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La sécu­la­ri­sa­tion de l’E­glise

Le texte qui suit consti­tue le cha­pitre 11 du livre Il futu­ro del cat­to­li­ce­si­mo — La Chie­sa dopo papa Woj­ty­la (L’avenir du catho­li­cisme — L’Eglise après le pape Woj­ty­la, éd. Piemme, 1997), tra­duit par nos soins avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’éditeur. Le P. Gian­ni Baget Boz­zo est un per­son­nage inclas­sable du catho­li­cisme ita­lien, qui après avoir été col­la­bo­ra­teur du car­di­nal Siri comme direc­teur de la revue Reno­va­tio, est entré en poli­tique et a été élu dépu­té euro­péen sous éti­quette socia­liste. Il col­la­bore notam­ment aujourd’hui au quo­ti­dien Avve­nire, organe de l’épiscopat ita­lien.

Après le concile Vati­can II, comme cela était déjà arri­vé aux grandes confes­sions pro­tes­tantes, l’Eglise catho­lique a sou­dain été enva­hie par la sécu­la­ri­sa­tion.
Tel est en véri­té le mys­tère du Concile, qui ren­voie aux ori­gines mêmes de son inter­pré­ta­tion. Le Concile est le fruit de la réno­va­tion de l’Eglise qui s’est pro­duite tout au long du ving­tième siècle, alors que pesaient sur elle la guerre et les tota­li­ta­rismes : ce qui a pla­cé l’Eglise et le monde dans une nou­velle situa­tion et a ren­du pos­sible le dia­logue avec la moder­ni­té. Le temps des monar­chies de droit divin et du natio­na­lisme bour­geois était fini, cepen­dant que le fait catho­lique sur­vi­vait. Mais il avait lui aus­si chan­gé : il avait accom­pli un effort pour retrou­ver la dimen­sion du mys­tère et de la mys­tique, ce qui, dans le domaine théo­lo­gique, lui avait per­mis de com­men­cer à récu­pé­rer son lan­gage propre et de s’évader de la pri­son des manuels. Pie XII a été la figure emblé­ma­tique de cette réno­va­tion. Or le Concile a été vu comme la néga­tion de Pie XII et a été inter­pré­té comme une rup­ture.
L’ambiguïté remonte à la façon dont il a été lan­cé : Jean XXIII s’est expli­ci­te­ment posé comme une figure dif­fé­rente de Pie XII, la ques­tion clef étant alors la ques­tion du com­mu­nisme. L’Eglise pou­vait-elle éta­blir, sur un plan humain et sécu­lier, un accord avec le com­mu­nisme mal­gré l’opposition que celui-ci conti­nuait de mani­fes­ter au catho­li­cisme dans son propre domaine au sujet de la solu­tion ultime des pro­blèmes de l’humanité ? Y avait-il un ter­rain sur lequel catho­li­cisme et com­mu­nisme pou­vaient mon­trer un visage com­mun ? L’usage de la dis­tinc­tion, en soi exacte, entre l’erreur et celui qui la pro­fesse, a per­mis de consi­dé­rer que l’Eglise ces­sait désor­mais de s’opposer au com­mu­nisme, sans pour autant que ce der­nier ces­sât de s’opposer à elle. Tel est le thème d’une ency­clique de Jean XXIII, Pacem in ter­ris, qui dépeint l’existence humaine sur la terre comme mena­cée par le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique et l’aventure nucléaire, sur­tout celle du nucléaire mili­taire. On ne doit certes pas en for­cer l’interprétation, mais elle don­nait bien l’impression qu’il fal­lait dépas­ser cette atti­tude de nette oppo­si­tion à l’égard du tota­li­ta­risme com­mu­niste, carac­té­ris­tique du pon­ti­fi­cat de Pie XII. A cause de cela, et bien que le déve­lop­pe­ment du Concile ait été un fruit de la renais­sance catho­lique appa­rue avec le pre­mier après-guerre et qui avait atteint son som­met dans les années cin­quante sous le pon­ti­fi­cat du pape Pacel­li, Vati­can II a été com­pris comme la néga­tion de Pie XII. Ce qu’il n’a pas été, sauf jus­te­ment sur la ques­tion com­mu­niste telle que Jean XXIII l’avait abor­dée.
Cela eut une consé­quence immé­diate sur la poli­tique ita­lienne, en ame­nant à une coopé­ra­tion réelle avec les com­mu­nistes, sous la forme d’une par­ti­ci­pa­tion au gou­ver­ne­ment aux côtés des socia­listes. L’accord conclu avec ceux-ci incluait la place concé­dée aux com­mu­nistes dans les admi­nis­tra­tions, les syn­di­cats et les coopé­ra­tives : de telle sorte que l’ouverture à gauche des catho­liques a signi­fié pour eux la fin de l’anticommunisme en Ita­lie. Et ce qui se pro­duit en Ita­lie est réper­cu­té sur l’ensemble de l’Eglise.
La ques­tion com­mu­niste n’a pas fait l’objet du Concile, mais elle a contri­bué à en défi­nir le cli­mat poli­tique, celui de la fin des condam­na­tions et des anta­go­nismes. A l’époque, lorsqu’on évo­quait ceux-ci, on pen­sait au conflit fron­tal ouvert avec le com­mu­nisme, dont l’Eglise pré­con­ci­liaire avait par­fai­te­ment com­pris le carac­tère de reli­gion totale, tota­li­taire et visant à la des­truc­tion du catho­li­cisme. Cela a eu deux consé­quences au regard de ce que l’on appelle l’idéologie conci­liaire, qui ne concerne pas le conte­nu des docu­ments ni même la for­ma­tion ou l’intention de leurs auteurs, mais le cadre glo­bal d’interprétation dans lequel le Concile a été situé et qui a agi comme un condi­tion­ne­ment inté­rieur, une grille de lec­ture des faits et des docu­ments.
