Revue de réflexion politique et religieuse.

Bana­li­sa­tion de la poli­tique fran­çaise

Article publié le 13 Mar 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il y a pour­tant une dif­fé­rence fon­da­men­tale. Dans le cas de la social-démo­cra­tie, la crise coîn­cide avec les plus grands suc­cès élec­to­raux. Il semble donc y avoir une oppo­si­tion entre, d’une part, les intel­lec­tuels qui insistent sur cette crise, et les poli­tiques, d’autre part, qui feignent de l’i­gno­rer. Mais les uns et les autres ne parlent pas de la même chose. Il reste que l’exer­cice du pou­voir a bien mon­tré aux poli­tiques eux-mêmes que cette crise exis­tait. La meilleure preuve en est qu’ils ont été ame­nés à modi­fier leurs posi­tions de base. A cet égard, le tour­nant de 1983–1984 consti­tue une char­nière essen­tielle dans l’his­toire de la gauche fran­çaise et notam­ment de la gauche social-démo­crate.

Cette crise géné­rale prend trois formes dif­fé­rentes et cela à l’in­té­rieur de cycles dont les lon­gueurs ne sont pas les mêmes. Il y a une crise courte, conjonc­tu­relle qui est celle de l’u­nion de la gauche. Sur le moyen terme, le cycle sovié­tique, com­men­cé en 1917, qui voit dans le modèle bol­ché­vique une sorte d’es­poir de réno­va­tion et de trans­for­ma­tion totale de la socié­té est en pleine faillite. Ce modèle n’existe plus ou en tout cas n’est plus du tout attrac­tif. Enfin nous avons une crise d’un cycle plus long com­men­cé avec la Révo­lu­tion fran­çaise. Ce n’est pas une crise du socia­lisme, mais une soup­çon concer­nant le modèle répu­bli­cain. Le bicen­te­naire de la ne s’ac­com­pagne donc pas d’une grande fer­veur pour la Révo­lu­tion mais plu­tôt d’une inter­ro­ga­tion, inter­ro­ga­tion dont Fran­çois Furet s’est fait le por­teur. Est-ce que la culture poli­tique héri­tée de la Révo­lu­tion n’a pas elle-même épui­sé sa fécon­di­té his­to­rique ? Est-ce que le modèle jaco­bin repré­sente encore quelque chose en France ? Est-ce que les valeurs héri­tées de la Révo­lu­tion fran­çaise peuvent être trans­po­sées telles quelles dans notre temps ? A cer­tains égards, oui. Il suf­fit de voir le suc­cès des droits de l’homme, le renou­veau de cette idée. En un autre sens, non, parce que trans­po­sées telles quelles ces valeurs sont celles de l’in­di­vi­dua­lisme qui gomme à peu près com­plè­te­ment la dimen­sion sociale. Et sur­tout l’i­dée que l’on puisse révo­lu­tion­ner une socié­té est for­te­ment bat­tue en brèche tant à gauche qu’à droite.

La droite aus­si est en crise et je dirai que le cycle libé­ral a été brû­lé encore plus vite que le cycle socia­liste. La droite est dans un embar­ras non seule­ment élec­to­ral mais aus­si intel­lec­tuel, et cela de façon com­pa­rable à la gauche.

Sommes-nous en train de vivre enfin la mort des idéo­lo­gies si sou­vent annon­cée ?

Pério­di­que­ment on dit que les idéo­lo­gies sont mortes. Je pense plu­tôt qu’elles se trans­forment conti­nuel­le­ment. Il est vrai que le modèle phy­sique et social du mili­tant est un peu pas­sé de mode. Une crise de l’i­déo­lo­gie ne signi­fie pas tou­te­fois une mort de celle-ci. Quand des groupes sociaux sont en crise, cela ne veut pas dire que ceux-ci dis­pa­raissent. Cela signi­fie seule­ment qu’ils subissent des trans­for­ma­tions très rapides.

