Les meilleurs diagnostics de la vacuité de notre époque sont d’habitude établis par les penseurs qui, peu ou prou, contribuent eux-mêmes à ce vide ontologique : Heidegger, les déconstructionnistes comme Derrida, certains logico-positivistes de l’école de Wittgenstein, les biologistes qui corrigent les thèses de Jacques Monod, les structuralistes à la suite de Lévi-Strauss. C’est un phénomène assez compréhensible car si Socrate a raison et si l’approfondissement de la réflexion va parallèlement avec la perception du Bien, le penseur qui a des velléités d’honnête homme et un caractère intègre est forcément amené à reconnaître les lacunes et même la malfaisance de ses idées. Voici quelques cas intéressants où le bien et le mal collaborent là où l’on s’y attendrait le moins.
Un auteur américain, David Walsh, a écrit dans un nouveau livre dont l’erreur est dans le titre, After ideology — « Après l’idéologie » : il est évident au contraire que nous y sommes jusqu’au cou — mais qui par ailleurs mobilise quelques idées justes, que nous ne pouvons plus accepter le fondement de la modernité, à savoir que les hommes créent leur propre ordre moral et social. « La notion que la société laïque existe sans référence à une source qui la transcende […] n’est plus admissible. La liberté et l’ordre exigent un fondement spirituel ». De là Walsh conclut, selon l’habitude des penseurs qui sautent sans préparation dans un monde idéal, que nous devrons à l’avenir reconstruire notre vie et notre société sur les bases d’un christianisme philosophique.
C’est plus facile à dire qu’à réaliser, aussi sommes-nous mieux guidés par les penseurs qui nient la transcendance mais restent nostalgiques d’un pays qu’ils entrevoient de temps à autre, à travers les interstices involontaires de leur réflexion. Roger Caillois qui connaissait les insuffisances de sa vision du monde mais n’en était pas moins un chercheur profond, le disait en 1942 dans une lettre à Bernanos : « Ces lignes demandent aussi des saints et n’espèrent qu’en eux pour le salut de ce monde. Je pensais que l’intelligence suffisait à tout ; j’ai été mal à l’aise de constater par mon propre et vain effort son inefficacité. Et je me suis trouvé responsable. Voilà tout ». Edgar Morin va tout aussi loin que Caillois mais sans se rendre à l’évidence de celui-ci. qui appartenait à l’univers de ceux (Ovide, saint Paul, Sénèque, saint Augustin) qui perçoivent le bien, voudraient le suivre et s’y conformer, mais font le mal qu’ils ne voudraient pas. Dans l’immense majorité, nous sommes dans la même catégorie.
Aussi est-il intéressant, utile et instructif d’examiner la problématique d’E. Morin, qui est celle, précisons-le, des agnostiques, des amoureux du doute, des arrogants qui aiment les poses dans les salons et les bureaux de rédaction. Problématique aussi de ceux qui font deux fois la même erreur, c’est-à-dire qui constatent, le mal-fondé de leur univers intellectuel et moral, mais au lieu d’en rectifier les prémisses, cherchent dans le mauvais fondement une raison pour le trouver solide quand même. C’est le promeneur qui s’enfonce à chaque pas dans un terrain marécageux, mais qui affirme que plus il fait d’effort musculaire, plus le terrain deviendra dur sous ses pieds. Que dit Morin ? « Nous sommes livrés à un défi : la conscience moderne de l’absence de fondement premier et absolu de toute certitude. Or je crois qu’on peut fonder une pensée sans fondement (( Citation que je tire, comme les suivantes, d’un entretien par dans le Le Monde du 26 novembre 1991, au cours duquel Edgar Morin livrait les clés de sa « pensée de la complexité ».)) ». Depuis que Hume et Kant ont privé le jugement de validité et l’ont planté dans le sable mouvant du jugement sans racine dans le réel, nous sommes habitués aux réflexions de ce type. L’histoire, écrit Morin, n’est pas la physique qui est parvenue à la dernière étape de son développement (qu’en sait-il ?), l’histoire continue, et dépasse à présent ceux — les marxistes et les adeptes de Freud — qui croyaient avoir résolu les problèmes de l’individu et des collectivités. Or, l’histoire est une chose ouverte, elle est promesse, contrairement aux sciences physiques qui ont abouti.
Promesse signifie, pour E. Morin, salut, et salut veut dire l’attente de la fin, voire la connaissance de cette fin. Mais ne venons-nous pas (c’est-à-dire Morin et ses amis) de reconnaître que l’histoire n’est pas semblable à la physique, qu’elle n’aboutit pas ? « Est-ce épouvantable ? Non, les Japonais, les Chinois vivent sans salut. Le bouddhisme aspire au néant ! C’est la grande étape historique et anthropologique à accomplir : vivre en reconnaissant notre condition d’êtres humains, condamnés à la mort parce que nous sommes vivants, ignorant le pourquoi du cosmos et incertains de notre avenir ».