Le pre­mier thème de l’idéologie conci­liaire était : le Concile ne condamne pas. Ce qui, dans le contexte his­to­rique, vou­lait dire objec­ti­ve­ment que le Concile ne condam­nait pas le com­mu­nisme. En fait, le Concile n’a même pas par­lé du com­mu­nisme : ce qui repré­sen­tait en soi un évé­ne­ment consi­dé­rable, étant don­né la tra­di­tion de l’Eglise et l’importance du com­mu­nisme à l’époque. Ce seul fait indi­quait en lui-même que la posi­tion vis-à-vis du com­mu­nisme avait chan­gé et cette nou­velle posi­tion, compte tenu du carac­tère reli­gieux inté­gral du com­mu­nisme, ren­dait pos­sible un chan­ge­ment de la com­pré­hen­sion que l’Eglise avait d’elle-même.
Le second thème de l’idéologie conci­liaire était celui d’une Eglise en rup­ture avec le pas­sé et pro­je­tée vers un ave­nir conçu comme une muta­tion radi­cale dans l’histoire. L’idéologie conci­liaire voyait dans l’Eglise une créa­trice de pro­jets et d’événements ayant pour objet la conci­lia­tion uni­ver­selle. L’Eglise deve­nait sujet d’utopie.
Ces deux thèses, qui n’ont jamais été théo­ri­sées doc­tri­na­le­ment mais qui se sont ins­tal­lées comme un don­né objec­tif, on pour­rait presque dire comme une nou­velle conscience his­to­rique de l’Eglise au-delà même des inten­tions de ses membres, résu­maient l’idéologie conci­liaire. C’est d’ailleurs pour­quoi nous uti­li­sons le terme d’idéologie au sens mar­xien du mot, c’est-à-dire au sens de fal­si­fi­ca­tion du réel. Certes, le Concile n’est pas l’idéologie conci­liaire, mais his­to­ri­que­ment il a engen­dré sa propre fal­si­fi­ca­tion ; autre­ment dit, le Concile a engen­dré l’idéologie conci­liaire.
Le fait que toutes les consé­quences de cette idéo­lo­gie conci­liaire prises comme évé­ne­ment his­to­rique soient deve­nues mani­festes, per­met d’identifier ce que fut cette explo­sion d’utopie impro­vi­sée et impré­vi­sible de mai soixante-huit en Occi­dent, et dont le Concile avait posé les bases. L’élément fon­da­men­tal des évé­ne­ments de mai soixante-huit, qui étaient très éloi­gnés du mar­xisme, était la convic­tion qu’une muta­tion opé­rée dans la conscience pou­vait par le fait pro­duire une muta­tion radi­cale de la réa­li­té. L’utopie se réa­li­sait dès lors qu’elle était inten­tion­nel­le­ment vou­lue. N’était-ce pas là déjà ce que pré­ten­dait l’idéologie conci­liaire ? Il suf­fi­sait de rêver la récon­ci­lia­tion uni­ver­selle pour que celle-ci se pro­duise.
En fait, l’idéologie conci­liaire a pris consis­tance objec­tive grâce aux moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse. Il existe un terme consa­cré en théo­lo­gie pour indi­quer la manière selon laquelle les Eglises locales se conforment à un concile œcu­mé­nique, celui de récep­tion. Jusqu’à Vati­can II, la récep­tion des conciles est tou­jours res­tée un pro­ces­sus interne à l’Eglise. Mais avec Vati­can II, ce sont les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse, essais, presse, radio et télé­vi­sion, qui ont géré l’événement conci­liaire : pour la pre­mière fois, la récep­tion d’un concile n’a pas été le fait des organes ecclé­sias­tiques. Elle a échap­pé aux évêques et aux curés pour être confiée à des théo­lo­giens qui fabri­quaient l’information en annon­çant qu’un chan­ge­ment s’était pro­duit dans l’Eglise. C’est à tra­vers la presse, la radio, la télé­vi­sion que l’idéologie conci­liaire a condi­tion­né la récep­tion du Concile dans les Eglise locales, ce qui montre que si l’Eglise était arri­vée à se situer au-delà du pou­voir tem­po­rel, elle se trou­vait en revanche en plein dans le cir­cuit des moyens de com­mu­ni­ca­tion de l’âge tech­no­lo­gique. Ce sont eux qui ont pro­duit le mythe du « Bon Pape Jean » et celui du Concile-révo­lu­tion.
L’idéologie conci­liaire s’est donc ins­tal­lée dans l’Eglise. Et les évêques, les prêtres, les laïcs, qui ne l’avaient nul­le­ment accep­tée comme doc­trine, l’ont accep­tée comme fait. L’« avant » avait dis­pa­ru, et il fal­lait désor­mais aller vers le « nou­veau ». Ce cli­mat aidant, au cours des pre­mières années post­con­ci­liaires, on a assis­té à une pro­mo­tion uni­la­té­rale de la figure de l’évêque et de la figure du laïc, au détri­ment de celles jusque-là domi­nantes dans l’Eglise : le pape, le prêtre voué au céli­bat, le carac­tère spi­ri­tuel et inté­rieur de la vie reli­gieuse. Pro­mo­tion uni­la­té­rale qui ne résul­tait pas en soi de la recon­nais­sance de la sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat et de celle de la digni­té du laï­cat, mais qui pro­cé­dait du fait que leur mise en valeur n’était nul­le­ment cor­ri­gée par une valo­ri­sa­tion cor­res­pon­dante de la figure spi­ri­tuelle du prêtre et de la signi­fi­ca­tion contem­pla­tive et per­son­nelle de la vie reli­gieuse. L’idéologie conci­liaire exi­geait, de sa nature même, une praxis : on décou­vrit donc la pas­to­rale comme praxis com­mu­nau­taire.