Quelle est donc cette nou­velle idéo­lo­gie ? J’illus­tre­rai ma réponse en pre­nant l’exemple de Fran­çois Mit­ter­rand. Cet homme a très bien com­pris ce qui s’est pas­sé et il a été l’agent d’un chan­ge­ment pro­fond. Cer­tains diraient : d’une liqui­da­tion. Après avoir por­té la gauche au pinacle, du point de vue de son influence, en même temps il n’a pas hési­té à jeter par des­sus bord tout le bois mort. Il a liqui­dé toute la cri­tique du capi­ta­lisme et l’i­dée que l’E­tat pou­vait se sub­sti­tuer à l’en­tre­prise pri­vée comme moteur de l’é­co­no­mie. Il a remis en cause bien des choses et notam­ment la cri­tique que fai­sait la gauche, depuis des années, de la consti­tu­tion de la V° Répu­blique. Il a balayé la cri­tique de l’arme nucléaire. Sur tous les plans, le virage a été à 180 degrés.Cependant, à aucun moment, il ne s’est ral­lié à un quel­conque libé­ra­lisme sau­vage. Il a d’ailleurs gagné les der­nières élec­tions en cognant très dur sur les valeurs de la droite, qui à ce moment-là était en plein délire idéo­lo­gique. En fait ce gou­ver­ne­ment a su appor­ter un pal­lia­tif aux dif­fi­cul­tés struc­tu­relles de la gauche. Il a su don­ner — à défaut d’une nou­velle doc­trine — ce que Des­cartes appe­lait une morale pro­vi­soire. Cette morale pro­vi­soire, c’est le libé­ra­lisme sans rechi­gner, ni mégo­ter. Ces hommes se sont ral­liés à l’en­tre­prise pri­vée mais en main­te­nant un cer­tain nombre de prin­cipes de jus­tice sociale qui sont la rai­son même de la gauche. Sur cette base-là, les Fran­çais ont été ras­su­rés. Cela n’é­claire peut-être pas tel­le­ment le long terme mais cela leur semble pou­voir tenir la route face à tous les défis exté­rieurs. Il n’y a qu’à voir la for­tune du terme euro­péen et de l’é­co­no­mie ouverte de mar­ché. En même temps, cela ras­sure les milieux les plus modestes en pre­nant conscience que cette muta­tion n’al­lait pas se faire uni­que­ment sur le dos des plus faibles.

Cette nou­velle doc­trine est-elle durable ?

Je crois que les deux élé­ments — libé­ra­lisme et redis­tri­bu­tion — res­te­ront pré­sents. Ce qu’il est dif­fi­cile de dire, c’est lequel des deux va prendre net­te­ment le pas sur l’autre. L’al­ter­na­tive est entre un Etat redis­tri­bu­teur avec de petites conces­sions aux néces­si­tés de la crois­sance éco­no­mique et une socié­té avant tout de crois­sance gar­dant tou­te­fois un sou­ci social. Autre­ment dit, serons-nous du côté des Etats-Unis ou de la Suède ?

Autre­fois, la poli­tique se défi­nis­sait au point d’in­ter­sec­tion, au point médian de dif­fé­rentes théo­ries en pré­sence. Celle-ci était donc à mi-che­min entre des doc­trines telles que le libé­ra­lisme ou le socia­lisme. Désor­mais c’est un peu l’in­verse. Il y a une sorte de point moyen de la poli­tique fran­çaise duquel aucun cou­rant de pen­sée, aucune doc­trine ne peut s’é­loi­gner beau­coup. Même celles qui appa­raissent comme les plus extrêmes ne sont pas loin de ce point moyen. Le Pen est ain­si un libé­ral… comme l’en­semble de la droite. Et il est favo­rable à la pro­tec­tion sociale comme la gauche. Inver­se­ment le Par­ti Com­mu­niste met un bémol sur l’é­ta­tisme. Il n’at­taque plus aus­si direc­te­ment la pro­prié­té pri­vée. Il ne le fait que de temps en temps pour ras­su­rer ses mili­tants. Et bien enten­du, il sait que la pro­tec­tion sociale passe par l’ex­pan­sion. Du reste, les com­mu­nistes sont les cham­pions toute caté­go­rie de l’ex­pan­sion éco­no­mique. Quel­que­fois même de l’ex­pan­sion la plus absurde.

