des cri­tères de l’acceptable, du sup­por­table et de l’intolérable ? N’y a‑t-il tout au plus place que pour une éthique qui n’est en géné­ral qu’un code de bonne conduite momen­ta­née avant que la men­ta­li­té d’une socié­té ne bana­lise ces pra­tiques, ou faut-il réso­lu­ment plai­der en faveur d’une authen­tique morale à la mesure même des enjeux qui sont enga­gés par la méde­cine nou­velle, à savoir le remo­de­lage de la condi­tion bio­lo­gique et bio­cul­tu­relle de l’humanité ?
Incon­tes­ta­ble­ment, pen­dant des siècles la situa­tion était pour le moins simple : la méde­cine se voyait codi­fiée à l’intérieur d’une morale dog­ma­tique et consen­suelle (ce qui est encore le cas dans d’autres aires de civi­li­sa­tion que la nôtre) qui énon­çait pour l’homme et pour les inter­ven­tions sur l’homme, ce qui était per­mis et défen­du. En Occi­dent, la morale chré­tienne appré­hende ain­si l’homme, sa condi­tion bio­lo­gique comme sa per­son­na­li­té spi­ri­tuelle, comme un pro­jet de Dieu, limi­té par la Nature, et ne pou­vant dis­po­ser impu­né­ment de la sienne propre n’importe com­ment. Depuis quelques décen­nies la déchris­tia­ni­sa­tion de la morale, sa sécu­la­ri­sa­tion aus­si ont lais­sé de larges pans de l’action humaine ouverts à la liber­té de la conscience indi­vi­duelle, qui a per­mis aus­si bien la res­pon­sa­bi­li­sa­tion crois­sante des indi­vi­dus, leur enga­ge­ment per­son­nel, que la pro­gres­sive exten­sion de l’anomie ou du cynisme. La méde­cine, parce qu’elle a affaire à la vie, à un patri­moine qui dépasse pré­ci­sé­ment le bien indi­vi­duel, peut-elle aujourd’hui se conten­ter de dis­cours mora­li­sa­teurs à géo­mé­trie variable, inévi­ta­ble­ment condi­tion­nés par le prin­cipe sacro-saint de liber­té de conscience, de droit sub­jec­tif à la réa­li­sa­tion de soi ?
La ques­tion se pose donc bien de savoir ce que signi­fie encore la notion d’éthique lorsqu’il s’agit de la vie et si elle ne doit pas être dis­tin­guée de la notion de morale, plus objec­tive, plus englo­bante, plus impé­rieuse aus­si.
A n’en point dou­ter nous ne sommes guère aidés en cette matière par le sens des mots et leur usage flot­tant, qui a per­mis pro­gres­si­ve­ment l’unification des sens au pro­fit du seul terme, fina­le­ment équi­voque, d’éthique. Certes il convien­drait déjà de mieux dis­tin­guer, sur­tout en ce domaine de la vie, plu­sieurs sortes d’éthiques ((  On reprend ain­si par­tiel­le­ment les caté­go­ries dis­tin­guées par le socio­logue alle­mand Max Weber.))  qui se rap­portent toutes à la manière dont un sujet indi­vi­duel prend en charge dans ses inten­tions et ses actes des modèles aux­quels il attri­bue un pou­voir sub­jec­tif de contrainte : on gagne­rait ain­si à dis­tin­guer, dans les conduites d’un méde­cin ou d’un patient, l’éthique de convic­tion, celle par exemple d’un méde­cin catho­lique fidèle à l’enseignement clé­ri­cal de son Eglise, qui s’inspire d’une Véri­té qui l’emporte, pour lui, sur toutes les ten­ta­tions et les pres­sions des dési­rs et des situa­tions et qui per­met de déter­mi­ner un acte à par­tir d’une réponse anti­ci­pée immuable ; l’éthique de res­pon­sa­bi­li­té, qui pose des contraintes nor­ma­tives à par­tir d’une conscience qui prend sur elle la liber­té d’engager un ensemble d’effets qui sont cen­sés cor­res­pondre à un bien uni­ver­sa­li­sable ; enfin une éthique de détresse, où l’on est contraint de tolé­rer, excep­tion­nel­le­ment l’usage d’un moyen jugé mau­vais pour une fin qu’on veut tou­jours bonne, parce que la situa­tion limite dans laquelle on se trouve enga­gé révèle une contra­dic­tion insur­mon­table entre les prin­cipes et les fins. Dans ces trois cas de figure, un indi­vi­du s’efforce donc à s’élever à une conduite éthique, par la voie pri­vi­lé­giée de sa conscience per­son­nelle, qui le met au contact d’un énon­cé pres­crip­tif.

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