Revue de réflexion politique et religieuse.

Le nou­veau Kul­tur­kampf

Article publié le 22 Juil 2008 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Même si on ne peut repor­ter toute la res­pon­sa­bi­li­té sur le mou­ve­ment de 1968, il est évident que toute cette agi­ta­tion a contri­bué à la décons­truc­tion de l’Etat dans sa forme auto­ri­taire telle qu’elle a exis­té jusque dans les années cin­quante. L’objectif était de cas­ser ce qui pou­vait res­ter d’unité sociale pour abou­tir à l’éclatement dans tous les domaines : poli­tique, cultu­rel, et aus­si reli­gieux. Et ce pro­ces­sus a pris corps avec la poli­ti­sa­tion et la démo­cra­ti­sa­tion de tous les sec­teurs de la vie. L’une des fonc­tions essen­tielles de 1968 aura été de faire sau­ter un cer­tain nombre de ver­rous. Dans les années soixante, la socié­té était mûre pour se libé­ra­li­ser tan­dis que l’Etat tra­vaillait à sa propre dissolution/recomposition (Ent­ker­nen). La nou­veau­té, c’est alors l’éclatement de la socié­té en de très nom­breux petits groupes d’intérêt qui fonc­tionnent tous à la manière de gangs. L’Etat lui-même est deve­nu mafieux au point qu’il n’est plus pos­sible de le dis­tin­guer du reste de la socié­té. Certes, nous ne tou­chons pas encore le fond et il est dif­fi­cile de dis­cer­ner la sor­tie de ce pro­ces­sus de déclin, mais per­sonne ne paraît aujourd’hui en mesure de don­ner un coup de frein. En fait, le sys­tème a décou­vert les lois de l’éternelle sta­bi­li­té ! Il s’agit d’une grande trom­pe­rie dont per­sonne n’est dupe mais que tout le monde accepte.

C’est là que la ques­tion du « que faire ? » prend tout son sens. Mal­heu­reu­se­ment, du côté de ceux qui sont cen­sés refu­ser l’effondrement, on ne peut que consta­ter le manque d’idées visant à arrê­ter ce der­nier. Et pour­tant il y a suf­fi­sam­ment de rai­sons qui devraient pous­ser à la révolte contre le sys­tème tech­no­cra­tique, d’autant plus que si ce der­nier est très puis­sant, il est en même temps très vul­né­rable. Du fait de cette contra­dic­tion interne, je pense qu’il vau­drait mieux par­ler d’ordre instable. Le para­doxe est si fort que le scé­na­rio de l’implosion n’est pas à exclure : ce serait la réité­ra­tion à l’Ouest de ce qui s’est pas­sé à l’Est pour le régime com­mu­niste. Cepen­dant, il nous faut prendre conscience qu’aussi long­temps que la grande coa­li­tion de tech­no­crates-chré­tiens et des sociaux-tech­no­crates, des réa­listes prag­ma­tiques et des gens de droite, s’appuyant sur les restes de la théo­rie cri­tique, entre­tien­dra son hégé­mo­nie cultu­relle sous la forme de l’évangile de la « socié­té civile » ou sous la forme de l’engagement en faveur des droits de l’homme, toute révolte contre cette tech­no­cra­tie sera impos­sible et de ce fait devra être pen­sée dans la durée. Une autre dif­fi­cul­té vient du carac­tère insai­sis­sable des centres de pou­voir, puisque la tech­no­cra­tie est tout à la fois par­tout et nulle part. Aupa­ra­vant, il était facile d’identifier les lieux du pou­voir : c’était l’empereur, le tsar, le roi. Avec la nou­velle tech­no­cra­tie, le pou­voir devient à la fois ten­ta­cu­laire et ano­nyme. La révolte devient de ce fait beau­coup plus dif­fi­cile.

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Plu­sieurs élé­ments peuvent cepen­dant jouer à l’avenir et la démo­gra­phie n’est pas l’aspect le moins impor­tant. On va en effet tout droit vers le sui­cide démo­gra­phique : il s’agit d’une vague de fond irré­sis­tible. Le sys­tème a trou­vé mal­gré tout la parade en recou­rant mas­si­ve­ment à l’immigration. Et je ne crois pas que de ce fait nous allions au devant d’une grande guerre civile, car les nou­veaux arri­vants vont pro­gres­si­ve­ment s’assimiler et, un jour ou l’autre, ils seront aus­si déca­dents et cor­rom­pus que le reste de la popu­la­tion. Certes, on peut ima­gi­ner qu’une mino­ri­té res­tée reli­gieuse garde un mode de vie dif­fé­rent, mais il ne peut s’agir que d’une mino­ri­té. De toute façon, si elle garde sa reli­gion, ce sera uni­que­ment à titre pri­vé. Même si les futurs immi­grés par­viennent à consti­tuer une force sociale, ils pren­dront les mêmes habi­tudes et devien­dront aus­si mafieux que les autres. Je ne crois ni à un clash violent ni à la répu­blique isla­mique. En revanche, la déca­dence occi­den­tale se ren­for­ce­ra.