L’idéologie conci­liaire a mis ain­si l’Eglise dans une direc­tion net­te­ment dis­tincte de celle, mys­té­rique ((  Connais­sance des mys­tères divins, spé­cia­le­ment par le moyen des sacre­ments [-NdT].))  et mys­tique, qui avait pré­va­lu sous Pie XII et dans toute la théo­lo­gie pré­con­ci­liaire. Il en est résul­té l’isolement d’une des com­po­santes de l’idéologie conci­liaire, celle repré­sen­tée par les théo­lo­giens de la ligne mys­ti­co-mys­té­rique, de Lubac, von Bal­tha­sar, Rat­zin­ger, Bouyer. En fait, il y eut une pola­ri­sa­tion, les deux pôles se situant tous deux en dehors de la ligne mys­tique de la renais­sance catho­lique de l’après-guerre et de Pie XII.
C’était, d’une part, la ligne tra­di­tio­na­liste, qui se fon­dait en matière théo­lo­gique sur les manuels et sur le tho­misme consi­dé­ré comme la phi­lo­so­phie offi­cielle de l’Eglise. Sa méthode était celle qu’avait jadis fixée le De locis theo­lo­gi­cis de Mel­chior Cano, celle d’un modèle logi­co-déduc­tif en ver­tu duquel on dédui­sait des pro­po­si­tions cer­taines à par­tir des défi­ni­tions papales et conci­liaires, avec des lam­beaux d’Ecriture sainte, de Pères et de théo­lo­giens. La théo­lo­gie natu­relle y résol­vait à son propre niveau tous les pro­blèmes pro­pre­ment spé­cu­la­tifs de la théo­lo­gie. Cepen­dant, le tho­misme n’a pas été le point de réfé­rence du tra­di­tio­na­lisme, qui s’est consti­tué comme tel non sur le plan théo­lo­gique mais sur le plan litur­gique et poli­tique.
Le second pôle était consti­tué par ceux qui accep­taient la sécu­la­ri­sa­tion comme l’univers au sein duquel il fal­lait pen­ser le catho­li­cisme. Cela signi­fiait que le conte­nu de la foi devait être conçu comme non contra­dic­toire d’une ana­lyse pure­ment are­li­gieuse du réel. Cela signi­fiait aus­si la subor­di­na­tion de prin­cipe de la théo­lo­gie aux sciences humaines, la pre­mière res­tant une espèce de réper­toire ima­gi­naire por­teur d’une signi­fi­ca­tion non ratio­na­li­sable. A moins qu’on n’assume une signi­fi­ca­tion de la théo­lo­gie imma­nente au monde, incluant de ce fait un volet poli­tique et social. On peut consi­dé­rer que la théo­lo­gie sécu­la­ri­sée a trou­vé son expres­sion glo­bale dans ce virage anthro­po­lo­gique dont la prin­ci­pale réfé­rence a été Karl Rah­ner, ou bien encore dans la théo­lo­gie poli­tique de la libé­ra­tion qui pro­cé­dait de ce virage mais qui, pour sa part, condui­sait à une réduc­tion de l’orthodoxie à l’orthopraxie. Tout cela se pro­dui­sant dans le contexte d’une ampli­fi­ca­tion du carac­tère aca­dé­mique de la théo­lo­gie. C’est d’ailleurs dans les facul­tés de théo­lo­gie que la sécu­la­ri­sa­tion de l’Eglise a atteint ses plus hauts som­mets : y pré­va­lait le cri­tère émi­nem­ment aca­dé­mique d’une spé­cia­li­sa­tion par sec­teurs, paral­lè­le­ment à la mise de côté de la dimen­sion pro­pre­ment théo­lo­gale de cette science. D’où le fait que la théo­lo­gie a été d’abord le sec­teur domi­nant, et puis est deve­nue un sec­teur délais­sé, jus­te­ment parce que les pro­fes­seurs de théo­lo­gie n’ont plus été en mesure en tant que tels de nour­rir la vie spi­ri­tuelle des fidèles.
Le catho­li­cisme s’est donc trou­vé écar­te­lé après le Concile entre ces deux pôles. Inévi­ta­ble­ment la déchi­rure s’est concré­ti­sée autour de l’eucharistie. Le catho­li­cisme était jusque-là cen­tré sur la pré­sence réelle du Christ sous les espèces du pain et du vin qui, tout au long du second mil­lé­naire, avait défi­ni les contours d’une spi­ri­tua­li­té d’adoration du Corps eucha­ris­tique du Christ pré­sent sous les espèces sacra­men­telles. Cette spi­ri­tua­li­té avait une grande ver­tu reli­gieuse, parce qu’elle incar­nait la ten­sion spi­ri­tuelle du chré­tien. Elle per­met­tait une concen­tra­tion mys­tique autour de la foi en la pré­sence réelle. On ne peut pas com­prendre le catho­li­cisme du second mil­lé­naire en fai­sant abs­trac­tion de cette concen­tra­tion du sen­ti­ment reli­gieux sur l’adoration eucha­ris­tique. Par consé­quent, enle­ver la pré­sence réelle du centre de la spi­ri­tua­li­té des fidèles signi­fiait tou­cher la dimen­sion pro­fonde de leur sen­ti­ment reli­gieux, la source vivante et concrète de la mys­tique chré­tienne. Il se trouve que la réforme litur­gique a été réa­li­sée par des litur­gistes qui étaient des pro­fes­seurs et qui l’ont conçue comme une res­tau­ra­tion devant enjam­ber les siècles post-tri­den­tins cen­sés repré­sen­ter une invo­lu­tion, une perte de la pure­té des ori­gines.