Voilà tout de suite David Walsh, cité au début, réfuté, lui qui comme tant d’autres naïfs prétend nous instruire de la « fin des idéologies ». Or Edgar Morin est bien un idéologue, et peut-être à son insu il en résume la totalité. A celui qui objectera à cette acrobatie mentale que Morin n’est pas chrétien, on pourrait citer le cas du jésuite Teilhard de Chardin qui abonde dans le même sens : mutation historique, anthropologique, morale, tout ce que vous nous servez sur un plateau. Et le P. Teilhard, lui aussi, se réfère aux Chinois et aux Japonais qu’il nous donne en exemple. L’intellectuel israélite de gauche et le prêtre catholique repensent l’histoire et le salut, et aboutissent à la cognoscibilité de la première et au superflu du second.
Oui, mais le bât blesse : nous ne sommes pas Sino-Japonais, ni bouddhistes ! J’avoue avoir toujours été frappé par les grandes déclarations de nos gardiens de la culture qui, d’un revers de main, congédient la notion de culture ! Ces humanistes (terme qui ne signifie rien) qui jurent que la seule chose importante est la culture, l’homme cultivé, les connaissances vastes de notre héritage culturel, la culture future bâtie sur la culture du passé, etc., se fichent comme de l’an quarante que nous soyons gréco-romano-chrétiens ou sino-bouddhistes, que nous écoutions Bach, Mozart, Beethoven ou l’opéra de Pékin avec le même plaisir et dévouement, que nous construisions des cathédrales ou des pagodes. Dans un autre registre qui ne devrait pas être étranger à E. Morin, disons que notre univers spirituel, juif et chrétien se dissiperait en un rien de temps si nous ne mettions pas notre foi, notre pensée, notre raison d’être et explication ultime dans le terrain solide du fondement. Il ne s’agit pas d’un compte en banque que l’on transfère ailleurs à la première alerte sonnée par la Bourse. On comprend très bien qu’Edgar Morin, sous l’effet des persécutions nazies, ait transféré ses fonds (fonds, fondement, coïncidence terminologique curieuse !) dans la promesse marxiste, et qu’il ait maintenant un sentiment de vide devant l’effondrement du régime qui avait sa fidélité ; mais il est quand même inacceptable que la nostalgie post-marxiste (histoire dépourvue soudain de sa signification et de sa promesse) d’E. Morin nous pousse à l’abandon de notre fondement, de notre promesse, de notre métaphysique.
Permettons-nous quelques spéculations. A l’instar de beaucoup d’autres intellectuels embarqués sur les mêmes galères, Edgar Morin, lui aussi était plutôt nietzschéen que marxiste, ou, plus précisément, marxiste parce que nietzschéen. L’enfant terrible allemand était le plus subjectif des philosophes modernes, ce qui n’est pas peu dire. C’est lui qui a enlevé le fondement de l’entreprise humaine, qui a nié le sujet de la pensée et de l’action, et a posé choses et actes dans le vide. Parlant de Kant, le premier des subjectivistes (toujours après Hume) Nietzsche l’a montré d’un doigt dédaigneux comme « le gardien de ma porte, » c’est-à-dire comme quelqu’un qui la lui avait ouverte, et en avait interdit l’entrée à tous les pèlerins de la métaphysique. Et il est vrai : Kant était timide, assurant encore à la notion de fondement (fondement moral) une petite place qui devait par la suite disparaître. Nietzsche, lui, eut l’audace de liquider les restes de la métaphysique et, conséquemment, de « tuer Dieu ». Morin commet un acte gratuit lorsqu’il écrit : « Notre espérance doit abandonner le salut ». Et il continue, désormais dans le vide total de l’utopie sans tête : « C’est l’espérance de civiliser la terre et de fraterniser l’humanité. Nous avons une trinité laïque qui nous guide — Liberté, Egalité, Fraternité — […] et aujourd’hui nous mettons l’accent sur la fraternité ».
