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La liber­té sco­laire glo­ba­le­ment mena­cée

[Note : cette lec­ture cri­tique a été publiée dans Catho­li­ca, n. 64]

Si le prin­cipe de la liber­té sco­laire a tou­jours eu du mal à être accep­té par les avant-gardes d’une bour­geoi­sie irré­li­gieuse, notam­ment dans la France répu­bli­caine et dans les pays où domi­naient des obé­diences maçon­niques athées et mili­tantes, ce constat parais­sait jusqu’à pré­sent épar­gner les Etats-Unis. Tou­te­fois, un ali­gne­ment pro­gres­sif sur les mêmes posi­tions semble se des­si­ner, avec une radi­ca­li­sa­tion sen­sible ces der­nières années.

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Dans une livrai­son récente de First Things, deux socio­logues de la Caro­line du Nord, Chris­tian Smith et David Sik­kink, font le point pour répondre à la ques­tion de savoir si l’enseignement pri­vé, à l’école ou à la mai­son (le homes­choo­ling), a pour effet de nuire à l’intégration sociale comme on le pré­tend sou­vent (« Is pri­vate schoo­ling pri­va­ti­zing ? », avril 1999, pp. 16–20). On com­prend que tout cela soit source de ten­sions à un moment où le sys­tème édu­ca­tif éta­tique amé­ri­cain fait eau de toutes parts — baisse consi­dé­rable de niveau, pri­vi­lèges accor­dés à cer­taines mino­ri­tés, drogue et crimes fré­quents à l’intérieur des éta­blis­se­ments, etc. — et où, en même temps, sévit plus que jamais le méca­nisme éga­li­taire entre­vu jadis par Toc­que­ville : plu­tôt une mas­si­fi­ca­tion sor­dide mais égale pour tous qu’une liber­té par défi­ni­tion éli­tiste voire fas­ciste. Bien sûr, divers pré­po­sés à la défense du sys­tème montent au cré­neau pour dénon­cer les déviants, catho­liques, pro­tes­tants ou autres, qu’ils accusent de vou­loir for­mer des enclaves dis­si­dentes. Les deux socio­logues font état de plu­sieurs ouvrages, dont on peut rete­nir que le der­nier, d’un cer­tain James Dwyer (Reli­gious schools v. children’s rights, Cor­nell Univ. Press, 1998), accuse les écoles reli­gieuses de « pri­ver les enfants des liber­tés élé­men­taires, de limi­ter leur déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, d’instiller dans leur esprit des atti­tudes dog­ma­tiques et into­lé­rantes », etc. D’où l’appel obli­gé à la contrainte éta­tique, pour que les enfants puissent « s’ouvrir à un large éven­tail de car­rières pos­sibles et à l’exercice d’une citoyen­ne­té plé­nière dans une socié­té plu­ra­liste et démo­cra­tique ». On ne peut qu’être frap­pé de la conti­nui­té d’expression entre cet échan­tillon amé­ri­cain et l’actuelle rhé­to­rique répres­sive de la liber­té d’enseignement en France et en Ita­lie, pla­cée, en ce qui la concerne, à cou­vert de la lutte contre cer­taines sectes.
Les auteurs de l’article tentent de mon­trer la faus­se­té de l’accusation, en met­tant en évi­dence le lien entre micro­so­cia­li­sa­tion et impli­ca­tion dans la vie publique et en s’appuyant sur une enquête effec­tuée en 1996 par le ser­vice sta­tis­tique du minis­tère fédé­ral de l’éducation : c’est au contraire la mas­si­fi­ca­tion, la dis­per­sion des jeunes dans un ano­ny­mat informe et dépour­vu d’encadrement qui engendre l’asocialité. Autre­ment dit, une bonne édu­ca­tion sus­cite le sens du bien com­mun, tan­dis que l’éducation de masse — une contra­dic­tion dans les termes —, « neutre » à l’égard de toute valeur, est « le plus court che­min vers le chaos ». Avec pour consé­quence évi­dente l’éparpillement en enti­tés anta­go­nistes — bien à tort qua­li­fiées de com­mu­nau­tés.
On pour­ra trou­ver matière à réflexion sur ce sujet dans un « roman catho­lique » qui ne relève pas de la grande lit­té­ra­ture, sinon par son impres­sion­nante lon­gueur : Eclipse of the Sun, de Michael D. O’Brien, qui consti­tue le troi­sième titre d’une série de six nou­velles (Igna­tius Press, San Fran­cis­co, 1998, 850 pages). Il s’agit en fait d’une sorte de scé­na­rio très détaillé concer­nant la mise en place subrep­tice d’un pou­voir tota­li­taire dans une pro­vince du Cana­da, la Colom­bie bri­tan­nique. Com­ment s’apercevoir que le pou­voir passe pro­gres­si­ve­ment de la démo­cra­tie répu­tée libé­rale au tota­li­ta­risme ? Peut-on et com­ment mettre en cause la légi­ti­mi­té du pou­voir éta­bli ? La prise de conscience de la trans­for­ma­tion tyran­nique du sys­tème est en effet très dif­fi­cile : d’une part en rai­son d’une col­lu­sion pou­voir-médias qui étouffe toute vel­léi­té de contra­dic­tion et d’autre part parce que les gens font a prio­ri confiance au pou­voir même s’il n’hésite pas à leur men­tir cyni­que­ment. Et même, bien sou­vent, les citoyens sont consen­tants ou pro­fon­dé­ment en accord avec le sys­tème. Par exemple, la plu­part vont trou­ver nor­mal que l’on puisse enle­ver leurs enfants à des parents dési­reux d’assurer eux-mêmes leur ins­truc­tion et de leur évi­ter une école où règnent vio­lence et anti­chris­tia­nisme. Ils ne com­mencent à réflé­chir que lorsque, pour une rai­son ou pour une autre, ils se trouvent confron­tés à une injus­tice qui les touche per­son­nel­le­ment. En fait, comme le dit l’auteur, « beau­coup d’éléments carac­té­ri­sant l’Etat tota­li­taire et dra­ma­ti­sés dans Eclipse of the Sun sont déjà par­mi nous. Ce roman est une réflexion sur ce qui pour­rait arri­ver si nous ne réa­li­sions pas la gra­vi­té des désordres spi­ri­tuels et sociaux à l’œuvre dans le monde occi­den­tal ». C’est là un des thèmes de pré­di­lec­tion de Michael O’Brien à pro­pos duquel il s’est expli­qué dans un entre­tien accor­dé récem­ment à The Catho­lic World Report (juin 1999, pp. 44–49) à l’occasion de la paru­tion du qua­trième titre de sa série, Plague Jour­nal (Igna­tius Press, mars 1999). Il y dénonce « une socié­té qui parle sans cesse de démo­cra­tie et de liber­té, mais qui en fait élève l’Etat et usurpe les droits et les res­pon­sa­bi­li­tés de la famille. […] Le Nou­veau Tota­li­ta­risme ne montre aucune des formes exté­rieures bru­tales de tyran­nie aux­quelles nous avons été habi­tués au cours de ce siècle. Si les tota­li­ta­rismes de l’Est — com­mu­nisme, fas­cisme, etc. — étaient une sorte de 1984 orwel­lien, le Nou­veau Tota­li­ta­risme de l’Ouest est plus proche du Meilleur des mondes d’Huxley ».