La réforme de la litur­gie vou­lait par ailleurs faire res­sor­tir les mul­tiples modes sous les­quels le Christ est pré­sent lors de la messe : dans le prêtre, dans l’assemblée, dans la Parole. Et en outre, elle vou­lait faire de la messe un acte du peuple de Dieu, par lequel il était tout entier convo­qué à par­ti­ci­per à l’action sacrée selon la diver­si­té de ses fonc­tions. Si donc, avant la réforme litur­gique, la consé­cra­tion était l’acte cen­tral de la messe, dans la nou­velle messe au contraire, la dimen­sion sacrale se dis­perse dans toutes les par­ties de la célé­bra­tion, en ver­tu pré­ci­sé­ment de cette idée que la pré­sence du Christ se réa­lise sous de mul­tiples moda­li­tés.
Ain­si le moment cen­tral au cours duquel le fidèle pre­nait conscience de la pré­sence réelle a dis­pa­ru. Il a en tout cas per­du de sa valeur de moment mys­ti­co-mys­té­rique le plus fort, celui où le peuple chré­tien per­ce­vait le mys­tère. Le mys­tère s’est dilué et, du point de vue du sen­ti­ment reli­gieux, le mys­tère a dis­pa­ru. Dans un contexte dif­fé­rent, qui ne serait pas mar­qué par la sécu­la­ri­sa­tion, où serait déli­vrée une caté­chèse mys­ta­go­gique ((  Caté­chèse concer­nant spé­cia­le­ment les sacre­ments de l’initiation chré­tienne, bap­tême, confir­ma­tion, eucha­ris­tie [NdT].))  sur le carac­tère divi­no-humain de la vie chré­tienne, c’est-à-dire dans un cli­mat d’initiation mys­tique du peuple de Dieu, il eût été conce­vable que cette réforme litur­gique fonc­tion­nât mys­té­ri­que­ment. Cela aurait exi­gé que l’incorporation du chré­tien au Christ devienne l’objet du sen­ti­ment reli­gieux et puisse conduire la conscience à la dimen­sion mys­tique. Il eût fal­lu que la réforme litur­gique fût accom­pa­gnée d’une intense acti­vi­té de for­ma­tion caté­ché­tique à pro­pos de la dimen­sion mys­té­rique et mys­tique du chré­tien. En effet, on ne pou­vait pas confier à la réforme litur­gique elle-même le rôle de pré­pa­rer le chré­tien à se dis­cer­ner lui-même comme por­teur du mys­tère du Christ. Or c’était jus­te­ment ce que la réforme litur­gique actuelle sup­po­sait. Dans ces condi­tions, elle ne pou­vait que heur­ter le sens reli­gieux des fidèles et divi­ser l’Eglise. C’est ce qui est arri­vé, sur­tout en un sens néga­tif, en tou­chant la forme de l’incorporation au Christ telle qu’elle était res­sen­tie dans l’Eglise du second mil­lé­naire, avec pour objet le Corps du Christ sous les espèces eucha­ris­tiques, la pré­sence réelle. Ce moment de l’adoration était celui de l’unification, le lieu de la pré­sence à la Pré­sence, dans lequel le cœur par­lait au Cœur. L’adoration était la voie qui condui­sait à l’amour, le sen­ti­ment pro­fond de la trans­cen­dance, le fon­de­ment de la joie intime de la Pré­sence.
Une réforme litur­gique n’est pas une œuvre de théo­lo­gie, mais une œuvre de reli­gion, parce qu’elle a une inci­dence sur la dimen­sion pro­fonde de l’esprit humain, qui est char­nel, affec­tif dans son essence spi­ri­tuelle. Chan­ger le mode de la prière c’est par le fait même tou­cher à des zones qui dépassent la rai­son et le savoir théo­lo­gique. La réforme litur­gique a été impo­sée au peuple, par un pur acte d’autorité. Toute expres­sion de désac­cord ces­sa d’être licite. C’est la pre­mière fois que s’exerçait ain­si dans l’Eglise un tel pou­voir de coer­ci­tion à l’encontre du peuple, un peuple que le Concile avait pour­tant qua­li­fié de peuple de Dieu.
Sans la réforme litur­gique, si le culte divin n’avait pas été sous­trait au peuple de Dieu et confié aux théo­lo­giens et aux litur­gistes, la sécu­la­ri­sa­tion de la théo­lo­gie n’aurait pas tou­ché ce peuple. Un cer­tain nombre de fidèles eurent le sen­ti­ment qu’on leur enle­vait le lan­gage authen­tique au moyen duquel ils com­mu­ni­quaient avec le divin. Pour d’autres la réforme de la messe a été res­sen­tie comme l’abolition de la dimen­sion sacrale qui sau­ve­gar­dait le sen­ti­ment de la sain­te­té divine, ou encore comme la trans­for­ma­tion de la messe en un avè­ne­ment com­mu­nau­taire. Le sen­ti­ment de l’adoration avait dis­pa­ru en même temps que la pra­tique du sacré, sen­ti­ment qui véhi­cu­lait l’amour mys­tique pour la Pré­sence. La messe deve­nait ain­si pro­mo­tion de la com­mu­nau­té assem­blée. Le centre de l’attention se por­tait désor­mais sur la par­ti­ci­pa­tion litur­gique du peuple, et non plus sur la prière des per­sonnes qui rend pos­sible leur sur­élé­va­tion dans l’adoration de la pré­sence réelle.