La conclusion s’impose. Contrairement à ce que postule David Walsh, nous ne sommes pas dans « l’après-idéologie, » en vérité les idéologues changent de vêtements et remontent — quel jeu transparent ! — aux sources philosophiques afin de se donner un prestige nouveau. E. Morin n’est pas le premier, ni le seul. La ligne Nietzsche — Heidegger — Lévy-Strauss, pas nécessairement en filiation directe, mais s’alignant de la même manière et finalement en vue du même objectif — dissout l’objet, le sujet, la réalité, la connaissance du réel, l’être, le fondement, et installe le flux, l’indéterminé, le vague, le comme-je-veux. Cela mène directement à la tyrannie sur les esprits, même si la propagande veut que cette tyrannie surgisse des positions métaphysiques (patriarcales ou phallocrates selon les slogans du moment). L’histoire de la philosophie combine ces deux nuances. D’un côté, les penseurs postulent le fondement qui justifie la phénoménalité des phénomènes, leur accessibilité au jugement, leur création par un être intelligent. De l’autre, il y a les penseurs pour qui les phénomènes sont la seule chose (?) existante, et si inexistante, du moins projetant quelques impressions sur l’écran du moi — à la condition que ce moi soit, lui aussi, une illusion (la position bouddhiste). D’un côté, l’ordre de l’intelligibilité, l’ordre et l’intelligibilité, par conséquent fondement, espérance, promesse (termes très habilement choisis par E. Morin). De l’autre, le hasard des arrangements, le cerveau qui croit les capter et surtout les utiliser. Parler ici de fondement serait absurde.
S’agit-il de deux types d’intelligence ? De Parménide et d’Héraclite ? Afin d’appuyer sa propre appartenance à la deuxième catégorie de penseurs, Edgar Morin note que « tous les grands événements de notre siècle étaient absolument inattendus » ! En premier lieu, cela n’est pas vrai, les moins naïfs que Morin avaient depuis longtemps prévu que le soviétisme allait éclater car il était contraire à la nature humaine et à son fondement que Morin aimerait liquider afin de légitimer la prochaine idéologie à laquelle il pense adhérer : le libéralisme, comme l’indique son enthousiasme pour Liberté, Egalité, Fraternité. Ensuite, même si le cri de surprise de Morin correspondait à la réalité — la nature inattendue des événements — qu’est-ce que cela prouve ? Que la nature de notre certitude, caricaturée par Morin, n’est pas une promesse de rapidité ; que l’intelligence des événements eux-mêmes est un cadre qui englobe des blocs, pas nécessairement des quanta de temps ; que, comme disait Hegel, l’oiseau de Minerve prend son vol au crépuscule. Comprendrions-nous mieux les événements si nous n’avions point les moyens de les ramasser dans un faisceau, principes ou fondement des phénomènes ?
En fin de compte, la controverse revient toujours à ceci : notre connaissance est-elle conforme à la réalité, ou bien, comme il n’y a pas de réalité (fondement) d’après E. Morin et les bouddhistes, notre pensée se donne-t-elle arbitrairement des règles (mais quel est le fondement de ce consensus miraculeux ?) qu’elle suit ou bien qu’elle modifie, de nouveau arbitrairement ? On ne voit pas comment la substitution de la « fraternité » aux canons de la pensée calquée sur le réel pourrait promouvoir la cause de la philosophie ou de l’humanité.
La doctrine du « fondement sans fondement » ne se limite pas au domaine de la philosophie, elle affecte plus spectaculairement encore celui de la politique. D’une manière générale, elle établit ses prémisses non pas à partir d’un fondement préalable, mais à partir de ce qu’elle est capable de construire par ses propres efforts. Face à la pensée classique qui part de fondements considérés comme ontologiques, existant dans le réel et ayant une structure permanente, le constructionnisme n’admet pas de réalité pré-existante aux phénomènes. Car selon ses présupposés — les présupposés modernistes — n’est réel que ce qu’on a fabriqué au moyen des techniques disponibles. Le constructionnisme étudie, par conséquent, les phénomènes sociaux qui, croit-il, révèlent dans leur spontanéité quelque chose que l’homme voudrait, même inconsciemment, dissimuler. L’accent est mis désormais sur le réseau des phénomènes plus ou moins pertinents, car c’est ce réseau (système de relations) qui est le dernier degré du réel encore accessible à l’homme. Suivant cette ligne de pensée, le langage (par exemple) cesse d’être l’expression d’objets et de concepts, et ceux-ci le reflet de la réalité : c’est la structure des rapports internes du langage dont on attend les élucidations nécessaires quoique toujours relatives.
La structure n’est pas pour autant réelle, elle est ce qui médiatise entre le subjectif pur et le monde qu’il est en train de transformer. Le monde n’est donc connu que par les transformations que le sujet y effectue. Il n’y a pas de monde préalablement connaissable — ni par Dieu, ni par l’homme, dirait Nicolas de Cuse. L’homme est l’agent qui transforme le monde, et dans ce processus de transformation il le connaît — c’est-à-dire, il en recueille des fragments utiles formant réseau. Bien sûr, dit le Cusain, Dieu possède une certaine connaissance du monde, mais seulement en puissance ; ce sont les hommes qui l’expliquent et font de la « docte ignorance » une science authentique, praticable.
