Le nouveau Kulturkampf
Même si on ne peut reporter toute la responsabilité sur le mouvement de 1968, il est évident que toute cette agitation a contribué à la déconstruction de l’Etat dans sa forme autoritaire telle qu’elle a existé jusque dans les années cinquante. L’objectif était de casser ce qui pouvait rester d’unité sociale pour aboutir à l’éclatement dans tous les domaines : politique, culturel, et aussi religieux. Et ce processus a pris corps avec la politisation et la démocratisation de tous les secteurs de la vie. L’une des fonctions essentielles de 1968 aura été de faire sauter un certain nombre de verrous. Dans les années soixante, la société était mûre pour se libéraliser tandis que l’Etat travaillait à sa propre dissolution/recomposition (Entkernen). La nouveauté, c’est alors l’éclatement de la société en de très nombreux petits groupes d’intérêt qui fonctionnent tous à la manière de gangs. L’Etat lui-même est devenu mafieux au point qu’il n’est plus possible de le distinguer du reste de la société. Certes, nous ne touchons pas encore le fond et il est difficile de discerner la sortie de ce processus de déclin, mais personne ne paraît aujourd’hui en mesure de donner un coup de frein. En fait, le système a découvert les lois de l’éternelle stabilité ! Il s’agit d’une grande tromperie dont personne n’est dupe mais que tout le monde accepte.
C’est là que la question du « que faire ? » prend tout son sens. Malheureusement, du côté de ceux qui sont censés refuser l’effondrement, on ne peut que constater le manque d’idées visant à arrêter ce dernier. Et pourtant il y a suffisamment de raisons qui devraient pousser à la révolte contre le système technocratique, d’autant plus que si ce dernier est très puissant, il est en même temps très vulnérable. Du fait de cette contradiction interne, je pense qu’il vaudrait mieux parler d’ordre instable. Le paradoxe est si fort que le scénario de l’implosion n’est pas à exclure : ce serait la réitération à l’Ouest de ce qui s’est passé à l’Est pour le régime communiste. Cependant, il nous faut prendre conscience qu’aussi longtemps que la grande coalition de technocrates-chrétiens et des sociaux-technocrates, des réalistes pragmatiques et des gens de droite, s’appuyant sur les restes de la théorie critique, entretiendra son hégémonie culturelle sous la forme de l’évangile de la « société civile » ou sous la forme de l’engagement en faveur des droits de l’homme, toute révolte contre cette technocratie sera impossible et de ce fait devra être pensée dans la durée. Une autre difficulté vient du caractère insaisissable des centres de pouvoir, puisque la technocratie est tout à la fois partout et nulle part. Auparavant, il était facile d’identifier les lieux du pouvoir : c’était l’empereur, le tsar, le roi. Avec la nouvelle technocratie, le pouvoir devient à la fois tentaculaire et anonyme. La révolte devient de ce fait beaucoup plus difficile.
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Plusieurs éléments peuvent cependant jouer à l’avenir et la démographie n’est pas l’aspect le moins important. On va en effet tout droit vers le suicide démographique : il s’agit d’une vague de fond irrésistible. Le système a trouvé malgré tout la parade en recourant massivement à l’immigration. Et je ne crois pas que de ce fait nous allions au devant d’une grande guerre civile, car les nouveaux arrivants vont progressivement s’assimiler et, un jour ou l’autre, ils seront aussi décadents et corrompus que le reste de la population. Certes, on peut imaginer qu’une minorité restée religieuse garde un mode de vie différent, mais il ne peut s’agir que d’une minorité. De toute façon, si elle garde sa religion, ce sera uniquement à titre privé. Même si les futurs immigrés parviennent à constituer une force sociale, ils prendront les mêmes habitudes et deviendront aussi mafieux que les autres. Je ne crois ni à un clash violent ni à la république islamique. En revanche, la décadence occidentale se renforcera.
Aussi, je ne vois aujourd’hui aucune issue dans la décennie qui vient. Même en France où un contexte plus favorable permet l’expression politique dissidente, le système sait gérer cette « crise » en mettant en place tous les contre-feux nécessaires. Je suis donc plutôt pessimiste dans le court terme. Avec la disparition de l’attachement à la religion, à la nation ou à la famille, on assiste à une nouvelle aggravation du drame de l’homme moderne. Il est vrai que la société atomisée peut encore enivrer ses membres avec plus de loisirs, de vacances, de télévision, de consommation et de drogue. Comme dirait mon ami Günter Maschke, il nous faut faire face à un phénomène d’« individualisation sur fond de massification totale ». Tandis que la reproduction industrielle de l’homme est à portée de la main, jamais on ne lui a autant expliqué combien il constituait une créature singulière ! Mais parallèlement l’homme expérimente quotidiennement sa solitude, son désarroi et sa totale impuissance. Il va donc falloir admettre un jour que le projet des Lumières a échoué et que la société moderne est régie par un anti-humanisme. Mais comme personne n’ose le dire — car il faudrait alors admettre que l’existence humaine est une « vallée de larmes » — le train est déjà parti et on ne peut plus l’arrêter.
Pourrait-on reprendre contre le système technocratique la révolte inaugurée par le surréalisme à l’encontre la domination de la raison ? Ce ne serait qu’un jeu, une mise en scène esthétique. « Qui ne fait plus aucune conquête, consent à être conquis », écrivait Cioran. Il est difficile de discerner les contours que la dissidence peut et doit prendre si elle veut échapper à certains courants pessimistes. Sans objectif, elle oscillera en tout cas entre ralliement « réaliste » et opposition totale mais stérile. Je ne vois malheureusement nulle part une volonté politique de dépasser la situation présente. Il se passera encore beaucoup de temps avant que les nappes de brouillard ne se dissipent et que l’on puisse distinguer les nouvelles lignes de front pour que finalement sonne l’heure du politique et du réveil national. Si bien qu’aujourd’hui je pense que notre devoir est de créer un peu de désordre intellectuel dans une sphère publique occupée par un Kulturkampf au rabais, et dont le caractère artificiel tient à la mise en scène stéréotypée des protagonistes, la figure du conservateur jouant le rôle de bouc émissaire. Je ne crois pas au caractère réformable du système et toute stratégie participative, notamment par l’insertion au sein des partis, est vouée à l’échec. En revanche, il est possible à mon sens de travailler dans deux directions. C’est ce que j’ai eu l’occasion d’expliquer, il y a un certain temps, en marge d’une conférence tournant autour de mon article Das Verlust des Politischen (« La perte du politique », Junge Freiheit, 11 août 2000). Une première piste consiste à tisser des liens micro-sociaux. Face à l’isolement, la survie ne peut passer que par l’entretien de relations actives à cette échelle. L’autre piste, c’est le travail intellectuel, sachant qu’il ne faut surestimer aucune des deux pistes. En effet, d’un côté, il y a ceux qui croient à l’activisme — au collage d’affiches ! — mais qui ne se rendent pas compte que cela ne sert à rien, tandis que de l’autre il y a ceux qui écrivent des articles pour une douzaine de personnes qui acquiescent tout en se demandant ce qu’il faut faire. Le drame, c’est que ces deux populations ne se rencontrent pas. Tout se passe comme s’il existait un fossé entre les pragmatiques et les intellectuels. Or il est important d’unir les deux dimensions si l’on veut éviter l’écueil de l’intellectualisme désincarné tout comme celui de l’activisme irresponsable. Mais avant cela, il faut fixer les objectifs et se clarifier les choses à soi-même. Et en ce sens, démystifier l’ordre existant est un moyen de comprendre ce qui se passe et de saisir les occasions quand elles se présentent.