Ici encore on retrouve le thème du com­mu­nisme, dont il ne faut jamais oublier qu’il est une héré­sie chré­tienne récur­rente. A la racine, il revient à trans­cen­der la per­sonne par le com­mu­nau­taire. La dis­so­lu­tion mys­tique et réelle des per­sonnes dans la com­mu­nau­té est vue comme le dépas­se­ment de la dimen­sion de créa­ture de l’homme et son absorp­tion dans le divin enten­du comme com­mu­nau­taire. Il faut remar­quer que, dans cette pers­pec­tive, le Christ peut être com­pris comme dédi­vi­ni­sa­teur, comme celui qui a com­men­cé et ren­du pos­sible la sou­mis­sion du Dieu créa­teur à la trans­cen­dance de l’homme divin.
La réduc­tion de la messe au com­mu­nau­taire n’était pas spi­ri­tuel­le­ment et dog­ma­ti­que­ment neutre, en ce qu’elle com­por­tait une varia­tion sen­sible de struc­ture doc­tri­nale et de phy­sio­no­mie reli­gieuse. Trans­fé­rer tout le poids de l’attention qui se por­tait sur la venue du Christ sur les espèces eucha­ris­tiques vers la par­ti­ci­pa­tion com­mu­nau­taire modi­fiait la struc­ture reli­gieuse, sacrale et sym­bo­lique de la messe. Dans le même temps, ceux qui trou­vaient à redire au carac­tère abs­trait et à la perte de sacré de la réforme litur­gique se voyaient mar­gi­na­li­sés. La réforme litur­gique, détour­nait l’attention des fidèles du Corps eucha­ris­tique du Christ et la por­tait sur l’événement com­mu­nau­taire et la par­ti­ci­pa­tion. L’idéologie conci­liaire, qui ten­dait à vider la dimen­sion mys­té­rique et mys­tique pour la trans­fé­rer à une expé­rience du carac­tère englo­bant de la com­mu­nau­té par­ti­ci­pante, a ain­si per­mis que la réforme reçoive une inter­pré­ta­tion sécu­la­ri­sante et com­mu­nau­taire, tant sous une forme extrême que sous une forme modé­rée.
Le rap­port entre sacré et mys­tique est une rela­tion d’affinité et de com­plé­men­ta­ri­té. Le sacré offre au mys­tique les pos­si­bi­li­tés de son lan­gage, même si le mys­tique a ten­dance à outrer le lan­gage sacré. L’Eglise catho­lique, parce qu’elle est la plus ferme du point de vue de la dis­ci­pline par­mi les Eglises chré­tiennes, a connu à cause de cela une intense flo­rai­son mys­tique, la ten­sion entre mys­tique et ins­ti­tu­tion ayant été la moda­li­té d’expression de leur com­plé­men­ta­ri­té. Les mys­tiques n’ont jamais prê­ché la déso­béis­sance à la hié­rar­chie, même quand ils se sont confron­tés à elle. Ils ont tou­jours recon­nu qu’au sein de l’institution et dans la pré­ci­sion de son lan­gage, il y avait une pos­si­bi­li­té de péné­tra­tion de ce lan­gage même. Or jus­te­ment, la réforme litur­gique, en met­tant l’accent sur l’action publique de l’Eglise, ne le met plus sur la reli­gion per­son­nelle, sur la prière indi­vi­duelle, pour faire bref sur l’oraison et sur tout le poten­tiel que por­tait en elle, dans l’Eglise pré­con­ci­liaire, l’adoration de l’eucharistie. La langue latine elle-même, comme langue sacrée, avait une valeur reli­gieuse : elle ren­dait pos­sible l’oraison inté­rieure par la dis­po­si­tion que pro­vo­quait la pro­non­cia­tion des for­mules rituelles. C’est du reste le prin­cipe d’une prière aus­si com­mune dans le catho­li­cisme que la réci­ta­tion du cha­pe­let, qu’on dit cou­ram­ment chez nous en latin. La par­ti­ci­pa­tion sacrale use en effet d’une dimen­sion autre que celle de la rai­son : la par­ti­ci­pa­tion en langue vul­gaire peut être dis­so­ciée de la prière inté­rieure, alors que la langue sacrée main­tient mieux la pos­si­bi­li­té d’unir par­ti­ci­pa­tion et prière. Dans le sacré c’est en effet l’intelligence du sym­bole qui compte, et non la com­pré­hen­sion des paroles.
La réforme litur­gique a ain­si don­né lieu, sous le pon­ti­fi­cat de Paul VI, à deux phé­no­mènes oppo­sés : le schisme d’Ecône et la dis­so­lu­tion com­mu­nau­taire et mas­si­fiante de l’eucharistie, sa désa­cra­li­sa­tion. Le drame était que les schis­ma­tiques étaient ortho­doxes, alors que l’hérésie gnos­tique de l’homme divi­ni­sé, de la com­mu­nau­té divine méta­sa­crale, qui fai­sait rage dans l’Eglise, était pro­té­gée par la léga­li­té ins­ti­tu­tion­nelle. La dis­so­lu­tion com­mu­nau­taire de l’eucharistie, non seule­ment dans ses formes extrêmes (les eucha­ris­ties sau­vages), mais aus­si dans les formes modé­rées qu’elle a aus­si revê­tues, était une véri­table cryp­to-héré­sie. L’Eglise de Paul VI a ain­si vécu dans une ten­sion per­ma­nente entre schisme et cryp­to-héré­sie.