Appliquons maintenant cette réflexion à l’analyse politique, notamment à celle de l’Etat moderne. L’Etat, dans la tradition classique, n’est pas seulement un ménage de dimension plus vaste, il est autre chose, une réalité collective plantée dans la concrétude divino-cosmique dont l’image se constitue dans la communauté. L’autorité et la hiérarchie qui articulent l’Etat ne s’y sont pas superposées comme quelque chose venu de l’extérieur ou engendré par une conspiration élitaire, elles surgissent de la nature même de l’Etat, tout comme le récit de la fondation et les symboles archétypiques. L’Etat est un fondement véridique de la politique qui détermine un discours, de même qu’il détermine un territoire, une citoyenneté, une identité.
Cette manière de penser l’Etat est aujourd’hui hors de mode. Pour des raisons diverses où les idéologies marxiste et libérale ont joué un rôle prépondérant, l’Etat n’est plus conçu comme une institution porteuse du sacré (toujours en une association plus ou moins collégiale, plus ou moins conflictuelle avec le pouvoir religieux), mais comme un agent exécuteur des intérêts et des décisions de la société civile. Cette perte de statut consécutive à la séparation d’avec la religion, jette la politique dans la plus grande confusion où l’on doit repenser la vocation et jusqu’à l’essence de l’Etat. A l’instar de ce qui se passe en philosophie, l’institution étatique se trouve privée de fondement. Il s’agit alors — et c’est l’ambition actuelle des politologues — d’inventer un « fondement sans fondement », de mettre à la place du sacré de l’Etat une construction conventionnelle dérivant sa cohésion d’un réseau de significations arbitraires.
Les herméneutes nous diront que l’Etat a toujours été un signifié arbitraire, motivé par le besoin de procurer aux grandes institutions humaines des références transcendantes. Ce « platonisme » qui a été combattu par les sophistes et les cyniques l’est de nos jours par le juriste Hans Kelsen, l’historien J.-P. Vernant et les différentes écoles néo-nominalistes anglo-saxonnes. C’est l’institution qui est première, disent-ils, la justification sacralisatrice suit. Quoi qu’il en soit, le nouvel Etat se présente comme un fondement infondé : le rejet du sacré lui enlève la justification aux yeux du peuple qui apprend vite à le considérer comme un instrument au mieux régulateur et encombrant, au pire nuisible, et souvent simplement superflu.
Aussi les politologues contemporains cherchent-ils à asseoir l’Etat sur des valeurs jugées consubstantielles à l’Etat ! Etant établi qu’il n’y a pas de réalité transcendante à celui-ci, toute référence se courbe sur elle-même et revient à une antilégitimation légitimée. La réflexion circulaire est patente : l’Etat X se constitue en un Etat de droit, tirant ce nom des lois qui le fondent. Cela revient à dire que l’Etat X légitime les lois lesquelles, à leur tour, donnent son statut de légitimation à l’Etat ! L’escamotage de la justification consiste en ceci que la Constitution ainsi couchée sur papier ne prétend pas à fonder l’Etat, mais à fonder les valeurs qui servent de prétexte à la construction étatique : liberté, justice, pluralisme culturel, droit au travail, poursuite du bonheur. Plus nous avançons dans le siècle, et plus les constitutions récemment fabriquées affichent les termes de l’idéologie dominante. On en arrive à mettre « démocratie » et « pluralisme » dans les documents de base, à l’instar de liberté-égalité-fratenité qui ont perdu toute signification. Ce qui est important dans ce processus d’escamotage est la substitution du fondement par un réseau circulaire où chaque chaînon se réfère à l’autre et en est expliqué. En dernière analyse, on déclare ainsi « loi fondamentale » une série de « valeurs » ayant elles-mêmes besoin de fondement. Dans l’absence d’un fondement vertical, on proclame fondatrice la circularité.
Dans la pratique depuis la Boétie et Kant, on a voulu empêcher l’arbitraire d’un seul. Notre siècle a tant vu de régimes unipersonnels et de partis monolithiques que l’on comprend le désir d’un régime plus stable, appuyé sur le consentement du grand nombre et sur des racines incontestées. En réalité, ce n’est pas ce qui s’est produit. Suivant l’impératif moderne de rejeter les fondements historiques et religieux (car il fallait œuvrer au nom de la séparation et de la désacralisation), la politologie en est venue à proposer à l’Etat des valeurs fragiles et éphémères comme raison d’être de la communauté : contrat, consensus, loyauté à des notions abstraites. On a, par conséquent, installé le plus pur arbitraire qui soit, découlant, il est vrai, non pas de la volonté concrète d’un seul (peut-être amenable à de bons sentiments), mais de l’interprétation momentanée d’élites clandestines ou des mouvements divers de la « main invisible ».
Thomas MOLNAR
Catholica, n. 36