Aus­si, je ne vois aujourd’hui aucune issue dans la décen­nie qui vient. Même en France où un contexte plus favo­rable per­met l’expression poli­tique dis­si­dente, le sys­tème sait gérer cette « crise » en met­tant en place tous les contre-feux néces­saires. Je suis donc plu­tôt pes­si­miste dans le court terme. Avec la dis­pa­ri­tion de l’attachement à la reli­gion, à la nation ou à la famille, on assiste à une nou­velle aggra­va­tion du drame de l’homme moderne. Il est vrai que la socié­té ato­mi­sée peut encore enivrer ses membres avec plus de loi­sirs, de vacances, de télé­vi­sion, de consom­ma­tion et de drogue. Comme dirait mon ami Gün­ter Maschke, il nous faut faire face à un phé­no­mène d’« indi­vi­dua­li­sa­tion sur fond de mas­si­fi­ca­tion totale ». Tan­dis que la repro­duc­tion indus­trielle de l’homme est à por­tée de la main, jamais on ne lui a autant expli­qué com­bien il consti­tuait une créa­ture sin­gu­lière ! Mais paral­lè­le­ment l’homme expé­ri­mente quo­ti­dien­ne­ment sa soli­tude, son désar­roi et sa totale impuis­sance. Il va donc fal­loir admettre un jour que le pro­jet des Lumières a échoué et que la socié­té moderne est régie par un anti-huma­nisme. Mais comme per­sonne n’ose le dire — car il fau­drait alors admettre que l’existence humaine est une « val­lée de larmes » — le train est déjà par­ti et on ne peut plus l’arrêter.

Pour­rait-on reprendre contre le sys­tème tech­no­cra­tique la révolte inau­gu­rée par le sur­réa­lisme à l’encontre la domi­na­tion de la rai­son ? Ce ne serait qu’un jeu, une mise en scène esthé­tique. « Qui ne fait plus aucune conquête, consent à être conquis », écri­vait Cio­ran. Il est dif­fi­cile de dis­cer­ner les contours que la dis­si­dence peut et doit prendre si elle veut échap­per à cer­tains cou­rants pes­si­mistes. Sans objec­tif, elle oscil­le­ra en tout cas entre ral­lie­ment « réa­liste » et oppo­si­tion totale mais sté­rile. Je ne vois mal­heu­reu­se­ment nulle part une volon­té poli­tique de dépas­ser la situa­tion pré­sente. Il se pas­se­ra encore beau­coup de temps avant que les nappes de brouillard ne se dis­sipent et que l’on puisse dis­tin­guer les nou­velles lignes de front pour que fina­le­ment sonne l’heure du poli­tique et du réveil natio­nal. Si bien qu’aujourd’hui je pense que notre devoir est de créer un peu de désordre intel­lec­tuel dans une sphère publique occu­pée par un Kul­tur­kampf au rabais, et dont le carac­tère arti­fi­ciel tient à la mise en scène sté­réo­ty­pée des pro­ta­go­nistes, la figure du conser­va­teur jouant le rôle de bouc émis­saire. Je ne crois pas au carac­tère réfor­mable du sys­tème et toute stra­té­gie par­ti­ci­pa­tive, notam­ment par l’insertion au sein des par­tis, est vouée à l’échec. En revanche, il est pos­sible à mon sens de tra­vailler dans deux direc­tions. C’est ce que j’ai eu l’occasion d’expliquer, il y a un cer­tain temps, en marge d’une confé­rence tour­nant autour de mon article Das Ver­lust des Poli­ti­schen (« La perte du poli­tique », Junge Frei­heit, 11 août 2000). Une pre­mière piste consiste à tis­ser des liens micro-sociaux. Face à l’isolement, la sur­vie ne peut pas­ser que par l’entretien de rela­tions actives à cette échelle. L’autre piste, c’est le tra­vail intel­lec­tuel, sachant qu’il ne faut sur­es­ti­mer aucune des deux pistes. En effet, d’un côté, il y a ceux qui croient à l’activisme — au col­lage d’affiches ! — mais qui ne se rendent pas compte que cela ne sert à rien, tan­dis que de l’autre il y a ceux qui écrivent des articles pour une dou­zaine de per­sonnes qui acquiescent tout en se deman­dant ce qu’il faut faire. Le drame, c’est que ces deux popu­la­tions ne se ren­contrent pas. Tout se passe comme s’il exis­tait un fos­sé entre les prag­ma­tiques et les intel­lec­tuels. Or il est impor­tant d’unir les deux dimen­sions si l’on veut évi­ter l’écueil de l’intellectualisme dés­in­car­né tout comme celui de l’activisme irres­pon­sable. Mais avant cela, il faut fixer les objec­tifs et se cla­ri­fier les choses à soi-même. Et en ce sens, démys­ti­fier l’ordre exis­tant est un moyen de com­prendre ce qui se passe et de sai­sir les occa­sions quand elles se pré­sentent.

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