La dimen­sion sacrale, mys­té­ri­co-mys­tique de l’Eglise, en a été débi­li­tée. Cela a eu une influence sur deux images fon­da­men­tales du catho­li­cisme : le prêtre et le reli­gieux. L’Eglise, tout au long du second mil­lé­naire, avait eu pour centre le pape, le prêtre, le reli­gieux et la reli­gieuse. On a mis aujourd’hui l’accent sur la dimen­sion sociale de l’engagement reli­gieux, comme action en faveur des plus loin­tains, ce qui a spé­cia­le­ment concer­né deux ordres reli­gieux fon­da­men­taux dans la vie de l’Eglise, les fran­cis­cains et les jésuites. La dimen­sion mys­tique et contem­pla­tive de la vie reli­gieuse com­prise comme consé­cra­tion inté­rieure à Dieu et liée à la recherche de la vie inté­rieure au moyen des œuvres exté­rieures, a été désar­ti­cu­lée : les œuvres exté­rieures sont deve­nues la mesure de l’engagement inté­rieur. Ce qui res­sort du com­mu­nisme au titre de modèle alter­na­tif : l’option pour une situa­tion sociale comme forme his­to­rique du catho­li­cisme et sa réa­li­sa­tion par la praxis. Les consé­quences ont été moins dra­ma­tiques pour les voca­tions fémi­nines, mais le fait d’avoir consi­dé­ré la praxis sociale comme struc­ture his­to­rique du reli­gieux a conduit à l’épuisement de la vie reli­gieuse et du catho­li­cisme.
La perte d’une autre dimen­sion y condui­sait éga­le­ment, celle qui avait été l’essence de la vie reli­gieuse mas­cu­line et fémi­nine, à savoir l’apostolat. Le Concile a cor­rec­te­ment retrou­vé l’interprétation ori­gi­nelle du « hors de l’Eglise point de salut », affir­ma­tion qui, chez Ori­gène et chez saint Cyprien sou­li­gnait l’unité de l’Eglise, mais ne concer­nait pas la ques­tion du salut des non-chré­tiens. Le Concile a mis éga­le­ment en lumière la valeur reli­gieuse des reli­gions non chré­tiennes. Mais le manque de dimen­sion mys­té­rique et mys­tique, cen­su­rée par l’idéologie post­con­ci­liaire, a fait que l’on n’a pas mis en évi­dence comme elle devait l’être l’équivalence entre la com­mu­ni­ca­tion his­to­rique de la vie divi­no-humaine révé­lée et com­mu­ni­quée dans le Christ, d’une part, et l’essence de l’Eglise d’autre part, de la seule Eglise en plé­ni­tude, de la seule Eglise catho­lique. De sorte que l’annonce de la foi aux nations, la com­mu­ni­ca­tion de la vie du Christ au monde, est appa­rue comme une fin mineure par rap­port à la tolé­rance, à l’accord à éta­blir avec toutes les reli­gions et pour finir par rap­port à la concep­tion des mis­sions comme œuvres de déve­lop­pe­ment social. Mais si la chris­tia­ni­sa­tion du monde ces­sait d’être une fin, si la fin deve­nait l’humanisation du monde, tout ce que le catho­li­cisme pou­vait désor­mais offrir au monde et en par­ti­cu­lier au tiers-monde, n’était plus qu’une praxis sociale. Encore une fois, on pou­vait consta­ter la pré­sence du modèle mar­xiste et com­mu­niste avec la dis­so­lu­tion du catho­li­cisme dans la praxis.
La sécu­la­ri­sa­tion de la théo­lo­gie impli­quait une crise radi­cale de la vie reli­gieuse et en rédui­sait le sens.
Il est clair que l’influence mar­xiste et com­mu­niste n’a pas été une influence poli­tique directe : il s’agit en fait d’un modèle cultu­rel qui s’impose dès lors que la théo­lo­gie catho­lique choi­sit la voie de la sécu­la­ri­sa­tion. Une fois Dieu mis hors de l’histoire, le com­mu­nisme repré­sente la forme sécu­la­ri­sée la plus proche du chris­tia­nisme, parce qu’il est une nou­velle ver­sion de la plus antique forme d’hérésie chré­tienne, le gnos­ti­cisme. Du gnos­ti­cisme le mar­xisme conserve cette dimen­sion, qui a tran­si­té par Hegel, et qui veut que le divin consiste dans la connais­sance abso­lue et totale du réel : Marx en a déduit que cela com­porte un chan­ge­ment de la réa­li­té, du rap­port de l’homme à l’histoire. La dimen­sion de la connais­sance abso­lue comme base de la des­truc­tion-recréa­tion du réel dans l’absolu est com­mune au mar­xisme et au com­mu­nisme d’une part et au gnos­ti­cisme de l’autre.