C’est donc un cer­tain état de la socié­té qui com­mande désor­mais le posi­tion­ne­ment des par­tis. Ce ne sont plus les par­tis qui condi­tionnent la poli­tique. C’est la poli­tique qui défi­nit les com­por­te­ments des par­tis. Il y a donc effec­ti­ve­ment une plus grande objec­ti­vi­té de ce domaine. Il y a en fait conscience d’une contrainte. La poli­tique n’est plus une car­rière libre­ment ouverte à la volon­té et l’i­ni­tia­tive. Les lignes poli­tiques ou les idéo­lo­gies consti­tuent donc des approches dif­fé­rentes pour résoudre un pro­blème qui est le même pour tous. Autre­fois les idéo­lo­gies se défi­nis­saient par des pro­blé­ma­tiques dif­fé­rentes. Désor­mais toutes les idéo­lo­gies ont comme contrainte le déve­lop­pe­ment d’une socié­té com­plexe.

Quelle est la fonc­tion des par­tis dans ce cadre ?

Les par­tis res­tent une néces­si­té tant que l’on a pas trou­vé d’autre moyen de sélec­tion­ner le per­son­nel poli­tique. Le rôle du par­ti dans l’i­déo­lo­gie est faible et même pra­ti­que­ment nul. L’i­déo­lo­gie du Par­ti Socia­liste a été faite en amont par les soixante-hui­tards et en aval par Fran­çois Mit­ter­rand. En revanche, ils jouent un rôle de pré­sé­lec­tion du per­son­nel poli­tique, la sélec­tion finale étant opé­rée par l’é­lec­tion. Si les can­di­dats sont choi­sis par les par­tis, c’est le suf­frage uni­ver­sel qui désigne les élus. Le par­ti est donc une machine à faire de la sélec­tion pri­maire.

Quel est donc le sta­tut accor­dé à d’é­ven­tuelles valeurs et quelles sont-elles ?

Les valeurs ne sont plus véhi­cu­lées par les idéo­lo­gies. Par ailleurs le cahier des charges que tout gou­ver­ne­ment trouve à son entrée en fonc­tion ne com­porte pas de valeurs propres.

Les valeurs sont donc pro­duites ailleurs. D’où l’im­por­tance crois­sante des groupes de for­ma­tion de ces valeurs : les groupes de pen­sée, les églises… Je suis frap­pé de voir que les inter­ven­tions des églises sur les pro­blèmes éco­no­miques, moraux, bio­lo­giques sont deve­nues très impor­tantes. Mais elles ont de fait peu de poids sur la vie des citoyens.

Les valeurs, c’est donc la socié­té elle-même qui les invente. Per­sonne n’at­ten­dait cette explo­sion de l’in­di­vi­dua­lisme que nous connais­sons depuis une ving­taine d’an­nées. Au contraire on misait sur le déve­lop­pe­ment de sen­ti­ments soli­da­ristes. C’est le contraire qui s’est pro­duit. La socié­té secrète ses valeurs qui sont ensuite tra­duites par les grou­pe­ments idéo­lo­giques (les églises, les intel­lec­tuels…). Mais ce ne sont pas eux qui sont à la source. Nous assis­tons en fait à une auto­no­mi­sa­tion de la socié­té civile. Cela est encore plus fla­grant chez les jeunes. Ils s’in­ventent leur sys­tème de valeurs au fur et à mesure. Cas­to­ria­dis a bien tra­duit cela dans son livre “L’ins­ti­tu­tion ima­gi­naire de la socié­té”. Ce livre est très clair­voyant.

-->