L’influence du mar­xisme et du com­mu­nisme sur les catho­liques n’est pas la cause de la sécu­la­ri­sa­tion, mais son résul­tat inévi­table. Il est sin­gu­lier par exemple que le théo­ri­cien majeur du rap­port entre catho­li­cisme et com­mu­nisme, Fran­co Roda­no, ait été un pen­seur tra­di­tion­nel qui enten­dait sépa­rer, par un dis­cours sur la loi natu­relle, le com­mu­nisme du mar­xisme et le consi­dé­rer comme la forme accom­plie de la poli­tique aris­to­té­li­cienne au XXe siècle. C’est seule­ment après la sécu­la­ri­sa­tion qu’est née en Ita­lie l’influence du mar­xisme dans le monde catho­lique, lequel s’est enga­gé dans des orga­ni­sa­tions qui se situaient au-delà même du Par­ti com­mu­niste ita­lien, jusqu’à des formes extra­par­le­men­taires et jusqu’au ter­ro­risme. L’influence du mar­xisme chez les catho­liques a été une consé­quence de l’idéologie conci­liaire, de l’expression du lan­gage reli­gieux can­ton­né dans les limites du lan­gage des sciences modernes.
Le mar­xisme consent à main­te­nir une diver­si­té par rap­port au réel, une ten­sion uto­pique entre le pré­sent et l’avenir, entre l’actuel et le poten­tiel. Il cherche une escha­to­lo­gie de la plé­ni­tude his­to­rique. Il admet une sécu­la­ri­sa­tion du catho­li­cisme, en main­te­nant, en terme d’absolue imma­nence, le sens d’un achè­ve­ment, d’un escha­ton de l’histoire. De fait, c’est en consé­quence d’un phé­no­mène interne au monde catho­lique que se déter­mine une influence glo­bale du mar­xisme. A cause de cela, la vie reli­gieuse, qui sup­po­sait une émer­gence de la trans­cen­dance de la per­sonne sur la vie his­to­rique, et qui por­tait en elle une ten­sion vers la contem­pla­tion, ne pou­vait qu’être par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rable à la sécu­la­ri­sa­tion.
La vie reli­gieuse est l’expression d’une rup­ture du lien avec le monde pour s’abandonner au Saint-Esprit, pour res­ter pré­sent dans le temps tout en ren­dant témoi­gnage de l’éternité. Une mesure en termes de praxis de la vie reli­gieuse implique que l’utopie soit sub­sti­tuée au Royaume, et donc que la ten­sion vers l’éternité propre à la vie reli­gieuse se replie dans le tem­po­rel. C’est pour­quoi les voca­tions reli­gieuses mas­cu­lines, dans les ordres tra­di­tion­nels, ont chu­té en quan­ti­té, et évi­dem­ment en qua­li­té. Lorsque la praxis devient la mesure de la vie reli­gieuse, que l’apostolat se trans­forme en enga­ge­ment social et convi­vial, qu’à la divi­ni­sa­tion du monde se sub­sti­tue son huma­ni­sa­tion, la vie reli­gieuse n’a plus de sens. Il en va de même dans les ordres fémi­nins : mais ici la dimen­sion claus­trale et contem­pla­tive a joué majo­ri­tai­re­ment, col­lec­ti­ve­ment en faveur du sens de la tra­di­tion qu’on trouve chez les femmes à un degré plus éle­vé. Cepen­dant, et mal­gré ce fait que la femme a davan­tage l’intuition de l’identité du catho­li­cisme, la crise des voca­tions touche aus­si la vie reli­gieuse fémi­nine.
Mais c’est sur la figure du prêtre que l’idéologie conci­liaire et la sécu­la­ri­sa­tion de la théo­lo­gie ont exer­cé une influence majeure. La spi­ri­tua­li­té du prêtre, « autre Christ », qui le repré­sente comme cause ins­tru­men­tale per­son­nelle et qui donc est à ce titre une per­sonne sacrée, a tota­le­ment dis­pa­ru. Le prêtre catho­lique a subi tout le poids de la sécu­la­ri­sa­tion. Il a per­du sa sacra­li­té. Qu’est donc deve­nu le prêtre aujourd’hui ? Il est l’organisateur du social ecclé­sias­tique, le lea­der de la com­mu­nau­té. Le prêtre sécu­la­ri­sé, com­mu­nau­taire, est ins­tru­men­ta­li­sé par la com­mu­nau­té. Il en devient à la fois le patron et l’esclave, il n’en est plus le ministre. La figure sacer­do­tale comme telle est mise de côté, elle n’est plus la dimen­sion réelle du prêtre. Il se pro­duit dès lors une scis­sion entre la mémoire de la tra­di­tion et la dif­fu­sion de la sécu­la­ri­sa­tion.
Le sacré chré­tien est le corps res­sus­ci­té du Christ qui cause notre rédemp­tion, qui nous incor­pore à lui et qui nous donne l’Esprit. C’est un corps phy­sique, comme phy­sique est la sacra­li­té. Le corps glo­rieux du Christ est cru­ci­fié, parce que par son sang il nous a rache­tés de la puis­sance du démon. C’est la sacra­li­té de la dou­leur phy­sique et spi­ri­tuelle de toute l’humanité qui se ras­semble en lui. Le prêtre conti­nue l’action rédemp­trice et divi­ni­sa­trice du Christ. Le prêtre conti­nue en sa propre per­sonne l’action sal­vi­fique du Christ sous le double aspect propre à cette action : la libé­ra­tion du pou­voir de Satan et le don de la vie tri­ni­taire. La sécu­la­ri­sa­tion du prêtre est ain­si une bles­sure ouverte jusqu’au cœur de l’Eglise. Et le terme qui a le plus contri­bué à bri­ser l’image du prêtre comme per­sonne sacrée, conti­nua­teur du Christ sau­veur et déi­fi­ca­teur, aura été le beau terme de pas­to­rale. Le prêtre est deve­nu un sujet sans auto­no­mie, dont la vie est pla­ni­fiée par les dio­cèses, les asso­cia­tions, la pro­gram­ma­tion pas­to­rale.
Or la grâce du Saint-Esprit agit dans la dimen­sion per­son­nelle. Elle est tou­jours le choix du sin­gu­lier. La papau­té et l’épiscopat monar­chiques sont le signe du pri­mat de la per­sonne sur l’institution. Jésus-Christ est Per­sonne et agit à tra­vers les per­sonnes. Si on détruit dans le sacer­doce cette dimen­sion de la per­sonne sacrée, qui dans le domaine juri­dique aura la capa­ci­té de faire que le Sei­gneur la sus­cite ? A ce prin­cipe antique, romain, qu’est le droit, on a sub­sti­tué, dans le monde catho­lique, la socio­lo­gie : à la liber­té que confère le droit catho­lique, a été sub­sti­tuée l’organisation. Le droit sup­pose les indi­vi­dus comme sujets libres, liés seule­ment par la norme, avec les limites propres à cette norme. La pla­ni­fi­ca­tion consi­dère au contraire les indi­vi­dus comme des par­ties. Le droit est la struc­ture du poli­tique, la pla­ni­fi­ca­tion celle de l’entreprise. La pla­ni­fi­ca­tion se sub­sti­tue au droit. Le droit mani­feste un espace pour la per­sonne ; la socio­lo­gie et la pla­ni­fi­ca­tion trans­forment le prêtre en fonc­tion­naire. Le dio­cèse cesse ain­si d’être une com­mu­nion et devient une orga­ni­sa­tion. La « cha­ri­té pas­to­rale » est la socio­lo­gi­sa­tion de la cha­ri­té.
Jésus-Christ, prin­cipe sur lequel se fonde l’Eglise, est une Per­sonne et ses repré­sen­tants sont des per­sonnes en tant que telles. Du fait que le Christ opère tou­jours du sein de l’éternité, en tant que Fils, il naît tou­jours de vraies voca­tions sacer­do­tales. Mais en rai­son de la dis­tor­sion cau­sée dans l’Eglise par l’idéologie conci­liaire et la sécu­la­ri­sa­tion, celles-ci ne se déve­loppent plus en fonc­tion de leur essence per­son­nelle, qui vient du Christ, mais elles lui super­posent une forme para­site qui vient de la pas­to­rale orga­ni­sée. Il se trouve d’ailleurs que ce phé­no­mène se pro­duit alors que la demande de sens per­son­nel est aujourd’hui le phé­no­mène social le plus notable.
Il est évident que si la sacra­li­té du prêtre comme ins­tru­ment conjoint de l’action de l’Unique Prêtre, le Christ, dis­pa­raît, le céli­bat, qui est une forme fon­da­men­tale du catho­li­cisme en tant qu’institution, dis­pa­raît aus­si. La pla­ni­fi­ca­tion pas­to­rale peut au mieux jus­ti­fier le céli­bat comme un enga­ge­ment pro­fes­sion­nel à plein temps, mais elle ne peut don­ner une dimen­sion spi­ri­tuelle liée au rap­port du prêtre avec le Christ. La pas­to­rale ne connaît pas le terme essen­tiel de « voca­tion », qui est l’action du Christ dans l’âme de celui qu’il appelle à deve­nir prêtre. L’Eglise ne peut culti­ver les voca­tions que dans la mesure où elle incite à l’oraison, à la com­mu­nion inté­rieure avec le Christ, qui imprime dans le corps, dans l’âme, dans l’esprit le don de son sacer­doce. C’est de cette manière qu’est ren­du au prêtre son carac­tère de per­sonne sacrée, d’alter Chris­tus au sens propre et spé­ci­fique, et c’est là que réside pré­ci­sé­ment l’autorité du prêtre.
La sécu­la­ri­sa­tion de l’Eglise a pro­fon­dé­ment modi­fié sa réa­li­té. Cette sécu­la­ri­sa­tion est le fruit de l’idéologie conci­liaire qui a pro­vo­qué une frac­ture avec le lan­gage mys­té­rique et mys­tique que le Concile lui-même se pro­po­sait pour­tant d’introduire. Le prin­cipe du pri­mat du social sur le per­son­nel, du « gros ani­mal poli­tique » sur la fra­gi­li­té de la per­sonne, comme une grande tache, recouvre insen­si­ble­ment toute l’Eglise.
Le pon­ti­fi­cat de Paul VI s’est trou­vé au cœur de ce conflit qui s’est pro­duit entre les docu­ments de Vati­can II et l’idéologie conci­liaire. Le pape a vou­lu de toutes ses forces main­te­nir le Concile en conti­nui­té avec la réno­va­tion qu’avait com­men­cée Pie XII. Le mérite de Paul VI fut de main­te­nir la visée ini­tiale de Vati­can II dans la conti­nui­té de la tra­di­tion, dont le pon­ti­fi­cat de Pie XII a repré­sen­té le der­nier aggior­na­men­to. Mais l’idéologie conci­liaire avait à l’intérieur de l’Eglise plus de puis­sance que l’autorité du pape. Le drame qu’a vécu Paul VI a été sa crainte de voir les extrêmes faire rup­ture. Il a vou­lu main­te­nir tout le monde dans l’Eglise, aus­si bien le tra­di­tio­na­lisme qui refu­sait le Concile que les posi­tions les plus avan­cées de la sécu­la­ri­sa­tion, et pour ce faire il a valo­ri­sé les posi­tions qui pas­saient pour médianes, comme celles de la Com­pa­gnie de Jésus, bien qu’il soit cepen­dant entré une pre­mière fois en conflit avec elle.
Gian­ni BAGET BOZZO
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Catho­li­ca, n. 58